Une erreur assez répandue consiste à vouloir réduire les sciences traditionnelles à l’ordre cosmique, sous prétexte que c’est leur ordre d’application. Cela n’est en réalité pas du tout justifié, et au contraire, c’est une telle opinion qui entraîne la déchéance de ces sciences en résidus détachés des principes qui leur donnent toute leur valeur. Toute science traditionnelle doit en effet être rattachée aux principes métaphysiques. René Guénon, lorsqu’il restitue les principes du calcul infinitésimal, prend pour point de départ l’Infini, afin de ne pas réduire cette science à une simple méthode de calcul, mais pour permettre qu’elle soit un possible marche pied pour s’élever à la connaissance totale. De même, l’astrologie, science traditionnelle qui fera l’objet de cet article, doit partir du tout, et pouvoir fournir un symbole du tout pour permettre d’y revenir.
Or, dans la description de l’astrologie islamique qui semble faire aujourd’hui référence chez les traducteurs d’Ibn Arabi, il y a une conception assez singulière : les cieux planétaires semblent y symboliser l’ordre subtil, et le reste semble décrit uniquement comme manifestation informelle, excluant tout ce qui est au-delà. Au contraire de ce qu’on peut trouver dans les autres traditions, dans lesquelles le domaine subtil est délimité supérieurement par la sphère de la lune, et qui décrivent les autres sphères planétaires comme correspondant à l’ordre informel. En effet :
la sphère lunaire est proprement le « monde de la formation », ou le domaine de l’élaboration des formes dans l’état subtil, point de départ de l’existence en mode individuel (1).
---
1 - Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XXI. – Nous avons signalé en diverses occasions l’identité du « monde de la formation », ou de Ietsirah suivant la terminologie de la Kabbale hébraïque, avec le domaine de la manifestation subtile.
René Guénon,
L’hiéroglyphe du Cancer,
Voile d’Isis, juillet 1931.
pour ce qui est du pitri-yâna, nous ferons seulement remarquer qu’il ne conduit pas au delà de la Sphère de la Lune, de sorte que, par là, l’être n’est pas libéré de la forme, c’est-à-dire de la condition individuelle entendue dans son sens le plus général, puisque, comme nous l’avons déjà dit, c’est précisément la forme qui définit l’individualité comme telle (1). Suivant des correspondances que nous avons indiquées plus haut, cette Sphère de la Lune représente la « mémoire cosmique » (2) ; c’est pourquoi elle est le séjour des Pitris, c’est-à-dire des êtres du cycle antécédent, qui sont considérés comme les générateurs du cycle actuel, en raison de l’enchaînement causal dont la succession des cycles n’est que le symbole ; et c’est de là que vient la dénomination du pitri-yâna, tandis que celle du dêva-yâna désigne naturellement la Voie qui conduit vers les états supérieurs de l’être, donc vers l’assimilation à l’essence même de la Lumière intelligible. C’est dans la Sphère de la Lune que se dissolvent les formes qui ont accompli le cours complet de leur développement ; et c’est là aussi que sont contenus les germes des formes non encore développées, car, pour la forme comme pour toute autre chose, le point de départ et le point d’aboutissement se situent nécessairement dans le même ordre d’existence. Pour préciser davantage ces considérations, il faudrait pouvoir se référer expressément à la théorie des cycles ; mais il nous suffit de redire ici que, chaque cycle étant en réalité un état d’existence, la forme ancienne que quitte un être non affranchi de l’individualité et la forme nouvelle dont il se revêt appartiennent forcément à deux états différents (le passage de l’un à l’autre s’effectuant dans la Sphère de la Lune, où se trouve le point commun aux deux cycles), car un être, quel qu’il soit, ne peut passer deux fois par le même état, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs en montrant l’absurdité des théories « réincarnationnistes » inventées par certains Occidentaux modernes (3).
---
1 - Sur le pitri-yâna, voir Chhândogya Upanishad, 5e Prapâthaka, 10e Khanda, shrutis 3 à 7 ; Brihad-Âranyaka Upanishad, 6e Adhyâya, 2e Brâhmana, shruti 16.
2 - C’est pour cette raison qu’il est dit parfois symboliquement, même en Occident, qu’on y retrouve tout ce qui a été perdu en ce monde terrestre (cf. Arioste, Orlando Furioso).
3 - Tout ce qui vient d’être dit ici a encore un rapport avec le symbolisme de Janus : la Sphère de la Lune détermine la séparation des états supérieurs (non-individuels) et des états inférieurs (individuels) ; de là le double rôle de la Lune comme Janua Cæli (cf. les litanies de la Vierge dans la liturgie catholique) et Janua Inferni, ce qui correspond d’une certaine façon à la distinction du dêva-yâna et du pitri-yâna. – Jana ou Diana n’est pas autre chose que la forme féminine de Janus ; et, d’autre part, yâna dérive de la racine verbale i, « aller » (latin ire), où certains, et notamment Cicéron, veulent voir aussi la racine du nom même de Janus.
L’Homme et son devenir selon le Vêdânta – ch. XXI
Il [l’être qui accomplit le dêva-yâna] passe ensuite dans la Sphère de la Lune (Chandra ou Soma), où il ne reste pas comme celui qui a suivi le pitri-yâna, mais d’où il monte à la région de l’éclair (vidyut) (1), au-dessus de laquelle est le Royaume de l’Eau (Ap), dont le Régent est Varuna (2) (comme analogiquement, la foudre éclate au-dessous des nuages de pluie). Il s’agit ici des Eaux supérieures ou célestes, représentant l’ensemble des possibilités informelles (3), par opposition aux Eaux inférieures, qui représentent l’ensemble des possibilités formelles ; il ne peut plus être question de ces dernières dès que l’être a dépassé la Sphère de la Lune, puisque celle-ci est, comme nous le disions tout à l’heure, le milieu cosmique où s’élaborent les germes de toute la manifestation formelle.
---
1 - Ce mot vidyut semble être encore en rapport avec la racine vid, en raison de la connexion de la lumière et de la vue ; sa forme est très proche de celle de vidyâ : l’éclair illumine les ténèbres ; celles-ci sont le symbole de l’ignorance (avidyâ), et la connaissance est une « illumination » intérieure.
2 - Faisons remarquer, en passant, que ce nom est manifestement identique au grec Oὐρανός, bien que certains philologues aient voulu, on ne sait trop pourquoi, contester cette identité ; le Ciel, appelé Oὐρανός, est bien la même chose, en effet, que les « Eaux supérieures » dont parle la Genèse, et que nous retrouvons ici dans le symbolisme hindou.
3 - Les Apsarâs sont les Nymphes célestes, qui symbolisent aussi ces possibilités informelles ; elles correspondent aux Hûris du Paradis islamique (El-Jannah), qui, sauf dans les transpositions dont il est susceptible au point de vue ésotérique et qui lui confèrent des significations d’ordre plus élevé, est proprement l’équivalent du Swarga hindou.
Ibid.
l’être qui a obtenu l’« immortalité virtuelle » se trouve pour ainsi dire « incorporé », par assimilation, à Hiranyagarbha ; et cet état, dans lequel il peut demeurer jusqu’à la fin du cycle (pour lequel seulement Brahmâ existe comme Hiranyagarbha), est ce qu’on envisage le plus ordinairement comme le Brahma-Loka (1).
---
1 - C’est là ce qui correspond le plus exactement aux « Cieux » ou aux « Paradis » des religions occidentales (dans lesquelles, à cet égard, nous comprenons l’Islamisme) ; lorsqu’une pluralité de « Cieux » est envisagée (et elle est souvent représentée par des correspondances planétaires), on doit entendre par là tous les états supérieurs à la sphère de la Lune (parfois considérée elle-même comme le « premier ciel » quant à son aspect de Janua Cæli), jusqu’au Brahma-Loka inclusivement.
Ibid.
On pourrait objecter que le symbolisme peut s’appliquer à différents domaines, et que les cieux planétaires pourraient aussi représenter le domaine subtil. Mais ce n’est jamais ce que fait Guénon. Par exemple, dans le passage suivant il parle bien d’une multiplicité d’applications du septénaire pour les degrés initiatiques, mais les cieux planétaires signifient une seule chose : les états informels.
D’autre part, M. Valli remarque que, à côté du Rebis figuré dans le Rosarium Philosophorum, on voit une sorte d’arbre portant six couples de visages disposés symétriquement de chaque côté de la tige et un visage unique au sommet, qu’il identifie avec les personnages de la figure de Francesco da Barberino ; il semble bien s’agir effectivement, dans les deux cas, d’une hiérarchie initiatique en sept degrés, le dernier degré étant essentiellement caractérisé par la reconstitution de l’Androgyne hermétique, c’est-à-dire en somme la restauration de l’« état primordial » ; et ceci s’accorde avec ce que nous avons eu l’occasion de dire sur la signification du terme de « Rose-Croix », comme désignant la perfection de l’état humain. À propos de l’initiation en sept degrés, nous avons parlé, dans notre étude sur L’Ésotérisme de Dante, de l’échelle à sept échelons ; il est vrai que ceux-ci, généralement, sont plutôt mis en correspondance avec les sept cieux planétaires, qui se réfèrent à des états supra-humains ; mais, par raison d’analogie, il doit y avoir, dans un même système initiatique, une similitude de répartition hiérarchique entre les « petits mystères » et les « grands mystères ». D’autre part, l’être réintégré au centre de l’état humain est par là même prêt à s’élever aux états supérieurs, et il domine déjà les conditions de l’existence dans ce monde dont il est devenu maître ; c’est pourquoi le Rebis du Rosarium Philosophorum a sous ses pieds la lune, et celui de Basile Valentin le dragon ; cette signification a été complètement méconnue par M. Valli, qui n’a vu là que des symboles de la doctrine corrompue ou de « l’erreur qui opprime le monde », alors que, en réalité, la lune représente le domaine des formes (le symbolisme est le même que celui de la « marche sur les eaux »), et le dragon est ici la figure du monde élémentaire.
Le langage secret de Dante et des « Fidèles d’Amour » (II),
Voile d’Isis, mars 1932.
Est-ce donc une spécificité de la tradition islamique ? Il ne semble pas, d’après la citation suivante, qui fait remarquer la parfaite concordance de celle-ci avec les autres traditions :
Dans l’ésotérisme islamique, les « sept terres » apparaissent, peut-être plus explicitement encore, comme autant de tabaqât ou « catégories » de l’existence terrestre, qui coexistent et s’interpénètrent en quelque sorte, mais dont une seule peut être actuellement atteinte par les sens, tandis que les autres sont à l’état latent et ne peuvent être perçues qu’exceptionnellement et dans certaines conditions spéciales ; et, ici encore, elles sont tour à tour manifestées extérieurement, dans les diverses périodes qui se succèdent au cours de la durée totale de ce monde. D’autre part, chacune des « sept terres » est régie par un Qutb ou « Pôle », qui correspond ainsi très nettement au Manu de la période pendant laquelle sa terre est manifestée ; et ces sept Aqtâb sont subordonnés au « Pôle » suprême, comme les différents Manus le sont à l’Adi-Manu ou Manu primordial ; mais en outre, en raison de la coexistence des « sept terres », ils exercent aussi, sous un certain rapport, leurs fonctions d’une façon permanente et simultanée. Il est à peine besoin de faire remarquer que cette désignation de « Pôle » se rattache étroitement au symbolisme « polaire » du Mêru que nous avons mentionné tout à l’heure, le Mêru lui-même ayant d’ailleurs pour exact équivalent la montagne de Qâf dans la tradition islamique. Ajoutons encore que les sept « Pôles » terrestres sont considérés comme les reflets des sept « Pôles » célestes, qui président respectivement aux sept cieux planétaires ; et ceci évoque naturellement la correspondance avec les Swargas dans la doctrine hindoue, ce qui achève de montrer la parfaite concordance qui existe à ce sujet entre les deux traditions.
Quelques remarques sur la doctrine des cycles cosmiques, Paru en français dans les
Études Traditionnelles en octobre 1938.
La plus ancienne mention que nous ayons trouvée de cette interprétation (de cieux planétaires subtils) est dans l’étude de Titus Burckhardt :
Clé spirituelle de l’astrologie musulmane d’après Mohyiddîn ibn Arabî, parue entre juin 1947 et janvier-février 1948 aux
Études Traditionnelles.
Il va sans dire que, entre toutes les sphères de cette hiérarchie, seules les sphères planétaires et celles des étoiles fixes correspondent telles quelles à l’expérience sensible, encore qu’il ne faille pas les envisager sous ce seul rapport ; quant aux sphères sublunaires de l’éther – qui ne signifie pas ici la quintessence, mais le milieu cosmique dans lequel se résorbe le feu, –de l’air et de l’eau, il faut y voir plutôt une hiérarchie théorique suivant les degrés de densité, que des sphères spatiales. Pour ce qui est des sphères suprêmes du « Piédestal » et du « Trône » divins, – le premier contenant les cieux et la terre et le second englobant toute chose (1), – leur forme de sphères est purement symbolique, et elles marquent en somme le passage de l’astronomie à la cosmologie intégrale et métaphysique (2) : le Ciel sans étoiles (al-falak al-atlas), qui est un « vide », et qui de ce fait n’est même plus spatial, mais marque plutôt la « fin » de l’espace, marque aussi par là même la discontinuité entre le formel et l’informel ; celui-ci apparaît en effet comme un « néant » au point de vue du formel, de même que le principiel apparaît comme un « néant » au point de vue du manifesté. On aura compris que ce passage du point de vue astronomique au point de vue cosmologique ou métaphysique n’a rien d’arbitraire : la distinction entre un ciel visible et un ciel échappant à notre vue est réelle, même si son application n’est que symbolique, et l’« invisible » devient ici spontanément le « transcendant », conformément au symbolisme oriental ; les sphères de la manifestation informelle – le « Trône » et le « Piédestal » – sont appelées expressément le « monde invisible » (‘âlam al-ghaïb), le mot ghaïb signifiant tout ce qui est hors de portée de notre vue, ce qui montre bien cette correspondance symbolique entre l’« invisible » et le « transcendant ».
Le « Piédestal » sur lequel sont posés les « Pieds » de Celui qui est assis sur le « Trône », représente la première « polarisation », ou détermination distinctive, en vue de la manifestation formelle, détermination qui comporte une « affirmation » et une « négation » auxquelles correspondent, dans le Livre révélé, le commandement (al-amr) et la prohibition (an-nahî).
Le ciel sans étoiles (al-falak al-atlas) est aussi le ciel des douze « tours » (burûj) ou « signes » du zodiaque ; ceux-ci ne sont donc pas identiques aux douze constellations zodiacales contenues dans le ciel des étoiles fixes (falak al-kawâkib ou falak al-manâzil), mais représentent des « déterminations virtuelles » (maqâdir) de l’espace céleste et ne se différencient que par rapport aux « stations » ou « mansions » (manâzil) planétaires projetées sur le ciel des étoiles fixes. Il y a là un point très important pour la compréhension de l’astrologie arabe et occidentale ; nous y reviendrons plus loin.
La cosmologie traditionnelle ne fait pas de différence explicite entre les cieux planétaires dans leur réalité corporelle et visible et ce qui leur correspond dans l’ordre subtil, car le symbole s’identifie essentiellement à la chose symbolisée, et il n’y a lieu de faire une distinction entre l’un et l’autre que là où cette distinction peut pratiquement se faire et que par suite l’aspect dérivé peut être pris séparément pour le tout, comme il arrive lorsque la forme corporelle d’un être vivant est prise pour l’être entier ; or dans le cas des rythmes planétaires – car ce sont eux qui constituent les différents « cieux », – cette distinction ne peut être faite que par l’application théorique de conceptions mécaniques étrangères à la mentalité contemplative des civilisations traditionnelles (3).
Les sphères planétaires sont donc à la fois des parties du monde corporel et des degrés du monde subtil ; le Ciel sans étoiles, qui est l’extrême limite du monde sensible, enveloppe symboliquement tout l’état humain y compris tous les « prolongements » supérieurs de cet état ; le Sheikh al-akbar situe en effet les états paradisiaques entre le ciel des étoiles fixes et le ciel sans étoiles – ou ciel des « Tours » zodiacales, – les paradis supérieurs touchant pour ainsi dire à l’existence informelle, tout en restant circonscrits par la forme subtile de l’être humain (4). Le ciel des tours » zodiacales est donc, par rapport à l’état humain intégral, le « lieu » des archétypes.
---
1 – C’est ce qu’enseigne le Qoran. Selon une expression du Prophète, le monde est contenu dans le "Piédestal" divin et celui-ci dans le “Trône" comme un anneau dans un moule de terre.
2 – Dans certains schémas symboliques du Sheikh al-akbar, on trouve d’autres sphères plus vastes que celle du "Trône", ce symbolisme étant naturellement susceptible d’une extension plus ou moins grande ; cependant, la hiérarchie que nous venons d’énumérer représente en elle même un ensemble complet, puisque le "Trône" divin englobe toute la manifestation. C’est ce qu’enseigne Mohyiddin ibn Arabi, conformément au Qoran, dans les "Révélations mecquoises" (Al-Futûhât al-makkiyah) ; dans d’autres écrits il parlera de toute une hiérarchie de différents "Trônes" qui constituent les principaux degrés de l’Existence informelle.
3 – Ainsi, les Indiens de l’Amérique du Nord, qui ne font pas de théories sur l’électricité, peuvent voir dans l’éclair la puissance même de l’"Oiseau - Tonnerre", qui est l’Esprit divin dans la manifestation macrocosmique: il y a même des cas où la percussion de l’éclair confère des puissances spirituelles, ce qui ne serait pas possible chez des Européens qui ont l’habitude de séparer mentalement les formes sensibles de leurs archétypes "surnaturels".
4 – Il s’agit de la définition cosmologique des états paradisiaques, et non de leur symbolisme implicite, qui fait que leurs descriptions peuvent être transposées aux degrés les plus hauts de l’existence et même dans l’Être pur, puisqu’on parle en langage soufique d’un "paradis de l’Essence" (djannat adh- dhât).
pp. 14-17 de l’édition de 1983 (c’est à cette édition que nous nous référons dans la suite).
On constate qu’il n’est pas explicitement dit formel/informel dans le texte original, mais que c’est Burckhardt qui choisit arbitrairement de traduire invisible (
ghaïb = hors de portée de la vue) par informel. Mais considérons comment Guénon applique l’analogie pour un autre passage d’Ibn Arabi :
À ce propos, nous citerons une fois de plus, pour marquer encore les concordances des différentes traditions, un passage emprunté au Traité de l’Unité (Risâlatul-Ahadiyah), de Mohyiddin ibn Arabi : « Cette immense pensée (de l’« Identité Suprême ») ne peut convenir qu’à celui dont l’âme est plus vaste que les deux mondes (manifesté et non-manifesté). Quant à celui dont l’âme n’est qu’aussi vaste que les deux mondes (c’est-à-dire à celui qui atteint l’Être Universel, mais ne le dépasse pas), elle ne lui convient pas. Car, en vérité, cette pensée est plus grande que le monde sensible (ou manifesté, le mot « sensible » devant ici être transposé analogiquement, et non restreint à son sens littéral) et le monde suprasensible (ou non-manifesté, suivant la même transposition), tous les deux pris ensemble. »
L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, chap. XXI, note 26
Guénon transpose bien analogiquement
qui ne se manifeste pas aux sens (y compris la vue) en
non-manifesté, et non en
informel.
Ce qui est peu cohérent, c’est que Burckhardt se contredit, lorsque, reprenant les données exposées par Guénon :
à chacun des sept cieux planétaires préside un des principaux prophètes, qui en est le « Pôle » (El-Qutb) ; et les qualités et les sciences qui sont rapportées plus spécialement à chacun de ces prophètes sont en relation avec l’influence astrale correspondante. La liste des sept Aqtâb célestes est la suivante :
Ciel de la Lune (El-Qamar) : Seyidna Adam.
Ciel de Mercure (El- Utârid) : Seyidna Aïssa.
Ciel de Vénus (Ez-Zohrah) : Seyidna Yûsuf.
Ciel du Soleil (Es-Shams) : Seyidna Idris.
Ciel de Mars (El-Mirrîkh) : Seyidna Dâwûd.
Ciel de Jupiter (El-Barjîs) : Seyidna Mûsa.
Ciel de Saturne (El-Kaywân) : Seyidna Ibrahîm.
La chirologie dans l’ésotérisme islamique,
Voile d’Isis, mai 1932.
il explique qu’Adam est assigné à la Lune parce que cela correspond à l’homme véritable, opposé à Hénoch, homme transcendant (il relègue donc bien à la Lune seulement le domaine individuel ou formel) :
Le fait que la lune est le réceptacle de toutes les influences qu’elle recueille pour les transmettre à la terre, se trouve aussi indiqué par le degré qui correspond à la lune dans la hiérarchie des fonctions prophétiques ; l’ésotérisme islamique, on le sait, « situe » symboliquement ces fonctions dans les différents cieux planétaires. Selon cet ordre de correspondances, qui d’ailleurs ne peut se comprendre que dans la perspective spirituelle et en quelque sorte « cyclique » de l’Islam, Abraham (Seyidnâ îbrâhîm) réside dans le ciel de Saturne, Moïse (Seyidnâ Mûsâ) dans celui de Jupiter, Aaron (Seyidna Harûn) dans celui de Mars, Hénoch (Seyidnâ îdrîs) dans celui du soleil, Joseph (Seyidnâ Yûsuf) dans celui de Vénus, Jésus (Seyidnâ ‘Isa) dans celui de Mercure et Adam (Seyidnâ Adam) dans celui de la lune. Il y a, dans cette hiérarchie, le même rapport entre Hénoch et Adam qu’entre l’« homme transcendant » (shœn jen) et l’« homme véritable » (chen jen) dans la doctrine taoïste : Hénoch réside dans le soleil en tant qu’il représente l’« homme divin » par excellence, ou le premier « grand spirituel » des fils d’Adam et par conséquent le « prototype historique » de tous les hommes ayant réalisé Dieu ; quant à Adam, il sera l’« homme primordial » ou, selon l’expression d’Ibn Arabî, l’« homme unique » (al-insân al-mufrad, par opposition à al-insân al-kâmil, l’« homme universel »), c’est-à-dire, il sera le représentant par excellence de la qualité cosmique qui revient à l’homme seulement, et qui s’exprime dans le rôle de médiateur entre la « terre » et le « Ciel ».
---
1 - De ceci on peut conclure que l’interprétation spirituelle de l’astrologie ne saurait être sans autre transférée d’une tradition à une autre ; non seulement cette interprétation tient à la perspective intellectuelle propre à telle tradition, mais même la validité de ses applications divinatoires dépend dans une certaine mesure de l’homogénéité de l’ambiance subtile régie par l’influence spirituelle de la tradition envisagée.
p. 37
Autre variation dans la suite de l’étude :
On remarquera que le cycle des Noms, des degrés cosmiques et des mansions lunaires peut être divisé en quartiers, dont chacun comprend sept mansions et correspond à un ensemble défini de degrés d’existence : le premier quartier symbolise le monde des principes ou l’ensemble des degrés divins ; ce quartier se termine symboliquement au solstice d’été et par le degré du « trône » divin, qui est le complément du Nom divin Al-Muhît, « Celui qui englobe », et le modèle de la lettre qaf, signe du pôle et nom de la montagne polaire que les Hindous appellent Merû ; et, ajouterons-nous, il y a là comme une image verbale du fait que le « trône » divin est à la fois la sphère qui englobe tout, et le pôle autour duquel évolue la circumambulation des anges. Les deux quartiers suivants symbolisent tout le monde formel, mais sous le seul rapport de l’existence « élémentaire » et directe de chacun de ses degrés, car c’est le dernier quartier du cycle qui représente la hiérarchie des êtres composés, c’est-à-dire des êtres dont la forme relève d’une synthèse de plusieurs degrés d’existence. Les deux quartiers moyens constituent donc un seul « monde » ; mais ils peuvent être divisés par rapport au centre de ce monde, ce centre étant le sphère du soleil, qui est le « cœur du monde », et qui se trouve ici en rapport d’analogie avec l’équinoxe d’automne.
pp. 45-46
Cette fois ci le piédestal, inférieur au trône, est censé être compris dans le domaine subtil (contrairement à ce qui était dit plus haut), sous le domaine du trône, qui serait la limite inférieure du domaine informel, et en dessous duquel il semble y avoir les anges, qui sont donc curieusement assignés au domaine subtil.
Les contradictions nombreuses impliquées par ce choix de cieux planétaires subtils s’effacent dès lors que l’on remet chaque chose à sa place. En fait
El-Muhît est hors de la manifestation :
la « circonférence première » (ed-dâïrah el-awwaliyah) […] délimite et enveloppe le domaine de l’Existence universelle.
[…]
dans la figuration du « Trône » (El-Arsh), Er-Rûh est placé au centre, et cette place est effectivement celle de Metatron ; le « Trône » est le lieu de la « Présence divine », c’est-à-dire de la Shekinah qui, dans la tradition hébraïque, est la « parèdre » ou l’aspect complémentaire de Metatron. D’ailleurs, on peut même dire que, d’une certaine façon, Er-Rûh s’identifie au « Trône » même, car celui-ci, entourant et enveloppant tous les mondes (d’où l’épithète El-Muhît qui lui est donnée), coïncide par là avec la « circonférence première » dont nous avons parlé plus haut (1). On retrouve encore ici les deux faces du barzakh : du côté d’El-Haqq, c’est Er-Rahmân qui repose sur le « Trône » (2) ; mais, du côté d’el-Khalq, il n’apparaît en quelque sorte que par réfraction à travers Er-Rûh, ce qui est en connexion directe avec le sens de ce hadîth : « Celui qui me voit, celui-là voit la Vérité » (man raanî faqad raa el-Haqq).
---
1 – Sur ce sujet du « Trône » et du Metatron, envisagé au point de vue de la Kabbale et de l’angélologie hébraïques, cf. Basilide, Notes sur le monde céleste (numéro de juillet 1934, p. 274-275), et Les Anges (numéro de février 1935, p. 88-70).
2 – Suivant ce verset de la Sûrat Taha (XX, 5) : « Er-Rahmânu ‘alâ’l-’arshi estawâ ».
Er-Rûh,
Études traditionnelles, août-septembre 1938.
D'après tout ce qui précède, l’assimilation des cieux planétaires au domaine subtil dans l’astrologie islamique semble donc bien être une erreur. Pour finir voici quelques points terminologiques sur lesquels il nous semble nécessaire de s’attarder, parce qu’ils ont pu contribuer à produire ou entretenir cette confusion.
- D’abord un problème très général : l’usage très vague chez les traducteurs du terme « forme », ne désignant pas précisément la condition limitant le domaine individuel, mais sorte de synonyme d’« image ».
- Ensuite l’expression « domaine de la génération et de la corruption », mentionnée par exemple dans Le Sceau des saints de Michel Chodkiewicz :
« Le “Lotus de la limite” se trouve au point le plus haut du “monde de la génération et de la corruption” (âlam al-kawn wa l-fasad ou âlam al-shahâda) auquel appartiennent les sphères planétaires. Le voyageur va donc avoir à traverser la sphère des étoiles fixes (falak al kawâkib al-thâbita) puis le “ciel sans étoiles” (al-falak al-atlas) qui, eux, relèvent du “Monde de la Création” (âlam al-khalq) duquel font également partie le Tabouret (al-kursî) et le Trône (al-arsh). Il remontera ensuite les degrés du “Monde du Commandement” (âlam al-amr), c’est-à-dire, dans l’ordre ascendant, la “substance universelle” (am-jawhar al-muzlim al-kull), la Nature (al-tabî’a), qui contient en puissance les formes sensibles, la Table gardée ou Âme universelle, et enfin le Calame, qui est identifié à la fois à l’Intellect premier et à la Réalité muhammadienne ou à l’Homme Parfait. Quittant alors le Monde du Commandement, il pénétrera dans ce qui est désigné comme la Nuée primordiale (al-amâ) produite par l’Expir du Miséricordieux (nafas al-rahmân) et accédera à la Présence divine.
pp. 174-175 (édition 2012)
Équivoque sur laquelle Guénon avertit :
Aristote identifie le domaine de la génération et de la corruption au monde sublunaire, et Dante l’a suivi en cela ; le point de vue de Mohyiddin se rapport sûrement à une tout autre correspondance pour les cieux planétaires, mais je ne pourrais pas vous dire exactement quelle en est la raison ; il faudrait avoir le temps d’examiner cela encore de plus près ; je suis persuadé qu’on n’y trouverait pas de contradiction réelle, mais seulement, comme il arrive dans bien d’autres cas, une différence d’application du symbolisme.
Correspondance à Di Giorgio, 15 novembre 1947
- Au passage, il y a aussi dans ce passage de M. Chodkiewicz une confusion possible pouvant naître de l’emploi de l’expression « monde de la création », qui est la traduction d’olam Beriah, le domaine de la manifestation informelle qui fait partie du quaternaire des mondes de la Kabbale, alors qu’ici c’est un des termes du binaire el-Khalq/El-Amr, de même que Guénon considère le binaire el-Khalq/El-Haqq, lorsqu’il expose chacun des deux aspects de l’Être pur qui y sont respectivement liés, point évoqué dans une citation précédente, mais aussi dans la suivante :
en correspondance avec ces cinq arkân manifestés dans le monde terrestre et humain, la tradition islamique envisage aussi cinq arkân célestes ou angéliques, qui sont Jibrîl, Rufaîl, Mikaîl, Isrâfîl, et enfin Er-Rûh ; ce dernier, qui est identique à Metatron comme nous l’avons expliqué en d’autres occasions, se situe également à un niveau supérieur aux quatre autres, qui sont comme ses reflets partiels dans diverses fonctions plus particularisées ou moins principielles, et, dans le monde céleste, il est proprement rukn el-arkân, celui qui occupe, à la limite séparant el-Khalq d’El-Haqq, le « lieu » même par lequel seul peut s’effectuer la sortie du Cosmos.
El-Arkân,
Études Traditionnelles, septembre 1946.
Une petite parenthèse : M. Chodkiewicz, dans le livre mentionné, p. 173, dit d’ailleurs lui-même qu’après le 7
e ciel, celui de Saturne, arrive le
« “Lotus de la limite” (sidrat al-muntahâ, Cor. 53 : 14), point d’arrêt pour Jîbrîl, l’ange de la Révélation, lors du mi’râj du Prophète : à partir de là, Muhammad poursuivra seul son ascension. »
Comme chez Burckhardt, on ne comprend pas pourquoi cet ange ne pourrait circuler que dans le domaine subtil, et pourquoi le domaine informel lui serait interdit, alors que c’est le domaine qui lui correspond normalement. En se rappelant que les cieux planétaires désignent ce domaine informel, il n’y a plus de contradiction.
- Enfin, l’usage de l’expression « monde intermédiaire », comme ici chez Burckhardt :
Le monde « intermédiaire » comprend les sept cieux planétaires, et leur attribution à un même nombre de Noms divins indique avec précision les principes cosmiques dont les rythmes planétaires sont l’expression.
p. 46
Cette expression peut être employée diversement selon les modes d’exposition. Par exemple, dans
L’Archéomètre de
La Gnose, T. l’emploie pour désigner le plan astral. Mais, dans sa description, celui-ci n’est pas le domaine subtil mais le domaine informel, entre le plan divin, qui désigne l’Être pur, et le plan matériel, qui désigne à la fois le domaine corporel et le domaine subtil :
La lettre (A) représente l’unité, (S) le binaire, et (Th) la multiplicité. Dans le monde envisagé par rapport à nous, l’unité correspond à l’esprit, la multiplicité à la matière, et le terme intermédiaire ou équilibrant est la vie ; par suite, l’ensemble de ces trois lettres peut être regardé comme représentant l’Univers divisé en trois plans : spirituel (1), astral (2), et matériel (3).
---
1 – Le plan spirituel ou divin est le monde principiel, qui correspond au centre dans la figure de l’Archéomètre ; c’est le plan de l’Être pur ou de l’Unité.
2 – C’est le domaine des Forces cosmiques, que l’on devrait plutôt, à ce point de vue, appeler plan vital ou énergétique ; mais la dénomination de plan astral, due à Paracelse, est plus habituellement employée, parce que ces Forces cosmiques, lorsqu’on les considère dans le monde physique, et en particulier dans le système solaire, sont les Forces astrales. Le symbole * * représente la polarisation de la Force universelle, de même que le nombre 11, qui exprime également le Binaire équilibré, et qui correspond à la lettre כ, planétaire de Mars dans l’alphabet watan. Cette lettre occupe le milieu dans le septénaire des planétaires ; en sanscrit, elle est l’initiale du nom de Karttikeya (appelé aussi Skanda), le chef de la Milice Céleste, et de celui de Kâma, le Désir, aspect principiel de la Force universelle. – Le plan astral comprend les sept sphères planétaires, suivant lesquelles sont réparties analogiquement les Forces cosmiques ; par suite, dans la figure de l’Archéomètre, il correspond à la zone planétaire. Enfin, c’est le plan du Verbe ou du Principe actif, contenant en puissance toutes les manifestations de l’Être, et dont la polarisation (par réflexion à la surface des Grandes Eaux) est figurée dans le Zohar par le Macroprosope et le Microprosope.
3 - Ce mot désigne tout ce qui est contenu en puissance dans l’Éther primordial, c’est-à-dire l’ensemble de toutes les possibilités matérielles, et non pas seulement le monde physique (au sens le plus habituel de ce mot), qui n’est que la manifestation d’une possibilité matérielle particulière. L’Éther est le milieu cosmique (Âkâça) sur lequel s’exerce l’action du Verbe Créateur ; ce milieu correspond, dans la figure de l’Archéomètre, à la zone extérieure, c’est-à-dire à l’enveloppe zodiacale. – Dans le système solaire rapporté à la Terre, il faut renverser l’analogie : le monde principiel est représenté par les cieux supérieurs aux sphères planétaires (ciel des étoiles fixes, premier mobile et ciel empyrée), et le domaine de la réalisation matérielle est représenté par le monde sublunaire, c’est-à-dire par la Terre elle-même enveloppée de son atmosphère ; l’ensemble des sept sphères planétaires continue à correspondre au plan astral ou monde intermédiaire. Ceci indique les correspondances des trois lettres (A), (S) et (Th), si on les rapporte spécialement au système solaire.
Donc une particularité terminologique, mais là encore pas de différence de sens par rapport à la généralité : les cieux planétaires sont encore et toujours associés au domaine informel.