lundi 18 mars 2019

La fonction de Frithjof Schuon (4)


Sommaire


1) Introduction

    1-a) Le « sheikh » naturiste
    1-b) Un mot creux : le pérennialisme
    1-c) Nécessité de laisser la parole à Guénon

2) La fausseté de Schuon et de ses agents

    2-a) L’intérêt qu’avait Guénon pour la fonction de Schuon : une initiation orientale régulière et facile d’accès pour les éventuels européens qualifiés
    2-b) L’intérêt de Schuon pour sa propre fonction : le pouvoir, les femmes et l’argent
    2-c) L’isolement de Guénon par Schuon
    2-d) Schuon et ses disciples : des hypocrites et des manipulateurs
    2-e) Un projet de tarîqah qui débouche sur une secte à prétentions universalistes

3) L’autoritarisme prétendant rivaliser avec l’autorité naturelle

    3-a) Lecteurs de Guénon orgueilleux ? Ou orgueil d’une infaillibilité individuelle ?
    3-b) Une « infaillibilité » qui peine à faire illusion
    3-c) Un « sheikh » ignorant
    3-d) Une opposition inavouée mais de plus en plus concrète
    3-e) La disparition de Guénon : le couronnement de Schuon

4) L’ésotérisme haï et usurpé par le culte de Schuon

    4-a) Divagations des schuoniens sur la Maçonnerie
    4-b) Le « Maître spirituel destiné à tout l’Occident »
    4-c) D’un désir de reconnaissance insatisfait aux Mystères christiques
    4-d) Une mentalité en réalité surtout religieuse et anti-initiatique
    4-e) Propagande
    4-f) L’héritage de la zaouïa de Mostaganem

5) Une transmission invalide

    5-a) Les références anti-traditionnelles des schuoniens
    5-b) Un document par nature explicite
    5-c) Exemples d’ijâzah de véritables moqaddems
    5-d) L’« ijâzah » de Schuon : un mandat réduit à l’exotérisme
    5-e) Un document conforme aux tendances de la zaouïa dégénérée de Mostaganem
    5-f) Schuon et les gens de Mostaganem ont menti à Guénon
    5-g) Défense maladroite de Schuon par un valsanien
    5-h) L’initiation donnée par Schuon est irrégulière

Conclusion




Partie précédente :
https://oeuvre-de-rene-guenon.blogspot.com/2019/02/la-fonction-de-frithjof-schuon-3.html

5) Une transmission invalide


5-a) Les références anti-traditionnelles des schuoniens


Continuons la lecture du numéro déjà cité de la revue Connaissance des religions, hors série spécial Schuon (07-10 1999), Approche biographique (article de Jean-Baptiste Aymard), pp. 20-21. Les schuoniens ont décidé d’y exhiber un document étonnant :
Conformément à l’usage (1), le Sheikh Adda remet au nouveau moqqadem un « diplôme » – ijâzah – signé de sa main dont on trouvera ici un fac-similé.

« Diplôme » – ijâza – de Moqqadem
----
1 – Octave Depont et Xavier Coppolani, dans leur volumineux ouvrage de référence consacré aux Confréries religieuses musulmanes (1897) précisent : « Ces titres ou licences sont consignés sur des diplômes (idjeza) établis avec un soin scrupuleux. »

Tout d’abord, voici cet ouvrage :
LES CONFRERIES RELIGIEUSES MUSULMANES

Publié sous le patronage
de
M. Jules Cambon
gouverneur général de l’Algérie

par
Octave Depont, administrateur de commune mixte, et Xavier Coppolani, administrateur-adjoint de commune mixte, détachés au service des affaires indigènes et du personnel militaire du gouvernement général de l’Algérie.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81468k/f5.image

Les schuoniens, ne sachant pas eux-mêmes en quoi consiste l’ijâzah qui est censée justifier la régularité de leur tarîqah, en sont réduits à chercher ce que peut bien impliquer ce document… dans un ouvrage composé par le gouvernement colonial en Algérie, dans lequel le seul nom à consonance islamique cité dans les remerciements l’est pour avoir « prodigué […] ses connaissances aussi étendues que discrètes ».
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81468k/f29.image

D’après ce « volumineux ouvrage de référence », « les lacunes et les contradictions abondent [dans] le Coran ».
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81468k/f10.image

Voici quelques extraits de leur présentation de l’ésotérisme islamique :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81468k/f12.image
(et pages suivantes)

X

Ce monde est constitué par des sociétés secrètes, des ordres de derouich, des confréries mystiques, autrement dit, pour employer une expression connue, par les khouan (frères) qui, répandus depuis l’Atlantique jusqu’au Gange, sont, en même temps que les ennemis irréconciliables des eulama, les véritables moteurs de la société musulmane.

La formation de ces diverses sociétés tire sa primitive origine de la tendance du musulman à l’association, tendance ayant, elle-même, pour source, la croyance religieuse qui prescrit, en les mettant en commun, de faire profiter ses frères des biens que Dieu a donnés.

Peu à peu, ces sociétés se créent, grandissent et, en se multipliant, se subdivisent en de nombreux rameaux qui apparaissent sous la forme de confréries, organisations, d’ailleurs, en contradiction avec la parole du Prophète « La rahbanïïeta fi el islam, point de vie monacale dans l’Islam ».

Quant à leur doctrine, partout la même, elle est beaucoup plus ancienne que leur institution, c’est le soufisme, dont le fond est le panthéisme.

Né dans l’Inde, naturalisé en Perse et mis en action, sous la forme de l’enthousiasme extatique, par la seconde génération de l’école d’Alexandrie, et plus tard, par les philosophes arabes, eux-mêmes, le soufisme, autrement dit le mysticisme, après avoir ruiné l’école d’Ammonius Saccas, germe dans le champ arabique, merveilleusement préparé à là recevoir. Et aujourd’hui, plus que jamais, il fleurit, malgré sa dégénérescence, sous des aspects les plus divers rappelant, dans de curieuses manifestations, les vieux cultes orientaux.

Le but du soufisme ou tessououof, nom sous lequel le mysticisme s’est introduit dans la langue arabe, est de mettre dans la conscience de l’homme, l’esprit caché de la loi en accord avec la lettre, et d’arriver, par des pratiques pieuses, à un état de pureté morale et de spiritualisme tel que l’on puisse voir Dieu face à face et sans voiles, et s’unir à lui.

Pour atteindre au premier résultat envisagé, les soufis, tout en affirmant, d’ailleurs, les doctrines du Prophète, tout en enseignant la morale la plus pure, en donnant, eux-mêmes, l’exemple de toutes les vertus, réduisaient les préceptes coraniques à l’interprétation allégorique.
[…]

XI

[…]
C’est cette doctrine, idéalisme trompeur merveilleusement adapté à l’imagination rêveuse et sensuelle des peuples de l’Orient, que les soufis infiltraient peu à peu dans les veines du corps social musulman.
[…]

XII-XIII

[…]
Les pays de l’Islam sont couverts de zaouïa (tekkié en Turquie) qui renferment les restes vénérés d’un Saint. Autour d’elles, se dressent quelques bâtiments où les croyants reçoivent l’hospitalité et, quand ils le désirent, l’enseignement religieux ou mystique : c’est là le culte maraboutique. Ce culte, théologiquement contraire au Coran, qui n’admet pas d’intermédiaire entre l’homme et Dieu, a plongé dans une sorte d’anthropolâtrie, le croyant simpliste et incapable d’abstraire l’idée du monothéisme de son Prophète.

Et quand des hommes se lèvent pour protester et crier à l’anathème, leur voix se perd dans la nuit de la superstition. A la fetoua de l’a’lem (savant), condamnant son enseignement, le soufi, se plaçant bien au-dessus du Prophète, qui n’avait pas connaissance de ce qui est caché, répond par des miracles qui enchantent la masse, la ramènent dans le rêve et ferment ses yeux à la lumière.

D’une méthode d’enseignement, qui, à ses débuts, prescrivait publiquement la stricte observance de la religion et des vertus sociales, un seul principe, véritable imposture sacerdotale, est resté debout : la soumission aveugle de l’affilié au faiseur de miracles, au cheikh (maître spirituel), soumission aussi absolue que celle du sikh indou à cet autre marabout qui s’appelle le guru.

Ce nouveau culte remplace le culte d’Allah. Il ne s’agit plus de rechercher l’union de l’âme avec Dieu mais simplement de se conformer, d’une manière absolue, à la volonté, à la pensée de son éducateur inspiré.

Qu’il soit soufi, derouich ou marabout, le directeur d’une confrérie est le représentant, le délégué de Dieu sur la terre, et la soumission des adeptes à cet homme divin est telle, qu’ils sont son bien et sa chose au sens absolu, car c’est Dieu qui commande par la voix du cheikh

On voit de suite où aboutit une pareille abnégation de l’être au profit d’un dieu vivant.

Et il est facile d’en déduire pourquoi, les Ordres religieux s’étant multipliés à l’excès, la vie du peuple musulman est tout entière en eux. Ce sont leurs chefs qui, en réalité, dirigent les populations, apaisent ou soulèvent à volonté leurs khouan (frères).

Ce sont ces khouan qui vont porter l’Islam, le répandre et le faire connaître dans la mystérieuse Afrique centrale. Missionnaires infatigables, ils parcourent, sous le seul patronage de leurs maîtrises spirituelles, des pays inconnus, territoires immenses où leur prosélytisme est en train de regagner ce que le mahométisme a perdu en Europe.

Ce sont ces mêmes khouan qu’après de longues années d’absence, nous voyons circuler dans les villes et les campagnes sous la forme d’hommes pauvres, à demi-nus, vivant d’aumônes et enseignant les prescriptions coraniques hostiles à la civilisation européenne.

Voyageurs ou sédentaires, ces pauvres, ces fanatiques, ces mystiques jouent, ici, un rôle où l’on ne peut s’empêcher de voir quelque analogie avec celui que les prophètes remplissaient autrefois en Judée.

Ils sont, par nature, les ennemis de tout pouvoir établi, et les États musulmans, aussi bien que les puissances européennes ayant sous leur domination des musulmans, ont à compter avec ces prédicateurs antisociaux.
[…]

XIV

[…]
L’Islam, mû par les confréries religieuses, peut être un grave péril pour l’œuvre de civilisation à entreprendre. Il peut la compromettre et la perdre à la faveur surtout de ces ardentes et jalouses compétitions européennes dont l’ère est ouverte en Afrique.
[…]

XV

[…]
La propagande panislamique, en effet, se manifeste, actuellement, avec une intensité redoutable dans les Indes et elle n’est pas sans échos dans le Soudan nilotique aussi bien que dans nos possessions de l’Afrique du Nord.

Un peu partout, l’Arabe essaie de relever la tête et nous nous trouvons journellement aux prises avec ces puissances théocratiques, ces États dans l’État, ces confréries religieuses, en un mot, qui sont l’âme même du mouvement panislamique.

Nous ne saurions méconnaître la gravité de ce mouvement et il importe de nous prémunir contre les agissements de ceux qui le dirigent à Constantinople et dont les principaux agents secrets, dans l’Afrique du Nord, sont connus.

*
* *

C’est ce monde mystérieux de vicaires, d’apôtres, de fanatiques, que nous avons entrepris d’étudier dans cette publication.
[…]

XXII

[…]
Systématiquement mais sûrement, le Personnel des confréries religieuses dépouille ses ouailles. Le sacerdoce est devenu une profession libérale. Et quand, par hasard, le Khouan récalcitre, le maître envoie percevoir la taxe par son reqab (courrier) qui sollicite le paiement par la douceur d’abord, par la menace de la vengeance divine, quand le premier traitement ne réussit pas.

Courbant l’échine, apeuré, l’affilié verse à ces hommes qui se disent les représentants de Dieu, l’argent qu’il gardait précieusement pour parer aux mauvais coups du sort !
[…]

On dirait que le rêve de l’indigène est de se faire moine !

XXIII

Conclusion : Stagnation de la richesse publique, appauvrissement de la population au seul profit d’une caste et diminution inquiétante dans le rendement de l’impôt.
[…]

XXIV

Il y a là une œuvre de justice et de pitié à suivre sans faiblesse : il faut arracher aux mains rapaces des bigots qui la grugent sans merci, une population depuis trop longtemps excitée et surexcitée contre nos institutions par la parole et par des actes de folie politico-religieuse, comme l’insurrection de 1871.
[…]

XXV

[…]
On trouvera, développé dans nos conclusions, le programme que nous avons essayé de dresser en vue de prendre la direction de la seule force qui subsiste chez nos indigènes, afin de nous en servir jusqu’au jour où, en lui opposant d’autres forces éclairées et civilisées, nous pourrons poursuivre sa désagrégation.
[…]

Ce qui est remarquable, c’est que c’est le taçawwuf qui était identifié comme problématique par les « civilisateurs » coloniaux. Cette attitude peut être rapprochée du soutien de l’empire britannique au wahhabisme, qui prône un exotérisme littéraliste et exclusiviste, donc hostile lui aussi à l’ésotérisme islamique.

Guénon répond à cette folie furieuse dans le passage suivant, notamment au sujet du panislamisme et des problématiques liées à l’insurrection algérienne de 1871 :
Il serait à souhaiter que les Occidentaux, se résignant enfin à voir la cause des plus dangereux malentendus là où elle est, c’est-à-dire en eux-mêmes, se débarrassent de ces terreurs ridicules dont le trop fameux « péril jaune » est assurément le plus bel exemple. On a coutume aussi d’agiter à tort et à travers le spectre du « panislamisme » ; ici, la crainte est sans doute moins absolument dénuée de fondement, car les peuples musulmans, occupant une situation intermédiaire entre l’Orient et l’Occident, ont à la fois certains traits de l’un et de l’autre, et ils ont notamment un esprit beaucoup plus combatif que celui des purs Orientaux ; mais enfin il ne faut rien exagérer. Le vrai panislamisme est avant tout une affirmation de principe, d’un caractère essentiellement doctrinal ; pour qu’il prenne la forme d’une revendication politique, il faut que les Européens aient commis bien des maladresses ; en tout cas, il n’a rien de commun avec un « nationalisme » quelconque, qui est tout à fait incompatible avec les conceptions fondamentales de l’Islam. En somme, dans bien des cas (et nous pensons surtout ici à l’Afrique du Nord), une politique d’« association » bien comprise, respectant intégralement la législation islamique, et impliquant une renonciation définitive à toute tentative d’« assimilation », suffirait probablement à écarter le danger, si danger il y a ; quand on songe par exemple que les conditions imposées pour obtenir la naturalisation française équivalent tout simplement à une abjuration (et il y aurait bien d’autres faits à citer dans le même ordre), on ne peut s’étonner qu’il y ait fréquemment des heurts et des difficultés qu’une plus juste compréhension des choses pourrait éviter très aisément ; mais, encore une fois, c’est précisément cette compréhension qui manque tout à fait aux Européens. Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que la civilisation islamique, dans tous ses éléments essentiels, est rigoureusement traditionnelle, comme le sont toutes les civilisations orientales ; cette raison est pleinement suffisante pour que le panislamisme, quelque forme qu’il revête, ne puisse jamais s’identifier avec un mouvement tel que le bolchevisme, comme semblent le redouter des gens mal informés.
Orient et Occident, 1re partie, ch. IV.

De manière générale, il n’y a pas de problème à trouver l’information où elle est, quelle que soit la nature du messager (tant qu’il ne la déforme pas). Mais si c’est compréhensible pour en savoir plus sur une tradition disparue, ou sur une tradition dont beaucoup d’éléments ont été perdus (comme la Maçonnerie, pour laquelle des ouvrages d’anti-maçons dévoilant certains rituels ont parfois été plus tard le seul moyen d’en retrouver la trace), cela l’est beaucoup moins lorsque c’est une donnée technique dont la connaissance est répandue parmi les membres vivants d’une tradition à laquelle on revendique non seulement appartenir, mais que l’on prétend même représenter. Cette tentative des schuoniens d’augmenter leur crédit en invoquant une puissance de l’extérieur, qui plus est une puissance hostile à la civilisation islamique, les accable au contraire.


5-b) Un document par nature explicite


Sentir le besoin de s’appuyer sur une telle « référence » est vraiment incroyable, et confirme ce qu’écrivait René Guénon à Marcel Clavelle (18 septembre 1950) :
au point de vue technique, l’ignorance de tous ces gens, à commencer par Frithjof Schuon lui-même, est véritablement effrayante…

Mais malgré son caractère pour le moins saugrenu, ce qui en est cité au sujet de l’ijâzah n’est pas faux, c’est un document qui est établi avec soin. Mais il suffisait qu’ils demandent à des membres de véritables turuq, qui les auraient simplement informés que dans le contexte ce document n’est pas un « diplôme » au sens scolaire ou une vague lettre de félicitations, mais un mandat ou une autorisation, et que comme tout mandat écrit, c’est un document explicite, dont la raison d’être est de ne laisser aucune ambiguïté, aucun doute sur la légitimité du mandataire et sur la portée du mandat qui lui est conféré.


5-c) Exemples d’ijâzah de véritables moqaddems


Comme dit plus haut, nous ne voyons pas d’inconvénient à utiliser quelque source que ce soit, tant que c’est avec les précautions nécessaires.

Par exemple on peut mettre à profit l’« ouvrage de référence » colonial des schuoniens en y découvrant une ijâzah du Sheikh Aziz El-Haddad. Elle est visiblement exposée dans le but de le ridiculiser, pour le punir de son rôle dans l’insurrection algérienne de 1871, d’après le texte qui la précède, et d’après le mot paix, mis en italiques dans l’ijâzah, comme si on voulait montrer une contradiction avec son action guerrière :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81468k/f426.image

Mais rien ne nous oblige à tenir compte du contexte hostile de sa publication. Nous pouvons la considérer pour ce qu’elle est, une autorisation explicite, émise par un sheikh authentique, à remplir une fonction de moqaddem authentique, incluant la transmission de l’initiation. Ce document peut aider à se faire une idée concrète de ce qu’est une véritable ijâzah :
« Louange à Dieu unique ; que sa gloire soit proclamée !

A tous ceux, khouan ou autres, qui prendront connaissance de ce diplôme par nous délivré ; que le salut soit sur vous accompagné de la miséricorde de Dieu et de ses bénédictions.

Si, comme je l’espère, vous êtes en bonne santé, grâces en soient rendues à Dieu. Ensuite, je vous demande de vouloir bien faire pour moi des vœux sincères comme j’en fais pour vous tous et je vous informe de ce qui suit :

Le porteur du présent diplôme, Sid Mohammed ben A’mara, que j’appelle mon fils, car sans l’être par descendance, il l’est réellement par l’amitié que mon cœur lui a vouée, avait été agréé par notre feu Cheikh. En conséquence, je l’autorise à conférer l’ouerd des Rahmanïa à quiconque viendra spontanément lui demander à être initié ou sera sollicité par lui à cet effet.

Il enseignera progressivement les sept noms à l’élève qui, donnant des indices de dévotion et de vertu, s’annoncera digne de cette communication.

Sid Mohammed ben A’mara transmettra cet enseignement tel qu’il l’a reçu lui-même de son Cheikh. Que Dieu le dirige dans la bonne voie et le prenne comme intermédiaire pour y diriger les autres ; qu’il l’illumine et fasse de lui un instrument d’illumination ; qu’il le guide dans la voie du Paradis et se serve de lui pour y conduire les autres, qu’il le pénètre de plus en plus des doctrines de la confrérie et les propage par son enseignement.

En s’adressant à lui par l’initiation à la voie, c’est comme si on s’adressait à notre Cheikh feu ben El-Haddad, mort éloigné des siens : l’avantage sera le même, l’affiliation aura une égale valeur.

Je vous recommande, je me recommande préalablement à moi-même, et je recommande au détenteur de ce diplôme de rester dans l’obéissance et la crainte de Dieu, d’observer fidèlement le rituel de l’Ordre, de faire preuve, en toute chose, de résignation et d’humilité et de ne chercher d’appui que sur la paix, car, c’est elle qui constitue la meilleure voie menant au ciel sans obstacle, et c’est elle qui permet de multiplier les bonnes œuvres.

Je n’ai plus rien à ajouter, mais ceci suffira à tout homme sérieux, bien élevé, ami de Dieu et sensé.

De la part d’A’ziz fils du Cheikh ben El-Haddad, l’éloigné des siens, que Dieu le protège ! » (1).
---
1 – Diplôme délivré à Sid Mohammed ben A’mara, traduit par M. Mirante, interprète militaire au Gouvernement général.

La traduction n’est peut-être pas irréprochable, mais du moins nous pouvons voir qu’il n’y a pas d’ambiguïté ici.

Mais nous reconnaissons qu’il est préférable d’employer des sources moins problématiques. Nous pouvons prendre comme autre exemple d’ijâzah véritable celle du Sheikh El-Alawi au Sheikh El-Madani, directement fournie par la tarîqah Madaniyya :

 
En arabe ici :
https://www.madaniyya.com/?%D8%A7%D9%84%D8%A5%D8%AC%D8%A7%D8%B2%D9%8E%D8%A9-%D8%A7%D9%84%D8%B9%D9%8E%D9%84%D8%A7%D9%88%D9%8A%D9%91%D8%A9-%D8%A7%D9%84%D8%B4%D8%A7%D8%B0%D9%8F%D9%84%D9%8A%D9%91%D9%8E%D8%A9

ou ici p. 9 :
https://www.madaniyya.com/IMG/pdf/Alijazaat_03-2008_.pdf

Traduction en français :
https://www.madaniyya.com/?Mohammed-Al-Madani

Ijaza du Cheikh al-Alawi


Voici la licence des connaissants, ô faqir parvenu à l’extinction, affilié au parti du Seigneur, Mohammed ibn Khalifa ibn al-Haj Omar, plus connu sous le nom d’al-Madani, tu nous as fréquenté des jours durant, et pour toi, Allah a dissipé les illusions et levé les voiles. Le profit que tu as tiré à nos contacts, a été à la mesure de l’amour que tu as nourri pour nous, aussi devras-tu faire profiter tes frères parmi les serviteurs de Dieu, car il n’est pas licite qu’un homme laisse la science juste qu’il lui a été donné de recevoir. Voici le grade de la guidance qui te réclame avec le sérieux le plus intégral, guide donc qui fait appel à toi, conduis vers l’union qui a rompu d’avec toi.

Dans la voie Chadhûli nous te décernons la licence verbale pour confirmer la licence de cœur que nous t’avons délivrée auparavant, tu te dois d’aimer continuellement ton Seigneur, car Allah réserve à son serviteur la place que ce dernier lui réserve en son âme. Je formule le souhait qu’Allah t’accorde la pérennité de son amour, et sache que l’assistance du Seigneur est fonction de la disposition du serviteur.

De notre conduite rien ne t’a été occulté, suis donc ce qu’elle recèle de meilleur, non pas nos imperfections dans la guidance. Notre Maître, mon Seigneur Mohammed al-Bûzaydi, avait passé de nombreuses nuits, rapprochant les serviteurs du Seigneur…suis la tradition de nos précédents maîtres à qui nous avons emprunté la voie, tu seras bien solidement attaché à eux, aussi longtemps que tu te seras conformé à leurs traditions. Veille qu’Allah te bénisse sur leur amitié, sur leur pacte, Allah veillera sur toi, il est le meilleur des vigiles, le plus clément des cléments.

Pour clore, je supplie Allah le Grandissime par la gloire de son Prophète généreux qu’Allah prie sur lui et le salut fortement, de nous préserver dans ce qu’il nous a donné, de nous seconder dans l’observance de ses ordres.

Je te supplie, ô Seigneur ! par le plus grand de tes messagers, le meilleur de toutes tes créatures, d’aplanir pour lui (al-Madani) la voie droite, nous l’avons conduit devant ta porte, il te fera aimé de tes créatures et tes créatures de toi. Ô seigneur ! Élargis devant lui la voie de ta connaissance, introduis-le dans ton enceinte inexpugnable, préserve tous ceux qui se rattacheront à lui, par le privilège de l’entrée en ta présence, et sois, ô notre Seigneur ! Son ouïe, sa vue, sa main sa jambe, ô Seigneur ! Éteins son existence en la tienne, de sorte qu’il ne lui reste plus que ce qui est par toi et pour toi, Amin ! Par le caractère sacré du Maître des messagers !

Notre ultime prière est de louer Allah, le Seigneur des mondes.

Voie (tarîqah), silsilah, rattachements, ici encore tout est explicite.


5-d) L’« ijâzah » de Schuon : un mandat réduit à l’exotérisme


Sur quoi porte en réalité l’ijâzah de Schuon ? Revenons au document reproduit. Aymard, dans le Connaissance des religions déjà cité, en donne la traduction suivante :
Celui-ci dit notamment : « … j’atteste (…) que nous avons été fréquenté par l’être à l’âme pure, aux vertus excellentes et à la “pénitence sincère”, le frère en Allah Sidi Aïssa Nour ed-Dîn, européen selon la résidence et le lieu de naissance, et que (celui-ci) a été récemment en relations prolongées avec nous, ce qui nous a permis de scruter les états de l’homme, ses paroles et ses actes, et nous n’en avons vu - et la vérité est à dire - que ce qui tranquillise le croyant et ce que trouve agréable le rattaché à Allah, le Subtil (le Bienveillant), l’Instruit (l’Informé) “qui se choisit qui Il veut et guide vers Lui-même qui revient (à Lui) pénitent”. Considérant ce qui précède en ce qui concerne la connaissance de ce frère en Allah, je l’ai autorisé à répandre l’exhortation islamique chez les hommes de son peuple, parmi les européens, en transmettant la parole du Tawhîd… »

Puis il ajoute :
La principale « raison d’être » de la fonction de moqaddem est évidemment de transmettre une influence spirituelle, une initiation, et de rattacher par là même les « initiés » à la Silsilâh, filiation ininterrompue depuis le Prophète, et de leur ouvrir l’accès à l’invocation du Nom Divin, à la « Voie du cœur ».

Mais il n’y a justement rien de tel dans le document, et ce n’est pas en jouant sur les mots qu’on peut prétendre le contraire.


Le passage important de ce document est entouré ci-dessus en rouge. Complétons-la traduction donnée en indiquant les mots importants :
« Considérant ce qui précède en ce qui concerne la connaissance de ce frère en Allah, je l’ai autorisé à répandre l’exhortation islamique chez les hommes de son peuple, parmi les européens, en transmettant (تلقين) la parole du Tawhîd (كلمة التوحيد) et la shahâdah (لا إله الا الله محمد رسول الله), et ce qui s’ensuit comme devoirs religieux. »

Le terme تلقين (talqîn) a un sens général d’instruction et de transmission, il pourrait éventuellement prendre un sens de transmission initiatique dans un contexte approprié… qui est ici absent.

Le document autorise à transmettre la parole du tawhîd et la shahâdah, c’est-à-dire à répandre la religion islamique (ce qui ne nécessite aucune autorisation). Dans l’ensemble du document, il n’est nulle part fait allusion à la tarîqah, à la fonction de moqaddem, ni même au domaine initiatique de manière générale.

Il pourrait y avoir éventuellement des doutes s’il n’y avait pas de document écrit, l’expression d’une ijâzah pouvant n’être qu’orale. Mais justement, la présentation d’un tel document enlève tout doute possible. Le document arboré est officiellement l’ijâzah de Schuon, il n’y en a pas d’autre, ce n’est pas une véritable ijâzah de moqaddem, donc Schuon n’a jamais été nommé moqaddem.


5-e) Un document conforme aux tendances de la zaouïa dégénérée de Mostaganem


Il est probable que, vers 1935, Guénon ait écrit à Mostaganem pour recommander Schuon comme moqaddem, ce que peut laisser entendre cet extrait :
il semble vraiment qu’on oublie un peu trop, en Suisse, que rien ne se serait fait si je n’y avais pas été pour quelque chose, et je me demande même si Frithjof Schuon se souvient encore de ce qu’il m’a raconté autrefois lui-même sur la façon dont il a été reçu la 1re fois qu’il est allé à Mostaganem…
René Guénon à Louis Caudron, 14 mai 1950.

Or nous venons de voir qu’Adda Bentounes a bien délivré une ijâzah à Schuon, mais ne dépassant pas le domaine exotérique, ne lui donnant aucune fonction initiatique. Mais qu’y a-t-il d’étonnant à cela, étant donné ce qu’on a vu plus haut ? la zaouïa de Mostaganem s’est révélée dégénérée :
ce qui s’y passe maintenant est bien loin d’être satisfaisant ; tout y est sacrifié à des tendances exotériques et propagandistes que nous ne pouvons pas approuver du tout ; la rapidité avec laquelle cette dégénérescence s’est produite est même tout à fait extraordinaire.
René Guénon à Vasile Lovinescu, 2 mars 1938.

Les schuoniens de leur côté voudraient que Schuon ait été nommé moqaddem à cause d’une retraite soi-disant extraordinaire qu’il aurait accomplie, ce qui est une raison bien insignifiante (et cela s’accorde bien avec l’ijâzah vue comme un « diplôme » infantilisant, comme les images d’animaux qu’on donne en récompense aux écoliers ayant eu la moyenne à leur dictée). Mais ce qui est curieux, c’est qu’ils évoquent tout comme Guénon les visées propagandistes de la zaouïa de Mostaganem, et ils mentionnent même le souhait d’Adda Bentounes d’y impliquer personnellement Schuon, en faisant de lui un « missionnaire » musulman :
Contrairement à ce qu’on a parfois laissé entendre, Schuon n’a pas sollicité la fonction de moqaddem que lui décerna le Sheikh Adda. Il apparaît plutôt que, pour répondre aux voeux du Sheikh El Allaoui (1), le Sheikh Adda ait pris cette disposition à l’issue d’une longue et édifiante khalwah (retraite) de Schuon.
----
1 – C’est vraisemblablement ce qui explique pourquoi, en dépit de l’éloignement futur de Schuon, jamais le Sheikh Adda ne lui retirera – ce qu’il était en droit de le faire – cette fonction. En parlant de cette supposée sollicitation de fonction, Schuon écrira en 1987 : « C’est bien mal me connaître, d’autant qu’aucun homme respectable ne s’abaisse à mendier une dignité ». On ne voit d’ailleurs, dans les courriers de l’époque, aucune trace d’une quelconque ambition de la sorte. Il est par contre probable que le Sheikh Adda ait eu le secret espoir de faire de Schuon un « missionnaire » musulman comme en font foi des photos et des articles parus dans des journaux algériens de l’époque.
Connaissance des religions, hors série spécial Schuon (07-10 1999), Approche biographique (article de Jean-Baptiste Aymard), pp. 20-21.

Pour le coup c’est pertinent, et tout à fait cohérent avec le contenu de l’« ijâzah », mais pourquoi donc mettent-ils en avant cet élément qui détruit leur thèse d’un Schuon moqaddem ?


5-f) Schuon et les gens de Mostaganem ont menti à Guénon


Face aux contradictions des schuoniens, il est difficile d’établir quelle est leur part d’incompréhension et de malhonnêteté, mais leur parti-pris est nettement visible, comme ici où ils essaient de légitimer la fonction de Schuon par un courrier de Guénon :
Après son séjour à Mostaganem, Schuon se rend à Fès, où réside Titus Burckhardt, puis revient en France. Peu après, Guénon lui adresse une lettre chaleureuse : « …toutes mes félicitations pour votre nouvelle dignité de moqqadem… »

De fait, Guénon – pour qui l’initiation est la clef de tout comme il aura maintes fois l’occasion de le préciser – voit là une ouverture pour tous ceux qui s’adressent à lui et souhaitent se rattacher à un courant traditionnel ésotérique.
Connaissance des religions, hors série spécial Schuon (07-10 1999), approche biographique (article de Jean-Baptiste Aymard), pp. 20-21.

Alors que dans la lettre dont ce passage est extrait, c'est l’inverse, Schuon vient de l’informer de sa fonction et Guénon ne fait que lui répondre :
Cher Monsieur,

J’avais bien reçu en effet votre carte de Fès, et votre lettre m’est arrivée à son tour il y a cinq ou six jours ; voyant sur l’enveloppe vos deux adresses de Bâles et de Mulhouse, je crois plus sûr de vous répondre à cette dernière. […]

Toutes mes félicitations pour votre nouvelle dignité de moqaddem ; j’avais déjà appris cela par Préau, bien que notre correspondance ait été un peu irrégulière tous ces temps-ci du fait de ses déplacements en Allemagne ; je pense que maintenant il doit être enfin rentré à Paris depuis une semaine environ.
René Guénon à Frithjof Schuon, 17 avril 1935.

D’après ce que nous venons de voir, si cette réponse de Guénon est une preuve, c’est uniquement celle que Schuon et Adda Bentounes ont menti à Guénon. Schuon a bien sûr également berné tous les gens qui sont venus chercher auprès de lui un rattachement initiatique régulier et légitime.


5-g) Défense maladroite de Schuon par un valsanien


Quoi qu’il en soit, les schuoniens ont été bien imprudents dans leur promotion de Schuon, vendant la mèche avec une telle publication, ce que celui-ci, de son vivant, s’était bien gardé de faire.

Récemment, dans La Règle d’Abraham (no 40, décembre 2018) – Réponse à Jean-Louis Gabin (« A.-J. Gardes »), pp. 106-108, c’est un valsanien qui a voulu défendre Schuon et l’authenticité de son ijâzah :
Depuis un certain temps, en effet, court le bruit que la fonction de Moqaddem de Frithjof Schuon ne serait pas régulière, car ce qui a été présenté comme étant une « licence », un « diplôme » (ijâzah) concernant cette fonction ne serait qu’une permission générale délivrée pour transmettre simplement l’Islam aux européens qui y aspirent. Plusieurs traductions de cette ijâzah avaient été recueillies par Frithjof Schuon, et il en avait lui-même demandé une traduction à Michel Vâlsan.

Pourquoi employer le conditionnel ? alors que c’est exactement ce que dit Vâlsan dans la lettre citée par la suite :
Quelques remarques au sujet de celui-ci : d’une façon immédiate il ne correspond vraiment pas à l’idée d’un « diplôme » de moqaddem, et encore moins à celui d’un diplôme de la Tarîqah alaouiyya dont le non n’y figure aucunement. Votre qualité de moqaddem ne s’y trouve pas mentionnée, de même que Sidi Adda, ne s’attribue à lui-même, en la circonstance, aucune qualité relative à la Tarîqah alaouiyya ou au Taçawwuf en général ; il ne vous confère aucune charge spécifique de l’ordre du Taçawwuf, mais une simple autorisation de répandre « dans le monde européen » la parole du Tawhîd et les observances nécessaires […] En tout cas, votre qualité de Moqaddem a dû être définie, parallèlement au document, par voie verbale, car on a dû vous expliquer au moins quelle formule (verset) on prononce pour les rattachements ; vous-a-t-on dit peut-être alors des choses concernant la silsilah ?
Michel Vâlsan à Frithjof Schuon, 14 février 1973.

Donc, d’une, Vâlsan constate bien lui aussi que le document n’avait qu’une portée exotérique.

En note, le valsanien louvoie :
Il est difficile d’expliquer pourquoi l’ijâzah délivrée à Frithjof Schuon l’a été sous cette forme. Ce dernier avait invoqué des problèmes avec les autorités françaises présentes en Algérie à cette époque, mais on peut aussi penser à certaines difficultés internes concernant la direction de la Tarîqha ‘Alawiyyah nées après la disparition du Shaykh ‘Alâwî, cette situation étant récurrente lorsqu’il s’agit de l’héritage d’un Shaykh qui n’a pas nommé de successeur unique, conformément à l’attitude du Prophète. Dans tous les cas, le Shaykh Adda pouvait régulièrement investir un moqaddem.

Inutile de promener le lecteur, comme vu plus haut, ainsi que Guénon le rappelait (et Aymard à sa suite, malgré lui), la zaouïa d’Adda Bentounes était entièrement tournée vers l’exotérisme et le prosélytisme, elle a dégénéré lorsque le Sheikh El-Alawi est parti.

Quant à l’argument des autorités françaises, cela ne tient pas, par exemple une zaouïa de la Alawiyyah ayant déjà pu s’installer à Paris sans problèmes :
Je crois vous avoir dit que les Alaouias ont maintenant un centre à Paris, d’ailleurs destiné exclusivement aux Arabes et aux Kabyles.
René Guénon à Guido de Giorgio, 31 décembre 1927.

Que Schuon essayait-il de faire croire ? que le gouvernement demandait à lire chaque feuille de papier détenue par les voyageurs partant d’Algérie, et que le retour de Schuon nécessitait que la douane vérifie que son ijâzah était sans aucune portée ? « Votre document est absurde, c’est bon vous pouvez passer. » Ce n’est vraiment pas sérieux… Les difficultés posées par les autorités coloniales étaient plus vraisemblablement le risque d’éveiller leurs soupçons, par les prises de contact et le temps passé sur place nécessaires pour obtenir un rattachement et assimiler l’enseignement initiatique.

De deux, Vâlsan était loin d’être neutre sur ce sujet, la régularité de sa propre fonction et même de son propre rattachement initiatique dépendant de celle de Schuon. Il se raccroche donc à l’espoir que Schuon aurait eu une autre ijâzah, celle-ci seulement orale. Mais comme nous l’avons vu, c’est absurde, le but même d’une ijâzah écrite étant d’empêcher de telles ambiguïtés.

Et voici la réponse de Schuon, que le valsanien arbore comme la preuve de l’authenticité de sa fonction :
Merci de la peine que vous vous êtes donnée de déchiffrer mon document. S. Addah me l’a donné en mars 1935, après ma khalwah en me disant qu’il avait décidé – en sa qualité de Khalifah du Cheikh El-Alaoui – de me nommer moqaddem ; il désignait le document par le terme ijâzah, ce qui en effet signifie « diplôme ».

Le Cheikh El-Alaoui – qu’Allâh sanctifie son secret ! – mourut le 11 juillet 1934, donc huit mois avant ma nomination.

Ensemble avec l’ijâzah ; S. Addah me donna des explications verbales concernant la formule du rite d’initiation ; et il ouvrit le Koran pour me montrer la formule à prononcer, dans la Sourate […] M’ayant donné l’ijâzah, S. Addah me parla encore de la silsilah et surtout des signes prouvant qu’un faqîr est devenu Shaikh el-Barakah […] Quand, lors de mon premier séjour au Caire, je montrai à Sh. Abd (al-Wâhid) mon ijâzah, il me dit que ce document n’a aucune valeur, étant donné l’évidence de ma fonction. Il se basait uniquement sur certains critères.
Frithjof Schuon à Michel Vâlsan, 26 février 1973.

Cela répond à ceux qui estiment que René Guénon n’a pas connu cette affaire de près et qu’il aurait été abusé par manque de renseignements.

Si cette réponse parvient à satisfaire et à rassurer le valsanien tant mieux pour lui, mais d’un point de vue indépendant, insensible aux injonctions idolâtres, ce n’est pas du tout convaincant, c’est même abracadabrantesque. Schuon invoque Guénon (ce qui est bien pratique, celui-ci n’étant plus là pour démentir quoi que ce soit), qui lui aurait dit que sa fonction est « évidente », et que son papier est sans aucune valeur. Mais en 1973, Schuon le considérait au contraire d’assez grande valeur pour en demander plusieurs traductions.

Et pourquoi au fait ? Avait-il donc oublié l’Arabe ? Ou multipliait-il plutôt les chances de pouvoir tirer parti d’un passage obscur du document, de la polysémie d’une expression, d’arriver à tordre le texte d’une manière ou d’une autre pour continuer à faire illusion ? Était-ce une sincère recherche de la vérité qui le motivait, amnésique de bonne foi luttant pour retrouver ses propres souvenirs ? Ou était-ce encore une simple tactique pour maintenir son « autorité » sur autrui ? En tout cas Schuon s’est bien rendu compte que son document ne se prêtait pas à une telle manipulation : loin de l’utiliser pour faire taire ses contradicteurs, il l’a gardé confidentiel toute sa vie, et il a fallu l’imbécilité de ses disciples pour que le public y ait enfin accès.

D’autre part, même si cette affirmation impliquant Guénon avait été vraisemblable, elle est invérifiable, et on ne peut pas demander de faire confiance à Schuon pour répondre d’une accusation fondée le visant. Il est même injustifié de faire confiance à Schuon tout court, celui-ci s’étant révélé être un menteur, ainsi que nous l’avons vu. Quel crédit accorder en effet à un séducteur polymorphe, qui prenait les traits de son interlocuteur pour mieux le manipuler ? Lorsqu’il parle à Vâlsan, il joue le sheikh que celui-ci souhaitait avoir, mais lorsqu’il parle à Clavelle, il joue le dépressif aigri pour gagner sa sympathie, ainsi qu’on le constate dans l’entrevue surréaliste qui suit :
Comme je lui disais que mon travail dans la Maçonnerie était très fatigant, que certains jours j’étais excédé d’entendre constamment parler ou de devoir constamment parler d’initiation, d’organisations initiatiques, etc., et qu’il m’arrivait de souhaiter la conversation d’un forgeron ou d’un pêcheur à la ligne, il me dit qu’il en était de même pour lui, qu’il souhaiterait souvent passer ses journées à planter des choux-fleurs, qu’il était parfois accablé en voyant alignés ses foqara attendant qu’on les « abreuve » ; que toutes les fonctions ont un aspect de sacrifice et que nous ne pourrions pas humainement y résister si Allah ne nous envoyait des « consolations » ; qu’on peut bien désirer des fonctions quand on a vingt-cinq ans, mais qu’arrivés à nos âges, cela n’intéresse plus et qu’on voudrait surtout avoir la paix. Tout cela sur un ton très familier, comme d’égal à égal, entre gens qui accomplissent un travail analogue et qui se soulagent en racontant leurs soucis et leurs désillusions.
Marcel Clavelle à René Guénon, 11 août 1950.

Quelle vocation ! et heureusement en effet qu’il y a la gloire, l’argent et les femmes, pour « consoler » ceux qui se sacrifient, « accablés » devant leurs disciples (les disciples apprécieront).

Au passage, si les manipulations de Schuon étaient parfois efficaces, cela devait tout de même plus tenir à son culot et à son absence totale de scrupules qu’à sa subtilité. Au cours de cette même entrevue, qui visait à amadouer Guénon par l’intermédiaire de Clavelle, Schuon sort la grosse cavalerie pour séduire ce dernier (alors qu’ils ne se côtoyaient pas particulièrement, et qu’à ce moment ils ne s’étaient pas vus depuis 10 ans, c’est-à-dire que Schuon n’avait même pas rencontré Clavelle une seule fois depuis son entrée dans la tarîqah, par l’intermédiaire de Vâlsan, en 1943) :
Au cours de notre conversation, Frithjof Schuon s’est beaucoup plaint des soucis que lui occasionnent le zèle et l’agitation de Cuttat et de Martin Lings. Je ne sais comment les choses auront finalement tourné entre Frithjof Schuon et Valsan mais je dois dire que le premier s’est également beaucoup plaint du second qui, dit-il, n’est vraiment pas l’homme qu’il faut pour la fonction qu’il remplit, et ceci était dit de façon à me laisser entendre que je serais beaucoup plus indiqué pour cela. Toute modestie mise à part, cela est bien exagéré, car il y a bien des raisons qui s’y opposent, dont certaines ne peuvent pas être ignorées de Frithjof Schuon et qui, bien qu’étant d’un ordre assez extérieur, ne sont nullement négligeables pour cela, à commencer par mon ignorance de l’Arabe et par ma connaissance par trop insuffisante de l’Islam. Je vous mentionne ceci pour souligner encore une fois quel parti pris d’amabilité Frithjof Schuon a manifesté à mon égard.
Marcel Clavelle à René Guénon, 19 août 1950. 


Enfin, le valsanien assène :
Ajoutons que pour ceux qui ont eu le privilège de rencontrer Michel Vâlsan vivant, l’authenticité de sa réalisation spirituelle, et donc la légitimité de la voie initiatique ouverte par lui, ne font aucun doute.

Il faudrait donc le croire qu’il a eu raison d’être valsanien, contrairement aux gens d’alors qui ne l’ont pas été, qui ont eu tort, parce que… parce que. Désolé, mais pour ceux qui n’ont pas eu le privilège de rencontrer Michel Vâlsan vivant, ce pseudo-argument est surtout symptomatique d’une pensée sectaire. Et cette manie de prétendre mesurer à vue de nez la réalisation des « grands hommes »…

Comme Schuon l’a raconté avec un rictus de dégoût aux lèvres, à un Jean-Pierre Laurant ravi, lorsqu’il avait rencontré Guénon il lui avait trouvé le charisme d’« un cheval » :
https://books.google.fr/books?id=Rh686QNRRJgC&pg=PA258
(Jean-Pierre Laurant, La communauté ésotérique de Frithjof Schuon (1907-1998) entre Paris, Lausanne et Bloomington ou les métamorphoses de la tradition immuable, colloque Les mutations transatlantiques des religions, Université Michel Montaigne, Bordeau III, 12 et 13 février 1999, p. 258.)

Est-ce que, d’après le valsanien, cela prouve l’absence d’« authenticité de la réalisation spirituelle » de Guénon ? Ou est-ce que cela ne traduit pas plutôt, chez Schuon et ses disciples, une mentalité superficielle, avide de spectaculaire, de fascination, de démonstration de pouvoirs psychiques ?


Quoi qu’il en soit, il se peut que Vâlsan lui-même n’ait pas été bien convaincu par les explications de Schuon. Et si, comme on le raconte, il a recherché d’autres rattachements vers la fin de sa vie, ce n’était peut-être pas sans lien avec la remise en cause de la fonction de Schuon.


5-h) L’initiation donnée par Schuon est irrégulière


Schuon a, peut-être, été initié. C’est tout. Il a menti en prétendant avoir été investi moqaddem (et il ne s’est même jamais fait transmettre régulièrement le Nom suprême). Il n’a donc bien sûr jamais été sheikh non plus.

Certains, tout en l’admettant, disent que l’initiation schuonienne était quand même valable, se basant sur ces passages :
Les rites d’initiation [ont] pour but immédiat la transmission de l’influence spirituelle d’un individu à un autre qui, en principe tout au moins, pourra par la suite la transmettre à son tour.
Aperçus sur l’Initiation, ch. VIII.

[…] en principe, tout faqîr a le droit de transmettre valablement l’initiation qu’il a reçue lui-même ; cela arrive surtout en fait quand, pour une raison ou pour une autre, il n’y a pas de branches organisées sous une forme définie, et je pense que c’est ce qui a dû avoir lieu en particulier dans le cas des Malâmatiyah dont je vous parlais la dernière fois ; cela montre bien que ce qui importe avant tout est de maintenir la continuité de la silsilah […]
René Guénon à Michel Vâlsan, 7 octobre 1950.

En principe oui, mais en fait, pas toujours, ce qui est évident, à moins de tout simplement nier la raison d’être des fonctions initiatiques.

Dans le cas de Schuon il y avait et il y a toujours des branches organisées de la tarîqah Alawiyyah. Même en tenant compte du fait que la zaouïa de Mostaganem a dégénéré, le Sheikh El-Alawi avait désigné plusieurs moqaddems, incluant par exemple le Sheikh El-Madani dont nous avons reproduit l’ijâzah. Donc absolument rien ne justifie la branche irrégulière schuonienne.

L’initiation proprement dite consiste essentiellement en la transmission d’une influence spirituelle, transmission qui ne peut s’effectuer que par le moyen d’une organisation traditionnelle régulière, de telle sorte qu’on ne saurait parler d’initiation en dehors du rattachement à une telle organisation.
[…]

le rôle de l’individu qui confère l’initiation à un autre est bien véritablement un rôle de « transmetteur », au sens le plus exact de ce mot ; il n’agit pas en tant qu’individu, mais en tant que support d’une influence qui n’appartient pas à l’ordre individuel ; il est uniquement un anneau de la « chaîne » dont le point de départ est en dehors et au delà de l’humanité. C’est pourquoi il ne peut agir en son propre nom, mais au nom de l’organisation à laquelle il est rattaché et dont il tient ses pouvoirs, ou, plus exactement encore, au nom du principe que cette organisation représente visiblement. Cela explique d’ailleurs que l’efficacité du rite accompli par un individu soit indépendante de la valeur propre de cet individu comme tel, ce qui est vrai également pour les rites religieux ; et nous ne l’entendons pas au sens « moral », ce qui serait trop évidemment sans importance dans une question qui est en réalité d’ordre exclusivement « technique », mais en ce sens que, même si l’individu considéré ne possède pas le degré de connaissance nécessaire pour comprendre le sens profond du rite et la raison essentielle de ses divers éléments, ce rite n’en aura pas moins son plein effet si, étant régulièrement investi de la fonction de « transmetteur », il l’accomplit en observant toutes les règles prescrites, et avec une intention que suffit à déterminer la conscience de son rattachement à l’organisation traditionnelle.
Aperçus sur l’Initiation, ch. VIII.

Que l’effet soit apparent ou non, qu’il soit immédiat ou différé, le rite porte toujours son efficacité en lui-même, à la condition, cela va de soi, qu’il soit accompli conformément aux règles traditionnelles qui assurent sa validité, et hors desquelles il ne serait plus qu’une forme vide et un vain simulacre.
[…]

Cette considération de l’efficacité inhérente aux rites, et fondée sur des lois qui ne laissent aucune place à la fantaisie ou à l’arbitraire, est commune à tous les cas sans exception ; cela est vrai pour les rites d’ordre exotérique aussi bien que pour les rites initiatiques, et, parmi les premiers, pour les rites relevant de formes traditionnelles non religieuses aussi bien que pour les rites religieux. Nous devons rappeler encore à ce propos, car c’est là un point des plus importants, que, comme nous l’avons déjà expliqué précédemment, cette efficacité est entièrement indépendante de ce que vaut en lui-même l’individu qui accomplit le rite ; la fonction seule compte ici, et non l’individu comme tel ; en d’autres termes, la condition nécessaire et suffisante est que celui-ci ait reçu régulièrement le pouvoir d’accomplir tel rite.
Aperçus sur l’Initiation, ch. XV.

Là où la « régularité » fait défaut, c’est-à-dire là où il n’y a pas de rattachement à un centre traditionnel orthodoxe, on n’a plus affaire à la véritable initiation, et ce n’est qu’abusivement que ce mot pourra être encore employé en pareil cas.
Aperçus sur l’Initiation, ch. X.



Conclusion


Le bilan de la tarîqah schuonienne n’est pas totalement négatif. Ses calamiteuses péripéties ont ainsi été l’occasion pour Guénon d’écrire de précieuses mises au point, complétant une œuvre à portée universelle.

Le sens de la fonction de Schuon n’était visiblement pas le même pour tous. Celui-ci s’est présenté comme moqaddem. Si Guénon voyait un intérêt à cette fonction, c’était parce qu’elle devait permettre d’accéder plus facilement à une initiation orientale régulière, pour les éventuels Occidentaux qualifiés qui la recherchaient. Adda Bentounes, de son côté, entendait plutôt faire de lui un « missionnaire » musulman, ce qui s’accorde avec le contenu de la pseudo ijâzah qu’il lui a délivrée, et avec le comportement de Schuon dans les premières années de sa « mission ». Quant à Schuon lui-même, qu’entendait-il servir à part son intérêt individuel ? Pour être en position de le faire il lui suffisait de prétendre être, quand il en avait besoin, ce que chacun attendait qu’il soit, position fausse qui n’a bien sûr pas tenu la durée.

Par son usurpation, ses jeux de pouvoir, ses manipulations, ses harcèlements par disciples missionnés, Schuon et sa secte auront contribué à épuiser les dernières forces de Guénon. La disparition de celui-ci n’étant pas suffisante, Schuon a continué à lui vouer une haine tenace, qui s’est déversée au grand jour dans Quelques critiques (ainsi que nous le rappelions dans un précédent article), plus de 30 ans après sa mort, abandonnant toute précaution stratégique, dans l’espoir totalement vain et dérisoire de supprimer également son œuvre.

Schuon aura peut-être gagné un statut de chef de secte, avec la vanité, les femmes et l’argent qui vont avec. Tant mieux pour lui. Un gain bien éphémère, qui au moment de quitter cette terre se révélera ne valoir… rien.

Guénon avait averti :
Nous n’ajouterons qu’un mot : nous n’avons jamais songé le moins du monde à faire du Voile d’Isis notre « chose » et, si quelques-uns de ses collaborateurs s’inspirent volontiers de nos travaux, c’est tout à fait spontanément et sans que nous ayons jamais rien fait pour les y amener. Nous ne voyons là qu’un hommage rendu à la doctrine que nous exprimons, d’une façon parfaitement indépendante de toutes les considérations individuelles ; du reste, si on continue à nous… empoisonner avec la « personnalité de René Guénon », nous finirons bien quelque jour par la supprimer tout à fait ! Mais nos adversaires peuvent être assurés qu’ils n’y gagneront rien, tout au contraire…
Le Voile d’Isis, novembre 1931, comptes rendus de revues.



vendredi 22 février 2019

La fonction de Frithjof Schuon (3)


Sommaire


1) Introduction

    1-a) Le « sheikh » naturiste
    1-b) Un mot creux : le pérennialisme
    1-c) Nécessité de laisser la parole à Guénon

2) La fausseté de Schuon et de ses agents

    2-a) L’intérêt qu’avait Guénon pour la fonction de Schuon : une initiation orientale régulière et facile d’accès pour les éventuels européens qualifiés
    2-b) L’intérêt de Schuon pour sa propre fonction : le pouvoir, les femmes et l’argent
    2-c) L’isolement de Guénon par Schuon
    2-d) Schuon et ses disciples : des hypocrites et des manipulateurs
    2-e) Un projet de tarîqah qui débouche sur une secte à prétentions universalistes

3) L’autoritarisme prétendant rivaliser avec l’autorité naturelle

    3-a) Lecteurs de Guénon orgueilleux ? Ou orgueil d’une infaillibilité individuelle ?
    3-b) Une « infaillibilité » qui peine à faire illusion
    3-c) Un « sheikh » ignorant
    3-d) Une opposition inavouée mais de plus en plus concrète
    3-e) La disparition de Guénon : le couronnement de Schuon

4) L’ésotérisme haï et usurpé par le culte de Schuon

    4-a) Divagations des schuoniens sur la Maçonnerie
    4-b) Le « Maître spirituel destiné à tout l’Occident »
    4-c) D’un désir de reconnaissance insatisfait aux Mystères christiques
    4-d) Une mentalité en réalité surtout religieuse et anti-initiatique
    4-e) Propagande
    4-f) L’héritage de la zaouïa de Mostaganem

5) Une transmission invalide

    5-a) Les références anti-traditionnelles des schuoniens
    5-b) Un document par nature explicite
    5-c) Exemples d’ijâzah de véritables moqaddems
    5-d) L’« ijâzah » de Schuon : un mandat réduit à l’exotérisme
    5-e) Un document conforme aux tendances de la zaouïa dégénérée de Mostaganem
    5-f) Schuon et les gens de Mostaganem ont menti à Guénon
    5-g) Défense maladroite de Schuon par un valsanien
    5-h) L’initiation donnée par Schuon est irrégulière

Conclusion




Partie précédente :
https://oeuvre-de-rene-guenon.blogspot.com/2019/02/la-fonction-de-frithjof-schuon-2.html

4) L’ésotérisme haï et usurpé par le culte de Schuon


Nous avons vu que Schuon envisageait sa fonction de moqaddem bien différemment de la façon dont l’envisageait Guénon, et que lui et ses disciples n’ont pas hésité à le manipuler, à lui cacher puis lui nier leurs déviances pour continuer à l’utiliser comme caution. Ils voulaient bénéficier de son aura, et en même temps ils étaient hostiles à son œuvre, à laquelle ils entendaient mettre un terme et se substituer.

Heureusement que Guénon a eu le temps de constater les résultats de l’entreprise de Schuon et de le désavouer de son vivant. Il avait bien perçu des travers chez celui-ci, mais ce qui importait surtout pour lui était la possibilité de la transmission de l’influence spirituelle aux Européens qualifiés qui la recherchaient et qui auraient pu la faire fructifier en eux. Mais l’altération de la tarîqah était telle qu’elle empêchait d’accueillir cette influence spirituelle.

Nous allons voir qu’en réalité la mentalité insufflée par Schuon dans la tarîqah était problématique dès ses débuts.


4-a) Divagations des schuoniens sur la Maçonnerie


À l’occasion d’une querelle, les schuoniens ont exhibé des extraits choisis de correspondances de Guénon à Schuon :
http://www.frithjof-schuon.com/GrandeTriade.htm
Connaissance des religions no 65-66 Juillet-Décembre 2002, René Guénon l'éveilleur, 1886-1951, La naissance de la Loge « La Grande Triade » dans la correspondance de René Guénon à Frithjof Schuon, Jean-Baptiste Aymard.

Remarquons d’abord que ces fragments ont dû sembler étranges aux lecteurs, à qui l’on a omis de mentionner que Clavelle était alors membre de la tarîqah dirigée par Schuon (depuis 1943, soit bien avant la création de la Grande Triade). Fragments dans lesquels sont abordés des sujets qui ne sont pas tous faciles d’approche, d’autant moins que le côté Schuon de la correspondance a été omis. Mais il est vrai que cela ne gêne pas pour le but que se sont proposés ici les schuoniens, qui est de faire croire que Guénon aurait été très demandeur concernant la Maçonnerie, vis-à-vis d’un Schuon qui aurait été nonchalant voire indifférent (et c’est facilement l’impression que l’on donne de loin en montrant Guénon parler seul face à Schuon qui paraît rester silencieux).

Leur présentation des choses est assez confuse :
Les travaux de la nouvelle loge connurent rapidement un certain succès mais la question de la pratique d’un exotérisme vint rapidement troubler l’unanimité qui s’était faite autour des grands principes. Depuis le Caire, Guénon soulignera la Nécessité de l’exotérisme traditionnel dans un article qui paraîtra en décembre 1947 dans les Études Traditionnelles : « Cela peut paraître moins évident dans le cas où, comme il arrive justement dans l’Occident actuel, on se trouve en présence d’organisations initiatiques n’ayant pas de lien avec l’ensemble d’une forme traditionnelle déterminée ; mais alors nous pouvons dire que, par là même, elles sont, en principe tout au moins, compatibles avec tout exotérisme quel qu’il soit, mais que, au point de vue strictement initiatique qui seul nous concerne présentement à l’exclusion de la considération des circonstances contingentes, elles ne le sont pas véritablement avec l’absence d’exotérisme traditionnel ».

Avec son aval, l’idée d’un rapprochement avec l’islam se fit donc rapidement jour. Frithjof Schuon fut dans cette perspective sollicité puisqu’il dirigeait en Europe une Tarîqah et qu’il pouvait par conséquent transmettre une initiation qui permettait notamment, en toute régularité initiatique, d’invoquer un Nom divin.

Que doit-on en comprendre ? que la Grande Triade devait adopter l’exotérisme islamique ? que son admission allait nécessiter le rattachement à Schuon ? S’ils pensent défendre ainsi Schuon de l’accusation d’une tentative de mainmise sur la Maçonnerie, les schuoniens s’y prennent plutôt mal.

Ils mélangent deux sujets bien distincts : la nécessité de l’exotérisme, et une éventuelle restauration de l'opérativité de la Maçonnerie.

La nécessité de l’exotérisme est une problématique individuelle, comme Guénon l’explique la Maçonnerie n’est pas attachée à un exotérisme particulier, les Maçons peuvent donc adopter n’importe quel exotérisme, mais du moins ils ne peuvent pas ne pas en avoir du tout. Et même en parlant simplement d’individualités, cette histoire de rapprochement tardif est fausse, Marcel Clavelle et Roger Maridort étaient déjà musulmans avant d’être initiés à la Grande Triade (ce qui fait 2 Musulmans parmi les 3 premiers initiés, le 3e étant Denys Roman).

Quant à ce que Guénon envisageait pour doter la Maçonnerie d’une méthode de réalisation, et qui est une question distincte de celle qui précède, ce sont les schuoniens eux-mêmes qui précisent ailleurs, dans leur article biographique déjà cité :
S’il est avéré que certains maçons, membres de la Grande Triade, dont Yvan Cerf, Vénérable de la Loge, entreprirent quelques démarches de reconnaissance auprès de lui, les relations restèrent très épistolaires. À la suite de cette demande, Schuon se contenta de solliciter, en accord avec Guénon, des précisions auprès de Clavelle, maçon lui-même, qui s’en trouva flatté.
Connaissance des religions, hors série spécial Schuon (juillet-octobre 1999), Approche biographique (article de Jean-Baptiste Aymard), p. 36.

D’après leurs propres explications, c’est donc Yvan Cerf qui avait commencé à échanger avec Schuon (échange resté sans suite), ce qui avait conduit Schuon à contacter Guénon, et non l’inverse.

C’était donc une initiative individuelle, de Cerf uniquement, et non de la Grande Triade. Cerf, ainsi que d’autres Maçons (qualité que Schuon n’avait pas), auraient éventuellement pu jouer le rôle dont Guénon parle, à titre général, dans l’extrait suivant :
Au fond, une aide ne pourrait résulter que de l’action d’individualités possédant une initiation orientale et appartenant en même temps à la Maçonnerie, et en laissant nécessairement celle-ci telle qu’elle est ; du moins, je ne vois pas d’autre hypothèse réellement plausible à cet égard.
René Guénon à Frithjof Schuon, 9 novembre 1946.

L’initiation orientale était ici l’initiation islamique, permettant d’accéder au Nom sacré El-Shaddaï, qui avait déjà été employé dans la Maçonnerie opérative, et dont l’invocation pouvait se justifier par le fait qu’une de ses filiations est la filiation abrahamique, en commun avec l’Islam. Mais Guénon est clair, une aide orientale devait laisser la Maçonnerie telle qu’elle est, et par conséquent ce devait être une aide ponctuelle, et non une fusion ou une subordination associée à la greffe d’un élément étranger (tel que le Nom Allah ainsi que certains ont cru le comprendre, Nom dont l’invocation nécessite d’être musulman, avec les prescriptions que cela implique) :
Il ne faudrait pas oublier que la Maçonnerie est une forme initiatique proprement occidentale, et que, par conséquent, on ne peut pas y « greffer » un élément oriental ; même si l’on peut envisager légitimement une certaine aide de l’Orient pour revivifier les tendances spirituelles endormies, ce n’est pas en tout cas de cette façon qu’il faut la concevoir.
Études Traditionnelles, décembre 1949, comptes rendus de revues.


4-b) Le « Maître spirituel destiné à tout l’Occident »


Concédons le aux schuoniens, sans une hésitation : il est vrai que Guénon avait beaucoup de considération pour la tradition maçonnique, ainsi que pour toutes les autres formes de la tradition. Et ils ont forcément raison sur le fait que Schuon ne devait pas faire grand cas de la tradition maçonnique, car celui-ci ne respectait tout simplement aucune tradition. Mais ce qui lui plaisait, c’était d’être un maître, et de diriger des gens, quelle que soit leur tradition (et il n’est pas question ici de double affiliation, mais d’un maître dirigeant ses disciples restés dans leur tradition d’origine). Les schuoniens le revendiquent eux-mêmes :
C’est aussi cette compréhension quintessentielle, foncièrement ésotérique, qui lui permettra sans doute de guider des disciples de différents horizons sans trahir aucune forme. Depuis quelques années déjà, Schuon a entrepris de guider quelques chrétiens. C’était même là un des points de désaccord avec Guénon qui récusait a priori cette possibilité parce qu’il n’admettait pas la nature intrinsèquement ésotérique du christianisme.
Connaissance des religions, hors série spécial Schuon (juillet-octobre 1999), Approche biographique (article de Jean-Baptiste Aymard), p. 47.

Mais ce n’est pas un désaccord, c’est que Schuon est un menteur, ainsi qu’on le constate en lisant Guénon (extrait déjà cité à la partie 2-d) :
Je viens d’ailleurs de recevoir une lettre de Frithjof Schuon, écrite après la lecture de mon 1er article, à la suite duquel il envisage de modifier quelques passages de ses « Mystères christiques » ; il paraît bien n’avoir jamais eu à cet égard les prétentions que certains lui ont attribuées, et n’avoir jamais pensé que les conseils qu’il peut donner à des catholiques représentent l’équivalent ou le substitut d’une initiation quelconque. Je crois donc, d’après cela, que quelques-uns se sont tout simplement illusionnés et ont encore exagéré et déformé les choses comme on a déjà eu à le constater en plusieurs autres circonstances.
René Guénon à Louis Caudron, 5 novembre 1949.

Et les dires des schuoniens, s’ils contredisent les explications de Schuon à Guénon, confirment par contre ce qui est rapporté par Clavelle, d’un échange avec des disciples grisés par les prétentions délirantes de leur maître :
Maridort et moi avons eu, la semaine dernière, la visite d’Innes venant à Paris pour affaires et qui a profité de son voyage pour s’entretenir avec nous de ce qu’il serait possible de faire au point de vue maçonnique en Angleterre. J’ai vu Innes exactement vendredi à midi et il avait dîné la veille au soir avec Valsan. Nous avons appris d’Innes, qui les tenait soit de Townsend soit de Valsan, des choses qui concordent avec certaines intentions que j’ai pressenties chez Frithjof Schuon mais que je ne croyais pas encore actualisées. Il paraît notamment que Frithjof Schuon a donné une incantation à des Catholiques dont il dirige le travail spirituel ; il paraît, d’autre part, qu’il a également donné une incantation à Marco Pallis revenu du Thibet sans avoir rencontré le Guru qu’il souhaitait. Enfin, Innes m’a demandé si j’étais au courant de l’étonnement provoqué à Lausanne par le fait que la Grande Triade n’avait toujours pas fait appel à Frithjof Schuon. Je n’ai pas pu cacher tout à fait, sinon mon étonnement, du moins mes réserves devant un dignitaire musulman assumant la responsabilité de transmettre une incantation à des Chrétiens, à un Bouddhiste, éventuellement à des Maçons, alors que lui-même ne se trouve dans aucune des chaînes auxquelles appartiennent ces individualités. Innes m’a alors présenté, sous forme d’hypothèse, une explication qui, visiblement, ne venait pas de lui et qu’on avait dû lui présenter à lui-même sous une forme plus affirmative. Il me rappela que le Sheikh Ahmed était considéré par beaucoup comme étant le Pôle du Monde et que le Sheikh Aïssa pouvait avoir hérité de cette fonction qui lui donnait un droit de juridiction sur toutes les Traditions sans qu’il ait eu besoin d’être formellement intégré à chacune d’elles. Je lui dis alors que je n’avais pas qualité pour avoir opinion sur une telle chose, mais qu’en tout cas il me paraissait difficile de demander à des individualités telles que celles qui pourraient éventuellement composer le Cercle intérieur de la Grande Triade un tel acte de foi, car, en vérité, cela ne pourrait rien être d’autre. Comme Innes me questionnait davantage au sujet des rapports éventuels entre Frithjof Schuon et la Grande Triade, je lui dis que Frithjof Schuon avait suggéré que certains membres de la Grande Triade aillent le trouver afin qu’il leur communique un moyen de travail individuel, étant entendu que, dès ce moment, ils relèveraient uniquement de lui et devraient se considérer comme dégagés de toutes obligations à l’égard des autorités maçonniques. Je lui dis encore qu’une telle manière de procéder me paraissait peut compatible avec la structure même de l’initiation maçonnique et qu’en fait il était visible que Frithjof Schuon ne se faisait pas une idée exacte de cette forme d’initiation, ce qui, en soit, n’aurait rien d’étonnant ni de « péjoratif » pour lui, mais qui me paraissait peu compatible, et avec le rôle qu’il pensait jouer vis-à-vis de cette initiation, et avec la fonction suréminente qu’on lui attribuait. Je n’ai pas voulu, puisqu’on ne me questionnait pas sur ce point, faire une remarque analogue en ce qui concerne l’initiation Chrétienne, mais ce dont nous avons parlé récemment me paraît prouver amplement que les connaissances de Frithjof Schuon en ce qui concerne le Christianisme ne sont peut-être pas aussi satisfaisantes qu’on aurait pu le souhaiter pour quelqu’un qui joue ou qui aspire à jouer le rôle de Maître spirituel vis-à-vis de Chrétiens.
[…]

Naturellement, j’ai dix fois entendu attribuer à Frithjof Schuon les états spirituels et les fonctions les plus éminents. Aussi longtemps que ces choses étaient colportées par quelque Jannot ou autre jeune plus ou moins rassis il n’y avait pas lieu d’y prêter attention. Quand des gens d’âge mûr et d’esprit aussi positif que Caudron ou Innes vous parlent de Maître Spirituel pour tout l’Occident ou de Pôle du Monde, cela devient un peu plus sérieux. Enfin, si les faits mentionnés par Innes sont exacts, il faut bien croire que le principal intéressé est lui-même persuadé de quelque chose de ce genre. Personnellement, cela ne me regarde pas et je m’en désintéresserais comme d’une chose sans rapports avec la recherche de la « Délivrance » si le principal intéressé n’écrivait pas et surtout ne prenait pas sur certains points des positions qui sont à l’antipode des vôtres, et, plus encore, si l’on ne m’avais pas mis dans la nécessité de choisir entre votre autorité et la sienne. […]
Marcel Clavelle à René Guénon, 25 juin 1949.

Pourquoi traiter d’« inepties peut-être nées de la mubalaghah (exagération) de quelque disciple enfiévré » la proclamation de Maître Spirituel pour tout l’Occident, ou de Pôle du Monde, lorsque l’on revendique pour son maître d’être au dessus de toutes les traditions et de pouvoir diriger tout le monde ? La différence est-elle si énorme, ou les schuoniens d’aujourd’hui sont-ils aussi des disciples enfiévrés colporteurs d’inepties ?

Concernant le point sur l’incompréhension de l’initiation maçonnique, il est également évoqué dans une citation donnée par les schuoniens, où Guénon fait remarquer que les velléités de Schuon étaient vouées à l’échec concernant un domaine maçonnique qu’il ne maîtrisait pas :
pour pouvoir aboutir à quelque chose, il aurait fallu pouvoir trouver des modalités compatibles avec la forme particulière de l’initiation maçonnique, ce qui est très difficile à apprécier pour qui n’a pas une connaissance directe de celle-ci.
René Guénon à Frithjof Schuon, 13 juillet 1950.

Dans un autre extrait, Guénon explique à Schuon pourquoi celui-ci avait tort de vouloir impliquer un Apprenti dans la transmission du Nom divin :
À propos de la Maçonnerie, si j’avais pensé qu’il s’agissait de Cerf, c’est parce que c’est lui qui était le personnage le plus important en la circonstance ; Gassier, qui n’avait alors que le simple grade d’Apprenti, ne pouvait pas être considéré comme « représentatif » de la Maçonnerie. Clavelle m’avait bien dit que, après avoir pris connaissance des notices qu’il avait rédigées pour vous sur un certain nombre de membres de la Grande Triade (ceux qui lui paraissaient les plus intéressants) et dont il m’avait envoyé aussi la copie, vous lui aviez écrit que c’est Gassier que vous recevriez le plus volontiers ; mais, dans ces conditions, je croyais que c’était à titre purement « personnel », puisque, n’étant pas Maître, il ne pouvait évidemment jouer aucun rôle effectif.
René Guénon à Frithjof Schuon, 10 août 1950.

Malgré leur soucis d’omettre des parties de lettres de Guénon qui accablaient trop directement Schuon, les schuoniens sont tout de même parvenus à en présenter qui montrent le contraire de ce qu’ils prétendent : Schuon avait bien une volonté d’agir sur la Maçonnerie. Mais nous sommes d’accord que ce n’était pas son but principal, qui était plutôt d’étendre son autorité sur les Occidentaux de manière générale.


4-c) D’un désir de reconnaissance insatisfait aux Mystères christiques


Aymard, en publiant ces extraits, prétend balayer « une version partisane et quelque peu fantasmatique » des faits. C’est un beau projet, mais il aurait dû prendre garde à ne pas se laisser emporter par sa querelle, dans sa propre version partisane. Ainsi, d’une part il exige de croire aveuglément un Schuon qui est un menteur avéré, et d’autre part il discrédite un peu vite les témoins directs de l’époque, alors que lui-même n’était même pas né au moment des faits. Car il est bien question de faits concrets, et si Clavelle avait bien ses propres travers (débridés après la disparition de Guénon), travers qui justifient de relativiser ses jugements et interprétations, nous ne voyons pas de raison de remettre en cause son récit instantané des faits à Guénon :
J’ai reçu, ces temps derniers, la visite de Caudron, retour de Suisse, puis celle de J.-A. Cuttat. Caudron m’a communiqué diverses choses dont il est bon, je crois, que je vous fasse part. Voici en substance ce qu’il m’a dit, en se défendant d’ailleurs d’être « chargé » de me dire quoi que ce soit (je trouve, soit dit en passant, assez désagréable cette façon « diplomatique » de présenter les choses) et sans que je puisse savoir ce qui venait directement de Frithjof Schuon et ce qui émanait d’autres amis de Suisse : « Frithjof Schuon est très surpris que la Grande Triade n’ait pas encore fait une démarche auprès de lui pour lui demander cette aide de l’Orient à laquelle René Guénon fait allusion dans ses livres et que Frithjof Schuon est seul à pouvoir apporter. Vous savez que Frithjof Schuon n’est pas seulement le chef d’une tarîqah, mais encore le Maître spirituel destiné à tout l’Occident. Que comptez-vous faire pour la Grande Triade et aussi pour les Chevaliers du Paraclet ? » – Ce que ce résumé, très fidèle quant au sens, ne peut rendre, c’est le « ton » sur lequel ce petit discours me fut tenu. J’avais l’impression, en l’écoutant, d’être soupçonné de je ne sais quelle rébellion ou trahison à l’égard des intentions de Frithjof Schuon. – Je suppose que c’est Caudron seul qui a cru devoir adopter ce ton à mon égard, car les lettres que je reçois de Frithjof Schuon sont toujours extrêmement bienveillantes, même quand elles contiennent des observations et des reproches. Il est bien entendu d’ailleurs que je suis disposé à accepter qu’on me parle sur n’importe quel « ton », pourvu que cela vienne de vous ou de Frithjof Schuon, mais, comme je le disais plus haut, ce qui rend de telles choses désagréables, c’est que les précautions oratoires dont on s’entoure font qu’on ne sait jamais exactement d’où viennent les choses qu’on vous dit. […]
Marcel Clavelle à René Guénon, 15 février 1948.

D’autant que le récit de Clavelle est confirmé, au moins pour la Grande Triade, par ce que Caudron écrit lui-même à Guénon, au même moment :
Au début de janvier, je suis allé à Lausanne […] Le Sheikh m’a accordé cinq longues entrevues […]

À mon retour de cet excellent voyage, j’ai attiré l’attention de Clavelle sur l’intérêt – pour ne pas dire la nécessité – qu’il y aurait pour la Grande Triade d’entrer en relation avec le Sheikh. D’après des conversations échangées sur ce sujet avec Burckhardt et le Sheikh, celui-ci pourrait aider efficacement ce groupe à retrouver des conditions de réalisation effective, en leur donnant la possibilité d’invoquer un nom divin (Shaddaï).

Clavelle, persuadé d’emblée du bien fondé de cette prise de contact, m’a dit qu’il en parlerait à qui de droit.
Louis Caudron à René Guénon, 22 février 1948.

La version d’un Schuon indifférent qui viendrait apporter son secours las à un Guénon implorant ne tient donc vraiment pas, la demande d’intervention venait bien de Schuon. Guénon, sur le moment, était plutôt réservé quant à cette intervention :
Pour la « Grande Triade », j’ai entendu dire que Cerf aurait l’intention d’aller en Suisse avec Clavelle, mais je ne sais pas quand ce projet devrait se réaliser. Je me demande d’ailleurs si, pour diverses raisons, il n’y aurait pas intérêt à attendre, pour faire quelque chose dans ce sens, que Clavelle, Maridort et Maugy soient parvenus au grade de Maître ; l’ennui est que les délais ont été considérablement augmentés par les règlements actuels ; mais je viens d’apprendre que Cerf avait réussi à les faire réduire pour eux et qu’ils devaient recevoir le grade de Compagnon ce mois-ci ; si une dispense semblable est accordée aussi pour le grade de Maître, ils pourraient l’avoir dès l’été prochain, au lieu d’être obligés d’attendre encore un an comme il en aurait été en appliquant strictement la règle générale.
René Guénon à Louis Caudron, 6 mars 1948.

Dans la suite de la lettre déjà citée, Clavelle disait qu’il espérait bien une aide de Schuon, mais qu’il ne comptait pas la lui demander dans la situation d’alors, pas pour la Grande Triade, et encore moins pour le Paraclet :
[…] En tout cas, vous savez très bien qu’en ce qui concerne la « Grande Triade », mes intentions sont précisément celles qu’on paraissait me reprocher de ne pas avoir puisque je vous ai écrit clairement que j’espérais une aide de Frithjof Schuon, et ce dernier ne peut pas l’ignorer non plus.

Quoi qu’il en soit, je n’ai fait aucune remarque de ce genre à Caudron et je me suis borné à lui exposer la manière dont je concevais le développement des choses. Je me proposais d’écrire à ce sujet à Frithjof Schuon quand J.-A. Cuttat est venu à Paris. Je lui ai de nouveau exposé mon point de vue et l’ai prié de le communiquer à Frithjof Schuon, ce qui est fait maintenant. Il me reste maintenant à vous le faire connaître.

La L∴ « La Grande Triade » n’est pas actuellement un groupe homogène d’initiés virtuels ayant donné une entière adhésion à la Doctrine traditionnelle telle qu’elle est exposée dans votre œuvre, ayant une compréhension suffisante de votre œuvre et aspirant réellement à une réalisation spirituelle. De plus, beaucoup d’entre eux n’accepteraient probablement pas de prendre une attitude de « solliciteurs » à l’égard du chef d’une organisation non-maçonnique. Enfin, un bon nombre d’entre eux ne me paraissent pas susceptibles de jamais réunir les conditions ci-dessus. Le travail principal, pour l’instant, me paraît être d’amener à la « Grande Triade » des individualités venues de l’extérieur (soit des profanes, soit des Maç∴ qu’on affilierait) remplissant – ou paraissant remplir – les conditions voulues, et de les faire arriver au grade de Maître. À ce moment, je veux dire quand nous aurons 8 ou 10 « Maîtres » de cette sorte, on pourra envisager cet « appel » à Frithjof Schuon, soit au nom de la « Grande Triade » si une majorité approuve cette démarche, soit au nom d’un « cercle intérieur » à constituer suivant des modalités qui m’échappent mais sur lesquelles vous devez avoir des idées puisque vous y avez fait vous-même allusion. Ceci fait, et si la demande est agréée par Frithjof Schuon, il conviendrait alors que Cerf se rende auprès de Frithjof Schuon pour recevoir ses instructions. – Quant à dire, comme me l’a demandé Caudron, si Cerf serait éventuellement, vis-à-vis de Frithjof Schuon, un « moqaddem » docile et soumis qui n’occasionnerait pas les soucis que d’autres moqaddem ont, paraît-il, causé, il m’est difficile d’être catégorique sur ce point. Cerf est un homme de 65 ans, ayant ce qu’on est convenu d’appeler une « forte personnalité » et la bonne dose d’orgueil habituelle chez de telles individualités, mais il m’est impossible de prévoir les répercussions que pourrait avoir sur lui une rencontre avec Frithjof Schuon. – J’expose ici les choses comme je les vois, et je ne peux rien faire d’autre, même si je me trompe. Ceci dit, je suis tout disposé à faire tout ce qu’on voudra, au moment que l’on voudra, étant tout à fait détaché de ce qui pourra advenir de tout cela.
[…]

J’en arrive maintenant aux Chevaliers du Paraclet. – Ici, la situation se présente encore sous un jour très différent à tous égards. Ma position personnelle, vis-à-vis des Chevaliers du Paraclet n’est pas du tout la même que ma position à la « Grande Triade ». Certes, je suis en excellents termes avec Tamos et Barmont qui sont de vieux amis et qui me gardent une certaine reconnaissance pour la part que j’ai prise au « réveil » du Paraclet ; ils me tiennent au courant de l’activité de leur organisation et je leur envoie des postulants, mais ils ne me demandent ni aide ni conseils ni participation à leurs travaux (ce qui soit dit en passant me serait impossible et ils le savent). D’autre part, à tort ou à raison, ils ne croient pas avoir quoi que ce soit à demander et surtout au chef d’une organisation islamique. Quant à leur assurer que Frithjof Schuon est autre chose et plus que le chef d’une tarîqah, je pense qu’ils considéreraient cela comme la marque chez moi d’une vénération enthousiaste sans doute respectable, mais qu’ils ne se croieraient pas tenus d’en faire état dans leur comportement. C’est ce que j’ai dit à Caudron et à Cuttat. – À quoi Caudron m’a répondu : « Il serait du moins normal que les chefs des organisations initiatiques existant en Occident soient en contact ». Peut-être, et si on devait envisager des relations sur un pied d’égalité, il se peut que Tamos ne s’y refuserait pas, mais il ne verrait sans doute pas pourquoi ce serait lui qui devrait prendre l’initiative. Caudron me demanda alors si Tamos était en correspondance avec vous. Je répondis affirmativement et lui dis qu’il me donnait là une idée : si ce contact est jugé utile, René Guénon pourrait le suggérer à Tamos avec plus d’autorité que je ne pourrais le faire. Caudron me dit alors que vous ne voudriez sans doute pas faire une telle suggestion, que vous argueriez que cela ne rentrait pas votre rôle, etc. – Je suppose, en effet, que si telle avait été votre intention, vous auriez déjà pu la faire connaître à Tamos, soit directement, soit par Bourdariat (soit dit en passant, je ne crois pas que Tamos accepte immédiatement l’invitation romaine). – Pour ma part, de ce côté aussi, je suis tout prêt à faire telle démarche qu’on voudra, si on m’en donne l’ordre, mais je suis bien tranquille quant au résultat, et vous connaissez assez Tamos pour être, vous aussi, tout à fait fixé sur ce point. Ce qui, le cas échéant, ne facilitera rien, c’est la sottise faite, il y a déjà pas mal de mois, par le jeune Jannot qui essaya de se procurer « clandestinement » le texte de la Règle du Paraclet par un jeune homme de ses amis qui a été rattaché par l’abbé Chatillon. Tamos, averti de cette tentative, trouva la chose plus qu’inconvenante. Je l’assurai que Frithjof Schuon était certainement étranger à cette manœuvre, que Jannot avait probablement entendu Frithjof Schuon manifester quelque curiosité relativement à la Règle du Paraclet, et qu’il avait sans doute voulu faire un coup d’éclat en apportant à Frithjof Schuon copie de ce document. Je pense que j’ai persuadé Tamos, mais il n’en est pas moins vrai que cette histoire lui a laissé une impression fâcheuse. – Bien entendu, quand j’eus l’occasion de faire des reproches à Jannot à ce sujet, il se défendit en prétendant que c’était le jeune disciple de l’abbé Chatillon qui lui avait offert de lui communiquer la Règle du Paraclet, ce que l’autre a naturellement démenti.
Marcel Clavelle à René Guénon, 15 février 1948.

Les tentatives de Schuon pour imposer son autorité aux organisations initiatiques occidentales n’ont donc pas eu le succès escompté. Mais il ne s’est pas avoué vaincu : pour régner seul sur tout l’Occident, il lui suffisait de contourner ces organisations en les déclarant inutiles… ce qu’il a fait en publiant les Mystères christiques, article qui déclare tous les Chrétiens déjà initiés par les sacrements, initiés auxquels il ne manquait donc plus qu’un maître, Schuon. Et ceci en engageant insidieusement la responsabilité de Guénon :
[...] Certains pourraient en effet être tentés d’objecter que l’invocation du Nom de Jésus n’a point de fondement scripturaire ; mais l’institution du sacrement de la confirmation ne se trouve pas non plus dans les Textes sacrés, et s’il est vrai que la confirmation se trouve au moins mentionnée dans les Écrits apostoliques, la même remarque vaut en ce qui concerne l’invocation. Le fait que celle-ci comme celle-là se fondent, non point sur l’Écriture, mais sur la Tradition indique d’ailleurs un rapport profond, en ce sens que ces deux moyens de grâce relèvent pareillement des « Grands Mystères », nonobstant le fait que le Christianisme, intégralement ésotérique et initiatique à l’origine et par définition, a dû réaliser une application intégralement exotérique (1) ; en d’autres termes, le Christianisme ne comporte rien qui n’ait été englobé dans cette application, ce qui n’empêche nullement que tous les moyens de grâce aient gardé, en eux-mêmes, leur sens et leur efficacité strictement initiatiques. S’il est incontestable, comme l’enseignent les Soufis, que le Christ n’a pas apporté d’exotérisme (sharî’ah), mais uniquement un ésotérisme (haqîqah), il est d'autre part tout aussi incontestable que le Christianisme est une religion, c ’est-à-dire une institution ayant en fait, sinon en principe, un caractère exotérique; la vérité est donc dans la juste combinaison de ces deux axiomes. Le caractère apparemment contradictoire du Christianisme est nécessaire et providentiel ; du moment qu’il devait se constituer en tradition indépendante, il avait besoin d’une application tenant compte de toutes les possibilités humaines; mais étant entièrement d’essence initiatique - sans quoi il s’identifierait à la Loi mosaïque (2) - il devait étendre cette application à tous ses contenus, que ceux-ci réfèrent aux « Grands » ou aux « Petits Mystères ». Mais cette « traduction » en un mode plus extérieur - et elle constitue à certains égards une « profanation » volontaire à laquelle condescend la Divinité, à titre exceptionnel et dans le sens d’un « moindre mal », - cette traduction n’empêche point, nous le répétons, que les moyens de grâce restent ce qu’ils sont par définition ; le tout sera question d’interprétation et de méthode (3).
-----
1 - Il est, par conséquent, toujours légitime de ne pas compter l’Église parmi les « organisations initiatiques » proprement dites qui peuvent subsister en Occident, telles que le Compagnonnage et la Maçonnerie, et qui ne présentent évidemment aucun caractère religieux : leur déchéance n’a certes rien à voir avec une application ou adaptation quelconque. Quant aux rites chrétiens, il ne saurait être illégitime de les qualifier d’exotériques, puisqu’ils le sont en fait, et cela depuis fort longtemps; cette application exotérique présuppose toutefois que ces rites s’y prêtent par leur nature; or nous savons qu’il en est ainsi, le Christianisme étant essentiellement une « voie de Grâce ». - René Guénon a exprimé ce caractère exceptionnel du Christianisme, - mais sans vouloir l’expliquer - en disant que les « sacrements » sont quelque chose dont on ne trouve nulle part ailleurs l’équivalent exact.
2 - D’après un vieil adage, Christi doctrina revelat quae Moysi doctrina velat. - Les commentateurs de la Thora rapportent que la difficulté d’élocution dont souffrait Moïse lui était imposée par Dieu afin qu’il ne puisse divulguer les Mystères que, précisément, la Loi du Sinaï devait voiler et non dévoiler : or ces Mystères n’étaient autres, au fond, que les Mystères « christiques ».
3 - Pour ce qui est de la méthode, il importe de ne jamais perdre de vue que le Maître spirituel (le Starets chez les Russes) en représente l’un des piliers.
Frithjof Schuon, Mystères christiques, Études Traditionnelles, juillet-août 1948.

Ce n'est qu’un extrait significatif de l’article, tout au long duquel Schuon tente de faire confondre ésotérisme et exotérisme :
https://drive.google.com/file/d/0ByKzK-4F0VPWR2tSQndnTm1mdG8/view

La lettre suivante de Caudron, juste avant la publication de la mise au point de Guénon, montre un Schuon qui, devant ses disciples enthousiastes, assume ses projets d’assujettissement de l’ensemble de l’Occident :
Nous avons eu enfin la satisfaction de revoir Frithjof Schuon à Paris. Il y a eu à cette occasion beaucoup de monde et il faut espérer pour notre bien spirituel à tous, que de telles visites pourront se renouveler.
[…]

D’autre part, il semblerait qu’il soit maintenant possible d’obtenir la délivrance en prenant pour base de cette réalisation initiatique, les rites catholiques eux-mêmes ? Je me rappelle que vous me disiez, également vers cette même époque, qu’il n’était pas douteux que les rites religieux en eux-mêmes et tant que rien d’autre ne vient s’y superposer, sont fait bien plutôt pour maintenir l’être dans les prolongements de l’état individuel humain que pour lui permettre de dépasser celui-ci.

Or, il semblerait, à cet égard, que la barakah de notre vénéré Maître ait revivifié la vertu opérative de l’influence spirituelle qui y était toujours présente, puisqu’il lui est possible de guider efficacement dans une telle voie de réalisation, des personnes d’obédience catholique et sans autre appartenance.

D’autre part il lui est également possible de revivifier la vertu d’un nom divin, propre à servir d’incantation pour ceux d’obédience maçonnique. Il semblerait donc, peut-être pour des raisons cycliques, que sa barakah puisse revivifier tout ce qui en occident subsistait en possibilités de réalisation initiatique. S’il en est ainsi, ceci serait extrêmement important et intéressant pour les candidats à venir, puisque l’observance de rites exotériques, tels que les rites islamiques, par exemple, dans les conditions d’existence que sont celles du monde occidental constitue en elle-même un problème assez compliqué, sans compter les difficultés pouvant résulter pour eux en raison de leurs affinités psychiques au monde chrétien. Cela m’intéresserait particulièrement pour mes enfants, puisqu’ils doivent se développer normalement dans un milieu où ne domine évidemment pas l’élément islamique, et je sais par expérience qu’on se heurte, notamment pendant leur scolarité, à pas mal de complications à cet égard, c’est-à-dire le genre de vie qui nous est propre. Je vous serais donc reconnaissant de bien vouloir me dire ce qu’il faut penser de cette nouvelle perspective.
Louis Caudron à René Guénon, 1er septembre 1949.

Je vois avec plaisir figurer dans le dernier No des Études Traditionnelles un premier article sur « Christianisme et Initiation ». C’est une heureuse mise au point qui vient à son heure, car je constate que « l’idée était en l’air », puisque d’autres correspondants vous ont également entretenu de ce sujet.

Ce que je vous écrivais dans ma dernière lettre du 1er septembre n’était d’ailleurs que l’écho de ce que j’avais entendu dire.
Louis Caudron à René Guénon, 17 octobre 1949.

Pour « Christianisme et initiation », je dois dire que je n’avais guère envie de traiter ce sujet, et que je ne m’y suis décidé que parce que des lettres de nombreux correspondants m’ont montré la nécessité de dissiper certaines équivoques qui se sont produites je ne sais trop comment. Cela prend d’ailleurs plus d’extension que je ne le prévoyais en commençant, de sorte que je ne pourrai terminer que dans le no de décembre ; Il vaudra sans doute mieux attendre que vous ayez pris connaissance du tout pour revenir sur les questions soulevées dans votre lettre du 1er septembre. Ce que je puis cependant vous dire pour le moment, c’est que, malheureusement (car je comprends très bien quels avantages cela présenterait pour la plupart de ceux qui vivent en Europe), la « nouvelle perspective » dont vous parliez me paraît bien ne s’ouvrir que sur une véritable impasse. En effet, en fait d’initiation spécifiquement chrétienne qui soit réellement accessible actuellement encore, il semble bien ne pas y en avoir d’autre que la voie hésychaste ; or celle-ci appartient en propre à l’Église d’Orient, et je ne vois pas bien comment elle pourrait convenir à des personnes appartenant à l’Église latine. En tout cas, elle implique nécessairement la transmission régulière de certaines formules, tout à fait comparable à celle des mantras dans la tradition hindoue ; sans cette transmission, on ne peut évidemment parler d’initiation en aucune façon, et alors l’usage de ces formules n’a qu’exactement la même valeur que celui de prières quelconques, ne pouvant dans ces conditions, tout comme celles-ci, produire des effets que dans l’ordre exotérique. J’ajoute encore que là comme ailleurs, la transmission ne peut naturellement être opérée que par quelqu’un qui l’a lui-même reçue régulièrement ; cela ne serait peut-être pas impossible à trouver s’il y avait lieu, mais il n’en a nullement été question jusqu’ici.
René Guénon à Louis Caudron, 5 novembre 1949.

Guénon, en confirmant tout ce qu’il avait exposé jusqu’à présent, démentait par là même le rôle de caution que Schuon lui faisait sournoisement endosser dans son article, et mettait à mal la nouvelle tactique de celui-ci. C’est une des raisons pour lesquelles Schuon lui a voué cette rancune tenace qu’on lui connaît.


4-d) Une mentalité en réalité surtout religieuse et anti-initiatique


Comme nous venons de le voir, Schuon a commencé à rendre publics ses délires dans l’article Mystères christiques (Études Traditionnelles, juillet-août 1948), dans lequel il revendique que les sacrements chrétiens sont initiatiques, et donc que tous les Chrétiens sont déjà initiés, ce qui paraissait absurde à première vue, mais ce qui lui donnait simplement une pseudo-justification pour détourner les Chrétiens d’un rattachement initiatique réel et les mettre sous sa dépendance.

Comme c’était l’existence même de la tarîqah qui était en jeu, et qu’elle était encore censée offrir un rattachement régulier, Guénon s’est d’abord abstenu de réagir, bien qu’il soit directement impliqué dans l’article. Mais il a dû finir par le faire devant la confusion que la manœuvre schuonienne avait jetée chez ses correspondants. Il a répondu longuement dans Christianisme et Initiation, de septembre à décembre 1949, dans la même revue :
Je ne comprends que trop bien les réflexions quelque peu « désabusées » que vous me citez et celles que vous y ajoutez vous-même ; évidemment, tout cela est bien différent de ce qu’on pouvait espérer et de ce que j’avais envisagé moi-même au début de la tarîqah, qui me paraissait devoir donner satisfaction aux demandes de beaucoup ; je dois dire d’ailleurs que ce que j’ai toujours considéré comme l’essentiel, et qui subsiste en tout cas, c’est le rattachement initiatique régulier ; mais, à part cela, il faut convenir que, avec toutes ces dissensions et ces « départs », les résultats sont loin de ce qu’on aurait dû en attendre. Pour ma part, vous savez que je me suis toujours efforcé, autant que possible, de ne pas intervenir dans tout cela, préférant, même quand il me revenait des choses plus ou moins déplaisantes, faire comme si je ne m’en apercevais pas ; j’avais encore fait tout d’abord la même chose pour cette note des « Mystères christiques » m’attribuant, sans que j’en aie même été avisé au préalable, des intentions que je n’avais jamais eues, mais les réactions des lecteurs ne m’ont pas permis de garder indéfiniment le silence. Au fond, ce que je regrette dans cette affaire, c’est qu’elle menace d’avoir des conséquences désagréables pour Vâlsan, car, en ce qui me concerne, l’essentiel était de remettre les choses au point, et, après cela, ce que les uns et les autres peuvent penser ou dire de mes articles m’est en somme assez indifférent…
René Guénon à Louis Caudron, 22 avril 1950.

Au moment où il est manifeste que la tarîqah a été altérée dans sa forme et est devenue une secte à prétentions universalistes, il n’y a bien sûr en son sein aucun respect pour la tradition, que ce soit l’exotérisme ou l’ésotérisme. Mais si on rappelle surtout à ce sujet l’abandon de la pratique exotérique, on peut constater que la mentalité qui y règne est avant tout anti-initiatique, et ressemble à celle d’un exotérisme exclusiviste :
Quant à l’abbé Chatillon, malgré ce qu’on m’avait dit de lui précédemment, je crois comme vous que sa compréhension ne peut pas aller très loin, et il est vraisemblable que ses « limitations » sont bien celles que vous dites ; mais, outre cela, mon impression a été tout de suite que, dans la circonstance présente, il devrait être assez fortement influencé par le point de vue « suisse », et elle s’est trouvée confirmée quand j’ai vu, vers la fin du travail de Cuttat, une phrase d’après laquelle « les sacrements étaient dès l’origine à la fois initiatiques et destinés à tous », ce qui ressemble étonnamment à « l’ésotérisme mis à la portée de tous » dont il parlait dans sa 1re lettre ; l’un est en tout cas aussi contradictoire que l’autre !
René Guénon à Louis Caudron, 10 mai 1950.

j’aurai à revenir la prochaine fois sur « salut et Délivrance » à propos de la recommandation que Sheikh Aïssa nous a faite de « désirer le salut, car c’était le paradis que l’individu devait désirer afin de ne pas être présomptueux ».

Je n’ai pas été le seul à m’étonner de cette visée toute exotérique ; au cours de notre conversation je lui ai dit que, du point de vue ésotérique et pour ceux ayant atteint un certain développement spirituel, vous pensiez que le passage dans un autre cycle était en définitive plus avantageux que le « salut », c’est-à-dire le fait d’être simplement « mis en réserve » dans les prolongements d’un état quelconque. À cela il m’a répondu : « Est-ce que Sheikh Abd el-Wâhid vous a indiqué le moyen de l’éviter ? (le salut)  ».
Louis Caudron à René Guénon, 29 septembre 1950.

L’histoire concernant Sheikh Aïssa et le « désir de salut » est assez extraordinaire encore, mais vraiment on ne peut plus s’étonner de rien de ce côté.
René Guénon à Louis Caudron, 17 octobre 1950.

Mme de Saint-Point elle-même, qui défend encore Sheikh Aïssa (elle rejetterait volontiers tout sur Abu Bakr et sur les Suisses), reconnaît cependant que tout ce qu’il fait traduit un esprit plus chrétien qu’islamique au fond…
René Guénon à Louis Caudron, 26 octobre 1950.


En réalité, cette tendance n’était pas nouvelle : dès le départ, la mentalité de Schuon, et celle de son milieu suisse en général, était en fait bien plus religieuse qu’initiatique, malgré la recommandation primitive de Guénon :
vous ferez bien de vous en tenir toujours fermement à la distinction fondamentale des deux points de vue religieux et initiatique, et à préciser nettement au besoin que, en ce qui vous concerne, vous entendez vous consacrer entièrement au second ; on ne peut trouver à redire à ce que chacun s’en tienne à un domaine déterminé…
René Guénon à Frithjof Schuon, 17 avril 1935.

Et dans l’échange suivant avec Caudron, Guénon précise bien que l’exotérisme seul risque d’être une entrave à un travail initiatique :
En attendant l’éventualité plus ou moins probable d’un rattachement à un centre initiatique quelconque, y aurait-il quelque intérêt pour nous à tirer parti, dès maintenant, des avantages que peut offrir une participation effective au rite catholique ? Rite dans lequel tous les membres de notre groupe ont été élevés, et qui, indépendamment de son caractère traditionnel a également l’avantage d’être à notre portée.

Par les transpositions qu’il nous serait possible de faire dans ce domaine religieux, grâce à nos quelques connaissances métaphysiques, ce rite aurait peut-être pour nous une portée plus grande que pour le simple dévot qui reste prisonnier de l’ambiance cléricale, dans le sens péjoratif que cette expression peut avoir. Ce que nous cherchons en réalité, c’est un « support » nous permettant d’aller plus loin que nos propres forces seules nous permettraient d’aller. Où nous conduira « effectivement » notre propre méditation, privée du secours de toute influence spirituelle ? Ce que nous désirons, c’est de faire de la réalisation, et non de rester de simples théoriciens.

On pourra nous objecter que l’adhésion à un rite non initiatique ne nous permettra pas d’aller au-delà des prolongements de l’individualité humaine. Peut-être ! Mais dans les conditions où nous nous trouvons, pouvons-nous prétendre à autre chose ? N’est-ce pas là le maximum qu’il nous soit normalement possible d’atteindre au sorte de cette vie ? En un mot quel est ce que nous pouvons faire de mieux pour l’instant, telle est la question.
Louis Caudron à René Guénon, 7 avril 1935.

Quant à ce que vous dites au sujet des rites catholiques, il est très vrai que, bien qu’ils soient d’ordre uniquement religieux et non initiatique (et que, dans les conditions présentes, ils ne puissent plus servir même de base ou de point de départ pour une réalisation initiatique), les effets en sont bien loin d’être négligeables. Seulement, d’un autre côté, il ne faudrait pas risquer que cela devienne une entrave par rapport à des possibilités d’un autre ordre qui pourraient se présenter par la suite ; c’est là ce qui complique la question et me fait hésiter à y répondre d’une façon affirmative… – En tous cas, il n’est pas douteux que les rites religieux, en eux-mêmes et tant que rien d’autre ne vient s’y superposer, sont faits bien plutôt pour maintenir l’être dans les prolongements de l’état individuel humain que pour lui permettre de dépasser celui-ci.
René Guénon à Louis Caudron, 22 avril 1935.

En effet, si l’exotérisme est bien nécessaire, pour Guénon la priorité est, évidemment, le domaine initiatique, contrairement à ce que des gens tels que Clavelle ont propagé, prêtant leurs propres obsessions à Guénon.


Une fois rattaché à Schuon, Caudron s’est étonné du caractère religieux, au sens exotérique restreint, de Schuon, et même de son hostilité pour Guénon qui lui semblait trop « athée » (en réalité ce n’est pas une absence religieuse qui le dérangeait, mais une présence initiatique) :
Je suis d’autant plus heureux d’accomplir tous ces exercice, que j’en ressens les effets salutaires, mais je dois vous avouer que je ne m’attendais pas à être ramené à une pratique aussi « religieuse », laquelle, je m’empresse d’ajouter, est en parfaite harmonie avec mon tempérament bakta. Seulement les lectures métaphysiques ne m’avaient pas préparé à envisager les choses sous cette perspective. Dans une lettre à M. Ragout, Sidi Aïssa avait déjà insisté sur ce fait, que « les vrais initiés sont des hommes très “pieux” et cela se confirme non seulement pour ceux dont la tradition comporte un aspect religieux, mais aussi pour ceux qui appartiennent à une tradition à forme purement métaphysique, comme par exemple les hindous, qui, eux aussi, sont littéralement “pieux”. »
Louis Caudron à René Guénon, 24 février 1936.

D’une façon générale, il semble que Schuon ait une tendance naturelle à être un peu trop « absolu » dans ses affirmations ; cela se voit aussi dans ce que vous me rapportez au sujet de la « piété », et qui ne me paraît pas tenir suffisamment compte de la diversité réelle des « voies ».
René Guénon à Louis Caudron, 9 mars 1936.

Vasile Lovinescu a été surpris de l’attitude de piété de Sidi Aïssa et surtout de celle de Sidi Ibrahim [Burckhardt]. Il été également étonné que l’ambition de ce dernier ne se borne qu’à vouloir simplement éviter le « feu de l’enfer ». Sidi Aïssa m’avait déjà dit que cela était une sorte d’obsession pour Sidi Ibrahim. Tout cela est profondément humain et nullement critiquable en raison de la diversité des voies, mais il en résulte une sorte de déception pour ceux qui comptaient s’abreuver de métaphysique pure. Il est vrai que Schuon dit, dans une lettre, « qu’il a cherché, dans son article sur l’oraison, à réagir contre une tendance pratiquement “athée” de quelques théoriciens de doctrines métaphysiques ». Il nous a dit par ailleurs qu’en tant que « guénoniens » (sic) nous pouvions nous intéresser aux autres traditions mais que dans les séances rituéliques il ne voulait pas en entendre parler. Il nous a dit cela à propos d’un compte rendu de séance rédigé par Ragout qui fait fonction de katib, et dans lequel il avait inséré des comparaisons entre ce que Sidi Aïssa nous avait dit et l’Inde ou le Tâo.

Je ne critique nullement cette façon de voir, puisque notre voie doit être parcourue en mode islamique, mais on aimerait y retrouver l’équivalent, ce qui, jusqu’à présent, n’est pas le cas. On peut se demander, à ce sujet, si Sidi Aïssa, en raison de sa tournure d’esprit, finira par prendre cette perspective en considération. Je ne dis pas qu’il l’ignore, mais il ne semble pas l’avoir inscrite à son programme, qui semble porter essentiellement sur la contemplation des symboles en tant qu’expressions des principes, beaucoup plus que sur la compréhension abstraite des vérités métaphysiques, à laquelle nous nous étions attachée par l’étude de vos livres. D’après tout ceci, je vois que j’étais beaucoup plus jnâna que je ne le pensais. Il se peut que cette voie « mixte » soit la plus opportune pour nous, dans les conditions qui pèsent sur tous les individus qui vivent à cette époque. Cette voie « mixte » permettra certainement un recrutement sur une plus grande échelle, mais ne sera-ce pas au détriment du travail en « profondeur » sur la nécessité duquel vous avez tant insisté dans votre « Orient et Occident ».

Pour concrétiser, par un exemple vivant, ce que je viens de vous dire, je vous citerai ce simple fait. Gênés par le manque d’unité qui résulte du foisonnement d’idées extrêmement variées, au sein desquelles nous nous sommes trouvés brusquement plongés, il est inutile de dire que loin de nous sentir rapprochés de la pure spiritualité, nous avons eu l’impression de nous en éloigner en vue d’une fixation, plus aisée, mais moins centrale. Ce matin, étant seul, j’ai éprouvé le besoin de reprendre contact avec un point de vue plus dégagé des considérations périphériques. À cet effet, j’ai relu un passage de l’« Homme et son Devenir » ; aussitôt j’ai retrouvé l’atmosphère spirituelle si favorable aux réalisations intérieures.

En raison de cette expérience, je me demande, s’il s’agit simplement d’un manque d’adaptation de ma part, lequel entraîne une perturbation momentanée ou, ce qui serait plus grave, s’il s’agit d’une question de méthode, de « voie » ? L’impression qui domine est qu’on nous demande essentiellement de prendre une tournure d’esprit, assurément traditionnelle et orthodoxe, mais ayant une tendance formaliste prononcée, qui pourra faire de nous d’excellents musulmans mais pas nécessairement de parfaits métaphysiciens.

Il est bien certain que la forme nous importe peu, à condition qu’on en maintienne l’esprit au niveau des spéculations purement métaphysiques.
Louis Caudron à René Guénon, 19 mars 1936.

Burckhardt me fait l’effet d’être beaucoup plus « méthodique » que Schuon ; mais ce que Lovinescu vous a dit à son sujet m’étonne un peu, car je ne me suis jamais aperçu de cela dans sa correspondance. En tout cas, on dit tout à fait couramment ici que quiconque désire le Paradis ou craint l’Enfer est encore bien loin d’être réellement « mutaçawwuf »…
[…]

Je ne vois pas trop à quoi Schuon a voulu faire allusion dans ce qu’il a dit au sujet de son article sur l’oraison (article que j’ai d’ailleurs trouvé très bien) ; cela me rappelle un reproche de ce genre que Barlet adressait autrefois à Matgioi ; et je me suis toujours demandé s’il n’y avait pas là, pour une bonne part, une simple querelle de mots…

Maintenant, pour ce qui semble vous causer une certaine gêne, il faut dire d’abord que naturellement une forme traditionnelle doit être prise comme un tout, l’exotérisme représentant un point d’appui nécessaire pour ne pas « perdre terre » ; et il est probable que, dans une organisation initiatique chrétienne du moyen âge, vous auriez eu à peu près la même impression que celle que vous avez actuellement. – D’un autre côté, comme je l’ai dit bien souvent, il ne faut pas oublier que ce qui est l’essentiel, c’est le rattachement initiatique et la transmission de l’influence spirituelle ; cela fait, chacun doit surtout travailler par lui-même, et de la façon qui lui convient le mieux, pour rendre effectif ce qui n’est encore que virtuel. Il va de soi qu’il vaudrait mieux avoir le choix entre une diversité de méthodes permettant à chacun d’être aidé aussi complètement qu’il se peut, mais malheureusement ce n’est pas le cas actuellement ; en tout cas, ce qui est destiné à être une aide ne doit jamais devenir un empêchement pour personne. J’ajoute que Schuon est très excusable de ne pas envisager peut-être suffisamment l’adaptation qu’il faudrait pour chacun, car il est évident que cela demande une expérience qu’il ne peut avoir encore ; et je vois d’ailleurs que vous comprenez cela très bien ; mais il est à craindre que d’autres ne le comprennent pas comme vous… Il faut pourtant espérer que tout cela s’arrangera peu à peu ; il faut bien penser qu’il s’agit en somme d’un « début », dans des conditions qui ne s’étaient encore jamais présentées jusqu’ici.
René Guénon à Louis Caudron, 29 mars 1936.

Je ne voudrais pas passer pour « méchant », mais enfin puisque vous désirez savoir ce à quoi Schuon a voulu faire allusion dans ce qu’il a dit au sujet de son article sur l’oraison, je dois vous dire qu’il a voulu « combattre les tendances » de « feu » Palingénius, qui a écrit, paraît-il, un article sur la prière, et « qui à cette époque était fortement influencé par la maçonnerie » (ou « imprégné de maçonnerie », je ne peux plus vous garantir lequel des deux termes il a employé, quand il m’a parlé de cela).
Louis Caudron à René Guénon, 14 avril 1936.

Si, à propos de l’oraison, c’est à mon ancien article qu’il a voulu faire allusion, qu’a-t-il bien pu penser en voyant celui-ci reparaître, précisé sur certains points, mais non pas changé quant au fond ?
René Guénon à Louis Caudron, 27 avril 1936.


Il a déjà été fait état précédemment de l’ignorance de Schuon. En consultant des auteurs douteux comme Massignon pour tenter de réduire cette ignorance, Schuon trouvait une sensibilité en accord avec la sienne :
Jenny me disait que les tendances de la tarîqah lui paraissaient trop sentimentales. À ce sujet je serais heureux d’entendre à nouveau Sidi Aïssa, pour mieux apprécier la doctrine d’El Hallaj. Depuis que je lis l’el Hallaj de Massignon, j’y retrouve pas mal d’idées que Schuon nous avait exposées. Il est en effet possible que le principal de sa documentation provienne de cet ouvrage, si j’en juge par différents recoupements : quand il était ici, il avouait ne pas être resté assez longtemps en pays islamiques pour y acquérir une connaissance suffisante. J’ai ouï dire par ailleurs qu’il avait rompu toutes relations avec le Sheikh actuel de Mostaganem et ensuite, s’il vous écrit toujours aussi peu, il lui sera difficile de compléter, par votre intermédiaire, ce qui lui manque. Qu’il ait, en dehors de ses propres réalisations, d’autres sources d’information, c’est ce que j’ignore.

Il se peut, d’ailleurs, que la doctrine d’El Hallaj soit une source excellente de progrès spirituels, mais le rôle de l’amour y est tellement prépondérant, du moins d’après Massignon, que cela semble encore s’éloigner de la pureté des données métaphysiques acquises antérieurement.

En tout cas on comprend mieux la position de Sidi Aïssa présentant la piété comme étant le premier devoir de l’initié et recommandant de multiplier autant que possible 1o la prière, 2o les jeûnes, 3o les veilles. Restent deux autres points qui n’étaient pas encore bien déterminés dans le programme de Sidi Aïssa, quand nous sommes passés à Bâle. La concentration y aurait-elle sa place qu’elle n’aurait en tout cas que le no 4 ou 5.
Louis Caudron à René Guénon, 15 juin 1937.

Pour la question d’El-Hallâj, jamais Schuon n’y a fait la moindre allusion en m’écrivant ; comme vous pouvez vous en douter, l’interprétation de Massignon est tout à fait sujette à caution, puisqu’il y a toujours chez lui l’arrière-pensée de ne voir partout que du « mysticisme » et des influences chrétiennes. Cependant, je dois dire aussi que, toute interprétation à part, je préférerais une autre forme à celle d’El-Hallâj, qui se prête plus facilement à ce genre de déformation ; c’est d’ailleurs l’imprudence ou la maladresse de ses expressions qui a été la cause de sa mort…
René Guénon à Louis Caudron, 26 juin 1937.


Cette attitude butée et catégorique a continué à s’exprimer après qu’il ait abandonné sa référence en matière d’exotérisme, la zaouïa de Mostaganem, et c’est ce qui lui a permis de développer ses fantaisies sous « inspiration », avec de moins en moins de retenue :
Allar […] a reçu une lettre aimable de Schuon dans laquelle on lit ceci :
« … maintenant que, après la Risalat al-Hayat, le Kitab al-Insan al-Kamil va être traduit, personne n’est plus en droit de se plaindre d’un manque de textes islamiques. D’ailleurs pour qui a l’esprit spéculatif, la shahâdah renferme tout. Il s’agit de s’approprier par la pratique du dîn, la perspective islamique, afin qu’on puisse extraire l’essence métaphysique de l’Islam de toute formule et avant tout précisément de la shahâdah et du nom Allah. Mais malheureusement, peu ont l’esprit spéculatif. On est dogmatiste, déterministe, pauvre en “imagination” intellectuelle et par conséquent exigeant en matière de théorie. Ma théorie cependant est indéfinie. Pour comprendre la métaphysique islamique, il faut être musulman, ou plutôt muslim. Il faut se garder de voir dans l’Islam une “forme religieuse” quelconque ; il faut y voir au contraire la dernière possibilité de manifestation traditionnelle, donc le dernier mot de la Tradition primordiale.

« Le point de vue religieux, à rigoureusement parler, se réduit en dernière analyse à ceci : d’abord distinction plus ou moins radicale entre la Divinité et l’être individuel et par conséquent méconnaissance et négation de l’identité essentielle et de l’identification ; ceci pour la doctrine ; et ensuite pour la réalisation, recherche du seul salut moyennant l’action, non pas moyennant la Connaissance, sans parler évidemment, du but de cette connaissance, l’Identité.

« Mais je n’ai jamais compris pourquoi certains rangeaient la prière, par exemple, du côté du point de vue religieux ; et d’autre part l’action dans la mesure où elle ne s’oppose pas à la connaissance, en est naturellement un support.

« Tout cela ne vous est pas nouveau, sans doute, mais il y en a d’autres qui n’arrivent pas à le comprendre. »

Ses lettres contiennent souvent des sous-entendus, où on ne distingue pas très clairement qui ou quoi elles veulent viser exactement. Il semble également avoir toujours la même tendance à être un peu trop « absolu » dans ses affirmations et ne pas tenir suffisamment compte de la diversité des « voies », quoiqu’il en dise quand on en parle avec lui. Il a sa voie et c’est à nous de nous l’assimiler, sinon il ne peut plus rien pour nous. D’ailleurs sa méthode est simple, il suffit de prier et de spéculer sur la shahada ; mais où apparaît, dans ce point de vue, « la nécessité de posséder des données théoriques inébranlables et fort étendues avant de songer à la moindre réalisation » ? En ce qui me concerne, je constate que mes progrès de compréhension sont toujours conditionnés par la méditation d’un point, pris dans vos livres.

Avec sa façon de voir, prise à la lettre, on pourrait conclure que vos livres ne valent que pour les profanes ; dès que ceux-ci ont compris quelles étaient leur ultime destinée et la meilleure des voies pour y parvenir, ils n’ont plus qu’à refermer vos ouvrages et se conformer au dernier « mot de la Tradition primordiale ». S’il n’y avait pas cette orientation vers la Délivrance et non seulement vers le « salut », je me demande, pratiquement parlant, ce qui nous différencierait des mystiques ?

En tout cas c’est nettement l’élément bhakta qui domine ; simple question de « voie » et d’époque.

Ces remarques ne sauraient d’ailleurs altérer ni le mérite, ni le zèle que Schuon déploie conformément à sa nature.
Louis Caudron à René Guénon, 8 novembre 1937.

Pour Allar, […] Quant à la lettre qu’il a reçue de Schuon, je vois qu’en somme c’est toujours à peu près la même chose ; il y a là un point de vue qui est tout de même un peu trop « unilatéral », mais il est évident que c’est sa nature qui est ainsi, et je crois qu’on ne gagnerait rien à le heurter…
René Guénon à Louis Caudron, 20 novembre 1937.


4-e) Propagande


De la part des schuoniens, il y a également inversion accusatoire à propos d’une soi-disant submersion de candidats envoyés par Guénon, alors qu’il a toujours souligné son indépendance, et que c’était le premier à insister sur la bêtise et le danger de la propagande.

N’étant aucunement chargé de recruter des adhérents pour une organisation quelconque, je me garderais bien d’engager qui que ce soit à s’adresser ici ou là.
René Guénon à Louis Caudron, 29 janvier 1933.

J’ai eu cet après-midi une entrevue avec MM. Préau et Clavelle ; ces MM. m’ont prié de vous écrire pour préciser certains points qui pourraient être envisagés au cours de nos conversations.

De notre pauvre monde occidental nous vous adressons un appel désespéré ; avant que la tourmente qui pointe à l’horizon, ne nous ait dispersés, et, s’il en est temps encore, nous vous demandons de bien vouloir nous aider à réaliser notre voie.

Je sais bien que quelques individualités isolées comptent peu dans le tourbillon du monde, et que les desseins éternels se réaliseront sans nous, si telle est Sa Volonté.

Pourtant, il est de notre devoir de tendre tous nos efforts vers Cela même, que nous avons commencé à comprendre grâce à vous et daignez, s’il est en votre pouvoir, ne pas nous abandonner en si bon chemin.

En vous parlant ainsi ce n’est pas en mon nom personnel seulement que je le fais, mais au nom de tous ceux que je représenterai en allant vous voir.

Ce qui nous importe le plus en ce moment, c’est le désir de recevoir l’Initiation, et, nous sentons, que plus nous attendrons plus les chances de réussite qui nous restent diminueront.

M. Préau a pensé qu’il serait utile d’éclairer le plus possible la situation avant mon voyage éventuel ; aussi m’a-t-il demandé de vous écrire dès ce soir pour que mon courrier profite du plus prochain courrier.
[…]

6o Dans le cas d’un rattachement à une organisation soufie, par l’intermédiaire d’un Moqaddem habitant l’Europe (M. Schuon par exemple) est-il possible de réaliser sans danger l’Initiation, tout en demeurant dans l’ambiance européenne ?
Louis Caudron à René Guénon, 7 mai 1935.

À la vérité, je dois dire que je ne comprends pas très bien l’« appel » que vous m’adressez, car, par moi-même, je ne suis rien ; je n’ai d’ailleurs jamais fait la moindre promesse, … sauf, si l’on veut, celle d’écrire tout ce que je pourrais pour ceux qui sont capables d’en profiter ; et je regrette seulement, à cet égard, que les circonstances ne m’aient pas encore permis d’écrire bien des choses que j’ai en vue depuis longtemps…

Cela dit, je vais tâcher de répondre à vos questions ; du reste, la réponse est d’autant plus simple et plus facile que je dois m’abstenir d’influer sur les décisions de qui que ce soit, car c’est à chacun qu’il appartient de choisir lui-même la voie qui lui convient le mieux.

En somme, vous avez maintenant devant vous, sans quitter l’Europe, la possibilité de rattachement à deux organisations initiatiques, l’une occidentale, l’autre orientale. Ceux qui voudront se rattacher au Soufisme ne pourront mieux faire que de s’adresser à Schuon, qui est maintenant tout à fait qualifié pour cela, et qui, je crois, est tout disposé à s’en occuper activement. […]
René Guénon à Louis Caudron, 17 mai 1935.

Pour ce que vous me demandez, il est bien entendu que la question du rattachement initiatique regarde Schuon exclusivement ; et, d’après ce qu’il vous a dit, je ne pense pas, si vous vous décidez à le demander, que cela doive faire de difficultés.
René Guénon à Luc Benoist, 21 juin 1936.

En fait, c’était Schuon qui faisait de la propagande, contre l’avis de Guénon :
Sidi Aïssa voit évidemment très grand au point de vue du recrutement, mais s’il est sûr de lui, il n’y a plus rien à dire…
[…]

Il dit que si Chacornac consentait à lui donner le nom de ses abonnés il pourrait, d’après leurs noms, discerner ceux qui seraient susceptibles d’être rattachés.
Louis Caudron à René Guénon, 12 février 1936.

Pour le recrutement, d’une façon générale, je pense qu’on ne saurait être trop prudent, et que surtout il ne faut jamais viser à la quantité. – À ce sujet, j’avoue que je ne comprends pas très bien l’idée de Schuon pour la liste des abonnés de Chacornac (que d’ailleurs je crois celui-ci fort peu disposé à communiquer à qui que ce soit !). D’abord, je ne pense pas qu’on puisse tirer grand’chose de valable des noms en langues européennes ; ensuite, on ne peut toujours pas aller offrir un rattachement à des gens qui ne l’ont pas demandé…
René Guénon à Louis Caudron, 23 février 1936.

Vasile Lovinescu vous disait qu’à Bâle ils avaient quelques ennuis, car on commençait à savoir de ce dont il s’agissait réellement. Schuon reconnaît qu’ils ont commis de graves imprudences, et que, par exemple, au début ils allaient faire l’appel à la prière du haut d’une terrasse de la cathédrale ! (Je crois que cela se passait à Lausanne). Les réunions publiques de Bâle n’ont plus lieu. Celles de Lausanne, par contre, sont de plus en plus suivies et attirent de plus en plus de monde dans la « zone no 2 ». Là nous sommes en plein prosélytisme.
Louis Caudron à René Guénon, 19 mars 1936.

Meyer est reparti pour Bâle après avoir obtenu son rattachement sous le nom de Idris Abdul Karîm. Il semble avoir subi à Bâle un régime différent de celui de Vasile Lovinescu. Il n’avait jamais assisté à aucune prière en commun et n’avait pas non plus prononcé la shahada bien qu’il pratiquait, seul, les rites depuis un mois. Pour le reste, ses connaissances étaient, sinon insuffisantes, du moins des plus sommaires ; pourtant il a été envoyé avec avis favorable, et, sous un aspect plus froid et plus réservé que Vasile Lovinescu, il n’en est pas moins sympathique.

Quant à sa qualification, certainement elle en vaut largement d’autres, du moins en tant que nous pouvons en juger actuellement. On n’en reste pas moins surpris de la rapidité d’admission ; bien entendu toutes ces personnes sont sérieuses et sincères, mais on peut toujours se demander si leur détermination, prise aussi hâtivement, n’est pas le résultat d’un enthousiasme plus propice aux décisions immédiates qu’à la garantie d’une continuité dans de telles résolutions ?

Il y a là encore de sérieuses réformes à faire dans nos conceptions à ce sujet. Nous en étions restés aux temps héroïques où le candidat devait attendre longtemps dans la plus grande incertitude que le Maître daignât s’occuper de lui. Bien entendu, il ne s’agit pas de tenir une conduite aussi rigoriste, surtout à l’égard de personnes telles que Préau ou Clavelle qui sont connues depuis longtemps.

Puisque nous sommes dans la période des « réformes conceptuelles », je dois encore ajouter que je croyais Schuon en possession de « pouvoirs » lui permettant de déceler presque à coup sûr la qualification ou la non qualification d’un individu. Or, pour le cas de Ragout, c’est le contraire qui s’est produit ; il l’a accepté parce que c’était moi qui le lui présentais et qui me portais en quelque sorte comme garant de son aptitude. Maintenant je sais à quoi m’en tenir à ce sujet.
[…]

L’autre jour, Schuon nous montrait une affiche annonçant l’une des conférences qu’il avait faites à Lausanne, et où il y avait eu une assistance de 400 personnes. Il souhaitait pouvoir reprendre de telles conférences à Paris, mais il ne voyait pas bien, disait-il, dans quelle salle il pourrait les faire. Chabot lui a suggéré la salle Adyar de la Société Théosophique. Schuon a acquiescé à l’idée disant, par ailleurs, que c’était dans ce public qu’il comptait recruter le plus d’adhérents !
Louis Caudron à René Guénon, 2 avril 1936.

D’un autre côté, ce que sa préparation à son rôle a pu avoir d’insuffisant ou de trop rapide serait certainement moins grave s’il avait un peu moins de confiance en lui-même, et surtout s’il n’y avait pas chez lui cette sorte de volonté de ne pas tenir compte de tant de choses qui ont bien pourtant leur importance… L’histoire des conférences à la salle Adyar en est encore un bel exemple ; comment peut-il ne pas voir quel parti certaines gens ne manqueraient pas d’en tirer contre nous ? Je vous assure que cela encore m’inquiète sérieusement ; il faudra empêcher à tout prix une pareille faute !
René Guénon à Louis Caudron, 17 avril 1936.

(Dans un extrait cité plus haut datant de fin 1950, Guénon ne se souvenait plus de l’épisode de la salle Adyar, ce qui témoigne de l’état d’épuisement dans lequel les schuoniens le poussaient. Il est d’ailleurs décédé peu de temps après.)

Il faut espérer que cette explication l’amènera au moins à être plus prudent en ce qui concerne les admissions ; seulement, je pense qu’il n’ira pas jusqu’à me demander avis sur tous les candidats, d’autant plus que ce n’est pas précisément facile pour des gens qu’on n’a jamais vus et qu’on ne connaît que par correspondance. Il doit d’ailleurs être bien entendu que je ne veux absolument prendre la « direction » de quoi que ce soit, mais aussi que, quand il s’agit non de conseils individuels, mais d’indications ayant une portée générale, je ne peux pas me refuser à les donner dans la mesure du possible ; mais encore faut-il d’abord qu’on juge à propos de me les demander…
René Guénon à Louis Caudron, 17 avril 1936.

Je crains aussi beaucoup les tendances à la « propagande » ; du reste, même en dehors du danger que cela présente, on ne doit pas aller au-devant des gens, mais au contraire les laisser venir d’eux-mêmes.
René Guénon à Vasile Lovinescu, 19 mai 1936.


4-f) L’héritage de la zaouïa de Mostaganem


La dégénérescence de la tarîqah de Schuon n’a donc pas brusquement surgi en 1950, elle s’est faite en deux étapes, où intervient la zaouïa de Mostaganem.

Rappelons ce que disait Guénon de ce milieu, en répondant à Schuon qui lui annonçait qu’il était moqaddem :
Ce que vous me dites par ailleurs n’est malheureusement pas très satisfaisant à divers points de vue ; je n’en suis du reste pas trop étonné… Pour les confusions dont vous parlez, c’est un peu la même chose partout aujourd’hui ; ici, l’influence déplorable de la politique est certainement moins marquée, mais il y a aussi cette fâcheuse tendance à recruter le plus de gens possible et à se féliciter de cette extension ; encore cela n’aurait-il peut-être pas de si graves inconvénients si du moins on observait une hiérarchie de degrés, mais, en fait, il n’en est rien. Je pense que, dans ces conditions, le mieux est de prendre en considération seulement l’essentiel, c’est-à-dire la transmission initiatique, et ne pas trop se préoccuper du reste ; encore faut-il pouvoir s’arranger de façon à n’en être pas gêné… J’ai reçu le journal en même temps que votre lettre, et j’ai pris connaissance de l’article en question ; à quoi peut bien tendre toute cette histoire ? Cela est assurément plutôt désagréable ; et, pour ce projet de journal en français, je n’en vois pas bien la raison : à qui serait-il donc destiné ? Pour ce qui est d’une « société de Français musulmans », je crois que vous feriez bien de vous abstenir, car il est plus que probable que se trouveraient là des éléments fort peu intéressants en général ; vous pouvez d’ailleurs faire valoir que l’Islam n’admet point ces distinctions d’origine ou de nationalité. Pour le reste, vous ferez bien de vous en tenir toujours fermement à la distinction fondamentale des deux points de vue religieux et initiatique, et à préciser nettement au besoin que, en ce qui vous concerne, vous entendez vous consacrer entièrement au second ; on ne peut trouver à redire à ce que chacun s’en tienne à un domaine déterminé… Évidemment, tout cela tient aux conditions de notre époque, et le plus triste est que cela ne peut guère aller qu’en s’aggravant encore ! […]
René Guénon à Frithjof Schuon, 17 avril 1935.

Et comme il le prévoyait, cela s’est aggravé en effet :
En ce qui concerne Mostaganem, il faut reconnaître qu’il y a maintenant de ce côté des choses un peu ennuyeuses, non pas du fait du Sheikh lui-même, d’ailleurs, mais de son entourage à tendances trop « propagandistes » ; pourtant, ce n’est peut-être tout de même pas une raison suffisante pour rompre toutes relations…
René Guénon à Louis Caudron, 26 juin 1937.

Et si Schuon était si propagandiste, c’est justement parce qu’au lieu de prendre en compte les recommandations de Guénon, il prenait exemple sur la zaouïa dégénérée de Mostaganem. Il a ensuite choisi de s’en éloigner :
En ce qui concerne votre droit de regard sur la tarîqah, j’ai cru pouvoir lui dire, que cela ne résultait pas seulement de votre seule compétence en ces matières, mais également de votre mission à l’égard de l’occident, en vertu de laquelle votre attention était retenue par tout ce qui pouvait constituer une tentative de rénovation traditionnelle sous quelque forme que ce soit.

Or, en ce qui nous concerne, l’intérêt qui s’attache à nous, n’est pas l’espoir que nous soyons le point de départ de l’islamisation du monde occidental, mais simplement que nous puissions rétablir dans cet occident un contact vraiment traditionnel et initiatique avec le Principe. Grâce à ce contact dont l’influence pourra se manifester par l’intermédiaire de la tarîqah, il se peut que certains centres proprement occidentaux se réveillent et s’épanouissent, alors qu’il eut été impossible pour eux de le faire sans cette influence stimulante et protectrice.

J’ai ajouté, que grâce à certaines indications, malheureusement insuffisantes pour le moment, on avait de vagues espoirs de découvrir un tel centre, avec lequel, ou du moins, avec certains éléments duquel, on serait peut-être appelé à avoir des contacts plus ou moins étroits.

J’ai simplement amorcé l’idée d’une telle éventualité pour me rendre compte de quelle façon Schuon aurait réagi. En raison de l’opinion qu’il semblait avoir sur l’opportunité des traditions antérieures à l’Islam, nous nous demandions dans quelle mesure il était disposé à envisager l’éventualité de rapports directs avec une autre forme traditionnelle, si toutefois son intervention était jugée nécessaire ou tout au moins utile.

Avant de vous dire ce qu’il en pense, je vous dirai tout d’abord que l’expérience commençant à produire des fruits, il a abandonné le point de vue de Mostaganem, concernant l’admission des candidats occidentaux. Ce point de vue est d’admettre, en principe, tous ceux qui en faisaient la demande, sous réserve qu’ils n’étaient pas dûment qualifiés, la barakah ne leur ferait pas de mal, dans la mesure où ils resteraient fidèles à la shariyah.

Or Schuon s’est aperçu que ce raisonnement pouvait à la rigueur se soutenir en terre d’Islam, il n’en était pas de même en occident.

Voilà donc calmé ce désire d’extension intempestive qui nous avait tant inquiété au début.

Par cette considération que les chrétiens ne sont pas mûrs pour être islamisés en masse, l’idée de sectarisme tombe ipso facto puisqu’il est nécessaire au contraire qu’ils conservent tout au moins leur tradition propre et même, si possible, de les aider à redécouvrir le véritable sens de leurs « mystères ».

À cela Schuon est tout prêt à collaborer, ajoutant même que ce ne serait pas la première fois que l’influence bénéfique du taçawuf se ferait sentir au sein de la chrétienté.

Nous voilà donc fixés sur ce point.

Pour être complet, je dirai que Schuon s’est même formalisé que Paris ne l’ait pas déjà mis au courant d’une telle éventualité. Je lui ai fait remarquer que je lui en avais parlé incidemment au cours de la conversation, mais que cela n’aurait nullement fait l’objet d’un courrier spécial, d’autant plus que présentement on ne pouvait pas se prononcer sur la valeur exacte de cette piste.
Louis Caudron à René Guénon, 1er août 1937.

Ce qui actuellement est plus inquiétant (et lui aussi [Schuon] paraît s’en inquiéter fort), c’est ce qui se passe à Mostaganem, et dont vous avez sûrement dû avoir des échos par ceux qui y sont allés dernièrement. À cet égard, Muller paraît voir les choses trop « en noir », mais les impressions de Meyer, plus « pondéré », ne sont pas bien rassurantes ; l’état d’esprit qui règne dans ce milieu a changé bien fâcheusement, et si rapidement que cela est difficilement explicable ; si cela continue, la tendance « propagandiste » ne tardera pas à y étouffer tout reste d’esprit initiatique… Dans ces conditions, Schuon n’a sans doute pas tort de penser que le mieux sera de réduire les relations au minimum ; et, à cet égard, je me demande si le nouveau séjour d’Allar, surtout s’il doit se prolonger, ne risque pas d’avoir plus d’inconvénients que d’avantages, non seulement pour lui-même, mais aussi parce que j’ai l’impression qu’il faudrait assez peu de chose pour amener une rupture complète entre Mostaganem et Bâle, ce qu’il vaudrait tout de même mieux éviter si possible !
René Guénon à Louis Caudron, 26 octobre 1937.

Guénon et Schuon ont fini par rompre les communications avec Mostaganem :
Autre chose dont il faut que je vous prévienne : il paraît que vous recevrez probablement quelque lettre de Mostaganem ; vous ferez bien de n’y répondre que d’une façon aussi insignifiante que possible et par des formules de pure politesse ; et même, si vous préfériez ne pas y répondre du tout, cela ne pourrait pas avoir grand inconvénient. En effet, nous avons convenu avec Sidi Aïssa de réduire les relations de ce côté au minimum, car ce qui s’y passe maintenant est bien loin d’être satisfaisant ; tout y est sacrifié à des tendances exotériques et propagandistes que nous ne pouvons pas approuver du tout ; la rapidité avec laquelle cette dégénérescence s’est produite est même tout à fait extraordinaire. Heureusement que, par contre, tout va très bien à Bâle ; j’en ai eu encore d’excellentes nouvelles aujourd’hui même. – J’ajoute à ce propos que, pour éviter toute confusion qui serait plus ou moins fâcheuse dans les conditions présentes, Sidi Aïssa a décidé, d’accord avec moi, de reprendre l’ancien titre complet qui a été abandonné à Mostaganem depuis la mort du Sheikh : « Et-Tarîqah El-Alawiyah Ed-Derqâwiyah Esh-Shâdhiliyah » ; peut-être d’ailleurs en avez-vous été déjà informé…
René Guénon à Vasile Lovinescu, 2 mars 1938.

Sur le moment, Schuon a donné l’apparence de revenir à la raison. Mais nous avons vu que c’est le contraire qui s’est passé. Ce que nous pouvons constater rétrospectivement, c’est qu’en rompant avec Mostaganem, il s’est détaché finalement de son seul point d’ancrage, qui lui fournissait une stabilité par la prise en compte de l’exotérisme.

Libéré de cette contrainte, il s’est en fait dit que plutôt que de convertir les Chrétiens à l’Islam pour en faire des disciples, il n’y avait qu’à les faire disciples directement, ce qui est beaucoup plus simple. D’où la publication des Mystères christiques.

Sous l’injonction d’une autorité individuelle travestie en autorité traditionnelle, ses disciples devaient depuis le début accepter passivement toutes ses fantaisies. Son but n’était pas du tout de les aider à se libérer de l’ignorance, mais simplement de les diriger. Ce qu’il voulait libérer, c’était plutôt son propre ego de tout contrôle extérieur, y compris de toute restriction pouvant provenir de la tradition, qu’il entendait au contraire asservir sous toutes ses formes et mélanger selon son caprice.


Le Sheikh El-Alawi est mort en 1934, et avec lui l’esprit traditionnel s’est retiré de la zaouïa de Mostaganem, qui a vite révélé sa dégénérescence, par sa mentalité exotérique et son propagandisme. Dans un premier temps, Schuon a d’abord été conforme à ce milieu dégénéré, affichant une apparence de tradition et tenant le rôle de rattacheur effréné préconisé par Mostaganem. Puis dans un second temps il s’est détaché de ce milieu, pour jouir d’une indépendance totale et ne plus suivre que son « inspiration » au sens infra-rationnel. Et l’imposture se dévoilera d’elle-même sur la forme de la « tarîqah ».


Partie suivante :
https://oeuvre-de-rene-guenon.blogspot.com/2019/03/la-fonction-de-frithjof-schuon-4.html