lundi 18 mars 2019

La fonction de Frithjof Schuon (4)


Sommaire


1) Introduction

    1-a) Le « sheikh » naturiste
    1-b) Un mot creux : le pérennialisme
    1-c) Nécessité de laisser la parole à Guénon

2) La fausseté de Schuon et de ses agents

    2-a) L’intérêt qu’avait Guénon pour la fonction de Schuon : une initiation orientale régulière et facile d’accès pour les éventuels européens qualifiés
    2-b) L’intérêt de Schuon pour sa propre fonction : le pouvoir, les femmes et l’argent
    2-c) L’isolement de Guénon par Schuon
    2-d) Schuon et ses disciples : des hypocrites et des manipulateurs
    2-e) Un projet de tarîqah qui débouche sur une secte à prétentions universalistes

3) L’autoritarisme prétendant rivaliser avec l’autorité naturelle

    3-a) Lecteurs de Guénon orgueilleux ? Ou orgueil d’une infaillibilité individuelle ?
    3-b) Une « infaillibilité » qui peine à faire illusion
    3-c) Un « sheikh » ignorant
    3-d) Une opposition inavouée mais de plus en plus concrète
    3-e) La disparition de Guénon : le couronnement de Schuon

4) L’ésotérisme haï et usurpé par le culte de Schuon

    4-a) Divagations des schuoniens sur la Maçonnerie
    4-b) Le « Maître spirituel destiné à tout l’Occident »
    4-c) D’un désir de reconnaissance insatisfait aux Mystères christiques
    4-d) Une mentalité en réalité surtout religieuse et anti-initiatique
    4-e) Propagande
    4-f) L’héritage de la zaouïa de Mostaganem

5) Une transmission invalide

    5-a) Les références anti-traditionnelles des schuoniens
    5-b) Un document par nature explicite
    5-c) Exemples d’ijâzah de véritables moqaddems
    5-d) L’« ijâzah » de Schuon : un mandat réduit à l’exotérisme
    5-e) Un document conforme aux tendances de la zaouïa dégénérée de Mostaganem
    5-f) Schuon et les gens de Mostaganem ont menti à Guénon
    5-g) Défense maladroite de Schuon par un valsanien
    5-h) L’initiation donnée par Schuon est irrégulière

Conclusion




Partie précédente :
https://oeuvre-de-rene-guenon.blogspot.com/2019/02/la-fonction-de-frithjof-schuon-3.html

5) Une transmission invalide


5-a) Les références anti-traditionnelles des schuoniens


Continuons la lecture du numéro déjà cité de la revue Connaissance des religions, hors série spécial Schuon (07-10 1999), Approche biographique (article de Jean-Baptiste Aymard), pp. 20-21. Les schuoniens ont décidé d’y exhiber un document étonnant :
Conformément à l’usage (1), le Sheikh Adda remet au nouveau moqqadem un « diplôme » – ijâzah – signé de sa main dont on trouvera ici un fac-similé.

« Diplôme » – ijâza – de Moqqadem
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1 – Octave Depont et Xavier Coppolani, dans leur volumineux ouvrage de référence consacré aux Confréries religieuses musulmanes (1897) précisent : « Ces titres ou licences sont consignés sur des diplômes (idjeza) établis avec un soin scrupuleux. »

Tout d’abord, voici cet ouvrage :
LES CONFRERIES RELIGIEUSES MUSULMANES

Publié sous le patronage
de
M. Jules Cambon
gouverneur général de l’Algérie

par
Octave Depont, administrateur de commune mixte, et Xavier Coppolani, administrateur-adjoint de commune mixte, détachés au service des affaires indigènes et du personnel militaire du gouvernement général de l’Algérie.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81468k/f5.image

Les schuoniens, ne sachant pas eux-mêmes en quoi consiste l’ijâzah qui est censée justifier la régularité de leur tarîqah, en sont réduits à chercher ce que peut bien impliquer ce document… dans un ouvrage composé par le gouvernement colonial en Algérie, dans lequel le seul nom à consonance islamique cité dans les remerciements l’est pour avoir « prodigué […] ses connaissances aussi étendues que discrètes ».
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81468k/f29.image

D’après ce « volumineux ouvrage de référence », « les lacunes et les contradictions abondent [dans] le Coran ».
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81468k/f10.image

Voici quelques extraits de leur présentation de l’ésotérisme islamique :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81468k/f12.image
(et pages suivantes)

X

Ce monde est constitué par des sociétés secrètes, des ordres de derouich, des confréries mystiques, autrement dit, pour employer une expression connue, par les khouan (frères) qui, répandus depuis l’Atlantique jusqu’au Gange, sont, en même temps que les ennemis irréconciliables des eulama, les véritables moteurs de la société musulmane.

La formation de ces diverses sociétés tire sa primitive origine de la tendance du musulman à l’association, tendance ayant, elle-même, pour source, la croyance religieuse qui prescrit, en les mettant en commun, de faire profiter ses frères des biens que Dieu a donnés.

Peu à peu, ces sociétés se créent, grandissent et, en se multipliant, se subdivisent en de nombreux rameaux qui apparaissent sous la forme de confréries, organisations, d’ailleurs, en contradiction avec la parole du Prophète « La rahbanïïeta fi el islam, point de vie monacale dans l’Islam ».

Quant à leur doctrine, partout la même, elle est beaucoup plus ancienne que leur institution, c’est le soufisme, dont le fond est le panthéisme.

Né dans l’Inde, naturalisé en Perse et mis en action, sous la forme de l’enthousiasme extatique, par la seconde génération de l’école d’Alexandrie, et plus tard, par les philosophes arabes, eux-mêmes, le soufisme, autrement dit le mysticisme, après avoir ruiné l’école d’Ammonius Saccas, germe dans le champ arabique, merveilleusement préparé à là recevoir. Et aujourd’hui, plus que jamais, il fleurit, malgré sa dégénérescence, sous des aspects les plus divers rappelant, dans de curieuses manifestations, les vieux cultes orientaux.

Le but du soufisme ou tessououof, nom sous lequel le mysticisme s’est introduit dans la langue arabe, est de mettre dans la conscience de l’homme, l’esprit caché de la loi en accord avec la lettre, et d’arriver, par des pratiques pieuses, à un état de pureté morale et de spiritualisme tel que l’on puisse voir Dieu face à face et sans voiles, et s’unir à lui.

Pour atteindre au premier résultat envisagé, les soufis, tout en affirmant, d’ailleurs, les doctrines du Prophète, tout en enseignant la morale la plus pure, en donnant, eux-mêmes, l’exemple de toutes les vertus, réduisaient les préceptes coraniques à l’interprétation allégorique.
[…]

XI

[…]
C’est cette doctrine, idéalisme trompeur merveilleusement adapté à l’imagination rêveuse et sensuelle des peuples de l’Orient, que les soufis infiltraient peu à peu dans les veines du corps social musulman.
[…]

XII-XIII

[…]
Les pays de l’Islam sont couverts de zaouïa (tekkié en Turquie) qui renferment les restes vénérés d’un Saint. Autour d’elles, se dressent quelques bâtiments où les croyants reçoivent l’hospitalité et, quand ils le désirent, l’enseignement religieux ou mystique : c’est là le culte maraboutique. Ce culte, théologiquement contraire au Coran, qui n’admet pas d’intermédiaire entre l’homme et Dieu, a plongé dans une sorte d’anthropolâtrie, le croyant simpliste et incapable d’abstraire l’idée du monothéisme de son Prophète.

Et quand des hommes se lèvent pour protester et crier à l’anathème, leur voix se perd dans la nuit de la superstition. A la fetoua de l’a’lem (savant), condamnant son enseignement, le soufi, se plaçant bien au-dessus du Prophète, qui n’avait pas connaissance de ce qui est caché, répond par des miracles qui enchantent la masse, la ramènent dans le rêve et ferment ses yeux à la lumière.

D’une méthode d’enseignement, qui, à ses débuts, prescrivait publiquement la stricte observance de la religion et des vertus sociales, un seul principe, véritable imposture sacerdotale, est resté debout : la soumission aveugle de l’affilié au faiseur de miracles, au cheikh (maître spirituel), soumission aussi absolue que celle du sikh indou à cet autre marabout qui s’appelle le guru.

Ce nouveau culte remplace le culte d’Allah. Il ne s’agit plus de rechercher l’union de l’âme avec Dieu mais simplement de se conformer, d’une manière absolue, à la volonté, à la pensée de son éducateur inspiré.

Qu’il soit soufi, derouich ou marabout, le directeur d’une confrérie est le représentant, le délégué de Dieu sur la terre, et la soumission des adeptes à cet homme divin est telle, qu’ils sont son bien et sa chose au sens absolu, car c’est Dieu qui commande par la voix du cheikh

On voit de suite où aboutit une pareille abnégation de l’être au profit d’un dieu vivant.

Et il est facile d’en déduire pourquoi, les Ordres religieux s’étant multipliés à l’excès, la vie du peuple musulman est tout entière en eux. Ce sont leurs chefs qui, en réalité, dirigent les populations, apaisent ou soulèvent à volonté leurs khouan (frères).

Ce sont ces khouan qui vont porter l’Islam, le répandre et le faire connaître dans la mystérieuse Afrique centrale. Missionnaires infatigables, ils parcourent, sous le seul patronage de leurs maîtrises spirituelles, des pays inconnus, territoires immenses où leur prosélytisme est en train de regagner ce que le mahométisme a perdu en Europe.

Ce sont ces mêmes khouan qu’après de longues années d’absence, nous voyons circuler dans les villes et les campagnes sous la forme d’hommes pauvres, à demi-nus, vivant d’aumônes et enseignant les prescriptions coraniques hostiles à la civilisation européenne.

Voyageurs ou sédentaires, ces pauvres, ces fanatiques, ces mystiques jouent, ici, un rôle où l’on ne peut s’empêcher de voir quelque analogie avec celui que les prophètes remplissaient autrefois en Judée.

Ils sont, par nature, les ennemis de tout pouvoir établi, et les États musulmans, aussi bien que les puissances européennes ayant sous leur domination des musulmans, ont à compter avec ces prédicateurs antisociaux.
[…]

XIV

[…]
L’Islam, mû par les confréries religieuses, peut être un grave péril pour l’œuvre de civilisation à entreprendre. Il peut la compromettre et la perdre à la faveur surtout de ces ardentes et jalouses compétitions européennes dont l’ère est ouverte en Afrique.
[…]

XV

[…]
La propagande panislamique, en effet, se manifeste, actuellement, avec une intensité redoutable dans les Indes et elle n’est pas sans échos dans le Soudan nilotique aussi bien que dans nos possessions de l’Afrique du Nord.

Un peu partout, l’Arabe essaie de relever la tête et nous nous trouvons journellement aux prises avec ces puissances théocratiques, ces États dans l’État, ces confréries religieuses, en un mot, qui sont l’âme même du mouvement panislamique.

Nous ne saurions méconnaître la gravité de ce mouvement et il importe de nous prémunir contre les agissements de ceux qui le dirigent à Constantinople et dont les principaux agents secrets, dans l’Afrique du Nord, sont connus.

*
* *

C’est ce monde mystérieux de vicaires, d’apôtres, de fanatiques, que nous avons entrepris d’étudier dans cette publication.
[…]

XXII

[…]
Systématiquement mais sûrement, le Personnel des confréries religieuses dépouille ses ouailles. Le sacerdoce est devenu une profession libérale. Et quand, par hasard, le Khouan récalcitre, le maître envoie percevoir la taxe par son reqab (courrier) qui sollicite le paiement par la douceur d’abord, par la menace de la vengeance divine, quand le premier traitement ne réussit pas.

Courbant l’échine, apeuré, l’affilié verse à ces hommes qui se disent les représentants de Dieu, l’argent qu’il gardait précieusement pour parer aux mauvais coups du sort !
[…]

On dirait que le rêve de l’indigène est de se faire moine !

XXIII

Conclusion : Stagnation de la richesse publique, appauvrissement de la population au seul profit d’une caste et diminution inquiétante dans le rendement de l’impôt.
[…]

XXIV

Il y a là une œuvre de justice et de pitié à suivre sans faiblesse : il faut arracher aux mains rapaces des bigots qui la grugent sans merci, une population depuis trop longtemps excitée et surexcitée contre nos institutions par la parole et par des actes de folie politico-religieuse, comme l’insurrection de 1871.
[…]

XXV

[…]
On trouvera, développé dans nos conclusions, le programme que nous avons essayé de dresser en vue de prendre la direction de la seule force qui subsiste chez nos indigènes, afin de nous en servir jusqu’au jour où, en lui opposant d’autres forces éclairées et civilisées, nous pourrons poursuivre sa désagrégation.
[…]

Ce qui est remarquable, c’est que c’est le taçawwuf qui était identifié comme problématique par les « civilisateurs » coloniaux. Cette attitude peut être rapprochée du soutien de l’empire britannique au wahhabisme, qui prône un exotérisme littéraliste et exclusiviste, donc hostile lui aussi à l’ésotérisme islamique.

Guénon répond à cette folie furieuse dans le passage suivant, notamment au sujet du panislamisme et des problématiques liées à l’insurrection algérienne de 1871 :
Il serait à souhaiter que les Occidentaux, se résignant enfin à voir la cause des plus dangereux malentendus là où elle est, c’est-à-dire en eux-mêmes, se débarrassent de ces terreurs ridicules dont le trop fameux « péril jaune » est assurément le plus bel exemple. On a coutume aussi d’agiter à tort et à travers le spectre du « panislamisme » ; ici, la crainte est sans doute moins absolument dénuée de fondement, car les peuples musulmans, occupant une situation intermédiaire entre l’Orient et l’Occident, ont à la fois certains traits de l’un et de l’autre, et ils ont notamment un esprit beaucoup plus combatif que celui des purs Orientaux ; mais enfin il ne faut rien exagérer. Le vrai panislamisme est avant tout une affirmation de principe, d’un caractère essentiellement doctrinal ; pour qu’il prenne la forme d’une revendication politique, il faut que les Européens aient commis bien des maladresses ; en tout cas, il n’a rien de commun avec un « nationalisme » quelconque, qui est tout à fait incompatible avec les conceptions fondamentales de l’Islam. En somme, dans bien des cas (et nous pensons surtout ici à l’Afrique du Nord), une politique d’« association » bien comprise, respectant intégralement la législation islamique, et impliquant une renonciation définitive à toute tentative d’« assimilation », suffirait probablement à écarter le danger, si danger il y a ; quand on songe par exemple que les conditions imposées pour obtenir la naturalisation française équivalent tout simplement à une abjuration (et il y aurait bien d’autres faits à citer dans le même ordre), on ne peut s’étonner qu’il y ait fréquemment des heurts et des difficultés qu’une plus juste compréhension des choses pourrait éviter très aisément ; mais, encore une fois, c’est précisément cette compréhension qui manque tout à fait aux Européens. Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que la civilisation islamique, dans tous ses éléments essentiels, est rigoureusement traditionnelle, comme le sont toutes les civilisations orientales ; cette raison est pleinement suffisante pour que le panislamisme, quelque forme qu’il revête, ne puisse jamais s’identifier avec un mouvement tel que le bolchevisme, comme semblent le redouter des gens mal informés.
Orient et Occident, 1re partie, ch. IV.

De manière générale, il n’y a pas de problème à trouver l’information où elle est, quelle que soit la nature du messager (tant qu’il ne la déforme pas). Mais si c’est compréhensible pour en savoir plus sur une tradition disparue, ou sur une tradition dont beaucoup d’éléments ont été perdus (comme la Maçonnerie, pour laquelle des ouvrages d’anti-maçons dévoilant certains rituels ont parfois été plus tard le seul moyen d’en retrouver la trace), cela l’est beaucoup moins lorsque c’est une donnée technique dont la connaissance est répandue parmi les membres vivants d’une tradition à laquelle on revendique non seulement appartenir, mais que l’on prétend même représenter. Cette tentative des schuoniens d’augmenter leur crédit en invoquant une puissance de l’extérieur, qui plus est une puissance hostile à la civilisation islamique, les accable au contraire.


5-b) Un document par nature explicite


Sentir le besoin de s’appuyer sur une telle « référence » est vraiment incroyable, et confirme ce qu’écrivait René Guénon à Marcel Clavelle (18 septembre 1950) :
au point de vue technique, l’ignorance de tous ces gens, à commencer par Frithjof Schuon lui-même, est véritablement effrayante…

Mais malgré son caractère pour le moins saugrenu, ce qui en est cité au sujet de l’ijâzah n’est pas faux, c’est un document qui est établi avec soin. Mais il suffisait qu’ils demandent à des membres de véritables turuq, qui les auraient simplement informés que dans le contexte ce document n’est pas un « diplôme » au sens scolaire ou une vague lettre de félicitations, mais un mandat ou une autorisation, et que comme tout mandat écrit, c’est un document explicite, dont la raison d’être est de ne laisser aucune ambiguïté, aucun doute sur la légitimité du mandataire et sur la portée du mandat qui lui est conféré.


5-c) Exemples d’ijâzah de véritables moqaddems


Comme dit plus haut, nous ne voyons pas d’inconvénient à utiliser quelque source que ce soit, tant que c’est avec les précautions nécessaires.

Par exemple on peut mettre à profit l’« ouvrage de référence » colonial des schuoniens en y découvrant une ijâzah du Sheikh Aziz El-Haddad. Elle est visiblement exposée dans le but de le ridiculiser, pour le punir de son rôle dans l’insurrection algérienne de 1871, d’après le texte qui la précède, et d’après le mot paix, mis en italiques dans l’ijâzah, comme si on voulait montrer une contradiction avec son action guerrière :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81468k/f426.image

Mais rien ne nous oblige à tenir compte du contexte hostile de sa publication. Nous pouvons la considérer pour ce qu’elle est, une autorisation explicite, émise par un sheikh authentique, à remplir une fonction de moqaddem authentique, incluant la transmission de l’initiation. Ce document peut aider à se faire une idée concrète de ce qu’est une véritable ijâzah :
« Louange à Dieu unique ; que sa gloire soit proclamée !

A tous ceux, khouan ou autres, qui prendront connaissance de ce diplôme par nous délivré ; que le salut soit sur vous accompagné de la miséricorde de Dieu et de ses bénédictions.

Si, comme je l’espère, vous êtes en bonne santé, grâces en soient rendues à Dieu. Ensuite, je vous demande de vouloir bien faire pour moi des vœux sincères comme j’en fais pour vous tous et je vous informe de ce qui suit :

Le porteur du présent diplôme, Sid Mohammed ben A’mara, que j’appelle mon fils, car sans l’être par descendance, il l’est réellement par l’amitié que mon cœur lui a vouée, avait été agréé par notre feu Cheikh. En conséquence, je l’autorise à conférer l’ouerd des Rahmanïa à quiconque viendra spontanément lui demander à être initié ou sera sollicité par lui à cet effet.

Il enseignera progressivement les sept noms à l’élève qui, donnant des indices de dévotion et de vertu, s’annoncera digne de cette communication.

Sid Mohammed ben A’mara transmettra cet enseignement tel qu’il l’a reçu lui-même de son Cheikh. Que Dieu le dirige dans la bonne voie et le prenne comme intermédiaire pour y diriger les autres ; qu’il l’illumine et fasse de lui un instrument d’illumination ; qu’il le guide dans la voie du Paradis et se serve de lui pour y conduire les autres, qu’il le pénètre de plus en plus des doctrines de la confrérie et les propage par son enseignement.

En s’adressant à lui par l’initiation à la voie, c’est comme si on s’adressait à notre Cheikh feu ben El-Haddad, mort éloigné des siens : l’avantage sera le même, l’affiliation aura une égale valeur.

Je vous recommande, je me recommande préalablement à moi-même, et je recommande au détenteur de ce diplôme de rester dans l’obéissance et la crainte de Dieu, d’observer fidèlement le rituel de l’Ordre, de faire preuve, en toute chose, de résignation et d’humilité et de ne chercher d’appui que sur la paix, car, c’est elle qui constitue la meilleure voie menant au ciel sans obstacle, et c’est elle qui permet de multiplier les bonnes œuvres.

Je n’ai plus rien à ajouter, mais ceci suffira à tout homme sérieux, bien élevé, ami de Dieu et sensé.

De la part d’A’ziz fils du Cheikh ben El-Haddad, l’éloigné des siens, que Dieu le protège ! » (1).
---
1 – Diplôme délivré à Sid Mohammed ben A’mara, traduit par M. Mirante, interprète militaire au Gouvernement général.

La traduction n’est peut-être pas irréprochable, mais du moins nous pouvons voir qu’il n’y a pas d’ambiguïté ici.

Mais nous reconnaissons qu’il est préférable d’employer des sources moins problématiques. Nous pouvons prendre comme autre exemple d’ijâzah véritable celle du Sheikh El-Alawi au Sheikh El-Madani, directement fournie par la tarîqah Madaniyya :

 
En arabe ici :
https://www.madaniyya.com/?%D8%A7%D9%84%D8%A5%D8%AC%D8%A7%D8%B2%D9%8E%D8%A9-%D8%A7%D9%84%D8%B9%D9%8E%D9%84%D8%A7%D9%88%D9%8A%D9%91%D8%A9-%D8%A7%D9%84%D8%B4%D8%A7%D8%B0%D9%8F%D9%84%D9%8A%D9%91%D9%8E%D8%A9

ou ici p. 9 :
https://www.madaniyya.com/IMG/pdf/Alijazaat_03-2008_.pdf

Traduction en français :
https://www.madaniyya.com/?Mohammed-Al-Madani

Ijaza du Cheikh al-Alawi


Voici la licence des connaissants, ô faqir parvenu à l’extinction, affilié au parti du Seigneur, Mohammed ibn Khalifa ibn al-Haj Omar, plus connu sous le nom d’al-Madani, tu nous as fréquenté des jours durant, et pour toi, Allah a dissipé les illusions et levé les voiles. Le profit que tu as tiré à nos contacts, a été à la mesure de l’amour que tu as nourri pour nous, aussi devras-tu faire profiter tes frères parmi les serviteurs de Dieu, car il n’est pas licite qu’un homme laisse la science juste qu’il lui a été donné de recevoir. Voici le grade de la guidance qui te réclame avec le sérieux le plus intégral, guide donc qui fait appel à toi, conduis vers l’union qui a rompu d’avec toi.

Dans la voie Chadhûli nous te décernons la licence verbale pour confirmer la licence de cœur que nous t’avons délivrée auparavant, tu te dois d’aimer continuellement ton Seigneur, car Allah réserve à son serviteur la place que ce dernier lui réserve en son âme. Je formule le souhait qu’Allah t’accorde la pérennité de son amour, et sache que l’assistance du Seigneur est fonction de la disposition du serviteur.

De notre conduite rien ne t’a été occulté, suis donc ce qu’elle recèle de meilleur, non pas nos imperfections dans la guidance. Notre Maître, mon Seigneur Mohammed al-Bûzaydi, avait passé de nombreuses nuits, rapprochant les serviteurs du Seigneur…suis la tradition de nos précédents maîtres à qui nous avons emprunté la voie, tu seras bien solidement attaché à eux, aussi longtemps que tu te seras conformé à leurs traditions. Veille qu’Allah te bénisse sur leur amitié, sur leur pacte, Allah veillera sur toi, il est le meilleur des vigiles, le plus clément des cléments.

Pour clore, je supplie Allah le Grandissime par la gloire de son Prophète généreux qu’Allah prie sur lui et le salut fortement, de nous préserver dans ce qu’il nous a donné, de nous seconder dans l’observance de ses ordres.

Je te supplie, ô Seigneur ! par le plus grand de tes messagers, le meilleur de toutes tes créatures, d’aplanir pour lui (al-Madani) la voie droite, nous l’avons conduit devant ta porte, il te fera aimé de tes créatures et tes créatures de toi. Ô seigneur ! Élargis devant lui la voie de ta connaissance, introduis-le dans ton enceinte inexpugnable, préserve tous ceux qui se rattacheront à lui, par le privilège de l’entrée en ta présence, et sois, ô notre Seigneur ! Son ouïe, sa vue, sa main sa jambe, ô Seigneur ! Éteins son existence en la tienne, de sorte qu’il ne lui reste plus que ce qui est par toi et pour toi, Amin ! Par le caractère sacré du Maître des messagers !

Notre ultime prière est de louer Allah, le Seigneur des mondes.

Voie (tarîqah), silsilah, rattachements, ici encore tout est explicite.


5-d) L’« ijâzah » de Schuon : un mandat réduit à l’exotérisme


Sur quoi porte en réalité l’ijâzah de Schuon ? Revenons au document reproduit. Aymard, dans le Connaissance des religions déjà cité, en donne la traduction suivante :
Celui-ci dit notamment : « … j’atteste (…) que nous avons été fréquenté par l’être à l’âme pure, aux vertus excellentes et à la “pénitence sincère”, le frère en Allah Sidi Aïssa Nour ed-Dîn, européen selon la résidence et le lieu de naissance, et que (celui-ci) a été récemment en relations prolongées avec nous, ce qui nous a permis de scruter les états de l’homme, ses paroles et ses actes, et nous n’en avons vu - et la vérité est à dire - que ce qui tranquillise le croyant et ce que trouve agréable le rattaché à Allah, le Subtil (le Bienveillant), l’Instruit (l’Informé) “qui se choisit qui Il veut et guide vers Lui-même qui revient (à Lui) pénitent”. Considérant ce qui précède en ce qui concerne la connaissance de ce frère en Allah, je l’ai autorisé à répandre l’exhortation islamique chez les hommes de son peuple, parmi les européens, en transmettant la parole du Tawhîd… »

Puis il ajoute :
La principale « raison d’être » de la fonction de moqaddem est évidemment de transmettre une influence spirituelle, une initiation, et de rattacher par là même les « initiés » à la Silsilâh, filiation ininterrompue depuis le Prophète, et de leur ouvrir l’accès à l’invocation du Nom Divin, à la « Voie du cœur ».

Mais il n’y a justement rien de tel dans le document, et ce n’est pas en jouant sur les mots qu’on peut prétendre le contraire.


Le passage important de ce document est entouré ci-dessus en rouge. Complétons-la traduction donnée en indiquant les mots importants :
« Considérant ce qui précède en ce qui concerne la connaissance de ce frère en Allah, je l’ai autorisé à répandre l’exhortation islamique chez les hommes de son peuple, parmi les européens, en transmettant (تلقين) la parole du Tawhîd (كلمة التوحيد) et la shahâdah (لا إله الا الله محمد رسول الله), et ce qui s’ensuit comme devoirs religieux. »

Le terme تلقين (talqîn) a un sens général d’instruction et de transmission, il pourrait éventuellement prendre un sens de transmission initiatique dans un contexte approprié… qui est ici absent.

Le document autorise à transmettre la parole du tawhîd et la shahâdah, c’est-à-dire à répandre la religion islamique (ce qui ne nécessite aucune autorisation). Dans l’ensemble du document, il n’est nulle part fait allusion à la tarîqah, à la fonction de moqaddem, ni même au domaine initiatique de manière générale.

Il pourrait y avoir éventuellement des doutes s’il n’y avait pas de document écrit, l’expression d’une ijâzah pouvant n’être qu’orale. Mais justement, la présentation d’un tel document enlève tout doute possible. Le document arboré est officiellement l’ijâzah de Schuon, il n’y en a pas d’autre, ce n’est pas une véritable ijâzah de moqaddem, donc Schuon n’a jamais été nommé moqaddem.


5-e) Un document conforme aux tendances de la zaouïa dégénérée de Mostaganem


Il est probable que, vers 1935, Guénon ait écrit à Mostaganem pour recommander Schuon comme moqaddem, ce que peut laisser entendre cet extrait :
il semble vraiment qu’on oublie un peu trop, en Suisse, que rien ne se serait fait si je n’y avais pas été pour quelque chose, et je me demande même si Frithjof Schuon se souvient encore de ce qu’il m’a raconté autrefois lui-même sur la façon dont il a été reçu la 1re fois qu’il est allé à Mostaganem…
René Guénon à Louis Caudron, 14 mai 1950.

Or nous venons de voir qu’Adda Bentounes a bien délivré une ijâzah à Schuon, mais ne dépassant pas le domaine exotérique, ne lui donnant aucune fonction initiatique. Mais qu’y a-t-il d’étonnant à cela, étant donné ce qu’on a vu plus haut ? la zaouïa de Mostaganem s’est révélée dégénérée :
ce qui s’y passe maintenant est bien loin d’être satisfaisant ; tout y est sacrifié à des tendances exotériques et propagandistes que nous ne pouvons pas approuver du tout ; la rapidité avec laquelle cette dégénérescence s’est produite est même tout à fait extraordinaire.
René Guénon à Vasile Lovinescu, 2 mars 1938.

Les schuoniens de leur côté voudraient que Schuon ait été nommé moqaddem à cause d’une retraite soi-disant extraordinaire qu’il aurait accomplie, ce qui est une raison bien insignifiante (et cela s’accorde bien avec l’ijâzah vue comme un « diplôme » infantilisant, comme les images d’animaux qu’on donne en récompense aux écoliers ayant eu la moyenne à leur dictée). Mais ce qui est curieux, c’est qu’ils évoquent tout comme Guénon les visées propagandistes de la zaouïa de Mostaganem, et ils mentionnent même le souhait d’Adda Bentounes d’y impliquer personnellement Schuon, en faisant de lui un « missionnaire » musulman :
Contrairement à ce qu’on a parfois laissé entendre, Schuon n’a pas sollicité la fonction de moqaddem que lui décerna le Sheikh Adda. Il apparaît plutôt que, pour répondre aux voeux du Sheikh El Allaoui (1), le Sheikh Adda ait pris cette disposition à l’issue d’une longue et édifiante khalwah (retraite) de Schuon.
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1 – C’est vraisemblablement ce qui explique pourquoi, en dépit de l’éloignement futur de Schuon, jamais le Sheikh Adda ne lui retirera – ce qu’il était en droit de le faire – cette fonction. En parlant de cette supposée sollicitation de fonction, Schuon écrira en 1987 : « C’est bien mal me connaître, d’autant qu’aucun homme respectable ne s’abaisse à mendier une dignité ». On ne voit d’ailleurs, dans les courriers de l’époque, aucune trace d’une quelconque ambition de la sorte. Il est par contre probable que le Sheikh Adda ait eu le secret espoir de faire de Schuon un « missionnaire » musulman comme en font foi des photos et des articles parus dans des journaux algériens de l’époque.
Connaissance des religions, hors série spécial Schuon (07-10 1999), Approche biographique (article de Jean-Baptiste Aymard), pp. 20-21.

Pour le coup c’est pertinent, et tout à fait cohérent avec le contenu de l’« ijâzah », mais pourquoi donc mettent-ils en avant cet élément qui détruit leur thèse d’un Schuon moqaddem ?


5-f) Schuon et les gens de Mostaganem ont menti à Guénon


Face aux contradictions des schuoniens, il est difficile d’établir quelle est leur part d’incompréhension et de malhonnêteté, mais leur parti-pris est nettement visible, comme ici où ils essaient de légitimer la fonction de Schuon par un courrier de Guénon :
Après son séjour à Mostaganem, Schuon se rend à Fès, où réside Titus Burckhardt, puis revient en France. Peu après, Guénon lui adresse une lettre chaleureuse : « …toutes mes félicitations pour votre nouvelle dignité de moqqadem… »

De fait, Guénon – pour qui l’initiation est la clef de tout comme il aura maintes fois l’occasion de le préciser – voit là une ouverture pour tous ceux qui s’adressent à lui et souhaitent se rattacher à un courant traditionnel ésotérique.
Connaissance des religions, hors série spécial Schuon (07-10 1999), approche biographique (article de Jean-Baptiste Aymard), pp. 20-21.

Alors que dans la lettre dont ce passage est extrait, c'est l’inverse, Schuon vient de l’informer de sa fonction et Guénon ne fait que lui répondre :
Cher Monsieur,

J’avais bien reçu en effet votre carte de Fès, et votre lettre m’est arrivée à son tour il y a cinq ou six jours ; voyant sur l’enveloppe vos deux adresses de Bâles et de Mulhouse, je crois plus sûr de vous répondre à cette dernière. […]

Toutes mes félicitations pour votre nouvelle dignité de moqaddem ; j’avais déjà appris cela par Préau, bien que notre correspondance ait été un peu irrégulière tous ces temps-ci du fait de ses déplacements en Allemagne ; je pense que maintenant il doit être enfin rentré à Paris depuis une semaine environ.
René Guénon à Frithjof Schuon, 17 avril 1935.

D’après ce que nous venons de voir, si cette réponse de Guénon est une preuve, c’est uniquement celle que Schuon et Adda Bentounes ont menti à Guénon. Schuon a bien sûr également berné tous les gens qui sont venus chercher auprès de lui un rattachement initiatique régulier et légitime.


5-g) Défense maladroite de Schuon par un valsanien


Quoi qu’il en soit, les schuoniens ont été bien imprudents dans leur promotion de Schuon, vendant la mèche avec une telle publication, ce que celui-ci, de son vivant, s’était bien gardé de faire.

Récemment, dans La Règle d’Abraham (no 40, décembre 2018) – Réponse à Jean-Louis Gabin (« A.-J. Gardes »), pp. 106-108, c’est un valsanien qui a voulu défendre Schuon et l’authenticité de son ijâzah :
Depuis un certain temps, en effet, court le bruit que la fonction de Moqaddem de Frithjof Schuon ne serait pas régulière, car ce qui a été présenté comme étant une « licence », un « diplôme » (ijâzah) concernant cette fonction ne serait qu’une permission générale délivrée pour transmettre simplement l’Islam aux européens qui y aspirent. Plusieurs traductions de cette ijâzah avaient été recueillies par Frithjof Schuon, et il en avait lui-même demandé une traduction à Michel Vâlsan.

Pourquoi employer le conditionnel ? alors que c’est exactement ce que dit Vâlsan dans la lettre citée par la suite :
Quelques remarques au sujet de celui-ci : d’une façon immédiate il ne correspond vraiment pas à l’idée d’un « diplôme » de moqaddem, et encore moins à celui d’un diplôme de la Tarîqah alaouiyya dont le non n’y figure aucunement. Votre qualité de moqaddem ne s’y trouve pas mentionnée, de même que Sidi Adda, ne s’attribue à lui-même, en la circonstance, aucune qualité relative à la Tarîqah alaouiyya ou au Taçawwuf en général ; il ne vous confère aucune charge spécifique de l’ordre du Taçawwuf, mais une simple autorisation de répandre « dans le monde européen » la parole du Tawhîd et les observances nécessaires […] En tout cas, votre qualité de Moqaddem a dû être définie, parallèlement au document, par voie verbale, car on a dû vous expliquer au moins quelle formule (verset) on prononce pour les rattachements ; vous-a-t-on dit peut-être alors des choses concernant la silsilah ?
Michel Vâlsan à Frithjof Schuon, 14 février 1973.

Donc, d’une, Vâlsan constate bien lui aussi que le document n’avait qu’une portée exotérique.

En note, le valsanien louvoie :
Il est difficile d’expliquer pourquoi l’ijâzah délivrée à Frithjof Schuon l’a été sous cette forme. Ce dernier avait invoqué des problèmes avec les autorités françaises présentes en Algérie à cette époque, mais on peut aussi penser à certaines difficultés internes concernant la direction de la Tarîqha ‘Alawiyyah nées après la disparition du Shaykh ‘Alâwî, cette situation étant récurrente lorsqu’il s’agit de l’héritage d’un Shaykh qui n’a pas nommé de successeur unique, conformément à l’attitude du Prophète. Dans tous les cas, le Shaykh Adda pouvait régulièrement investir un moqaddem.

Inutile de promener le lecteur, comme vu plus haut, ainsi que Guénon le rappelait (et Aymard à sa suite, malgré lui), la zaouïa d’Adda Bentounes était entièrement tournée vers l’exotérisme et le prosélytisme, elle a dégénéré lorsque le Sheikh El-Alawi est parti.

Quant à l’argument des autorités françaises, cela ne tient pas, par exemple une zaouïa de la Alawiyyah ayant déjà pu s’installer à Paris sans problèmes :
Je crois vous avoir dit que les Alaouias ont maintenant un centre à Paris, d’ailleurs destiné exclusivement aux Arabes et aux Kabyles.
René Guénon à Guido de Giorgio, 31 décembre 1927.

Que Schuon essayait-il de faire croire ? que le gouvernement demandait à lire chaque feuille de papier détenue par les voyageurs partant d’Algérie, et que le retour de Schuon nécessitait que la douane vérifie que son ijâzah était sans aucune portée ? « Votre document est absurde, c’est bon vous pouvez passer. » Ce n’est vraiment pas sérieux… Les difficultés posées par les autorités coloniales étaient plus vraisemblablement le risque d’éveiller leurs soupçons, par les prises de contact et le temps passé sur place nécessaires pour obtenir un rattachement et assimiler l’enseignement initiatique.

De deux, Vâlsan était loin d’être neutre sur ce sujet, la régularité de sa propre fonction et même de son propre rattachement initiatique dépendant de celle de Schuon. Il se raccroche donc à l’espoir que Schuon aurait eu une autre ijâzah, celle-ci seulement orale. Mais comme nous l’avons vu, c’est absurde, le but même d’une ijâzah écrite étant d’empêcher de telles ambiguïtés.

Et voici la réponse de Schuon, que le valsanien arbore comme la preuve de l’authenticité de sa fonction :
Merci de la peine que vous vous êtes donnée de déchiffrer mon document. S. Addah me l’a donné en mars 1935, après ma khalwah en me disant qu’il avait décidé – en sa qualité de Khalifah du Cheikh El-Alaoui – de me nommer moqaddem ; il désignait le document par le terme ijâzah, ce qui en effet signifie « diplôme ».

Le Cheikh El-Alaoui – qu’Allâh sanctifie son secret ! – mourut le 11 juillet 1934, donc huit mois avant ma nomination.

Ensemble avec l’ijâzah ; S. Addah me donna des explications verbales concernant la formule du rite d’initiation ; et il ouvrit le Koran pour me montrer la formule à prononcer, dans la Sourate […] M’ayant donné l’ijâzah, S. Addah me parla encore de la silsilah et surtout des signes prouvant qu’un faqîr est devenu Shaikh el-Barakah […] Quand, lors de mon premier séjour au Caire, je montrai à Sh. Abd (al-Wâhid) mon ijâzah, il me dit que ce document n’a aucune valeur, étant donné l’évidence de ma fonction. Il se basait uniquement sur certains critères.
Frithjof Schuon à Michel Vâlsan, 26 février 1973.

Cela répond à ceux qui estiment que René Guénon n’a pas connu cette affaire de près et qu’il aurait été abusé par manque de renseignements.

Si cette réponse parvient à satisfaire et à rassurer le valsanien tant mieux pour lui, mais d’un point de vue indépendant, insensible aux injonctions idolâtres, ce n’est pas du tout convaincant, c’est même abracadabrantesque. Schuon invoque Guénon (ce qui est bien pratique, celui-ci n’étant plus là pour démentir quoi que ce soit), qui lui aurait dit que sa fonction est « évidente », et que son papier est sans aucune valeur. Mais en 1973, Schuon le considérait au contraire d’assez grande valeur pour en demander plusieurs traductions.

Et pourquoi au fait ? Avait-il donc oublié l’Arabe ? Ou multipliait-il plutôt les chances de pouvoir tirer parti d’un passage obscur du document, de la polysémie d’une expression, d’arriver à tordre le texte d’une manière ou d’une autre pour continuer à faire illusion ? Était-ce une sincère recherche de la vérité qui le motivait, amnésique de bonne foi luttant pour retrouver ses propres souvenirs ? Ou était-ce encore une simple tactique pour maintenir son « autorité » sur autrui ? En tout cas Schuon s’est bien rendu compte que son document ne se prêtait pas à une telle manipulation : loin de l’utiliser pour faire taire ses contradicteurs, il l’a gardé confidentiel toute sa vie, et il a fallu l’imbécilité de ses disciples pour que le public y ait enfin accès.

D’autre part, même si cette affirmation impliquant Guénon avait été vraisemblable, elle est invérifiable, et on ne peut pas demander de faire confiance à Schuon pour répondre d’une accusation fondée le visant. Il est même injustifié de faire confiance à Schuon tout court, celui-ci s’étant révélé être un menteur, ainsi que nous l’avons vu. Quel crédit accorder en effet à un séducteur polymorphe, qui prenait les traits de son interlocuteur pour mieux le manipuler ? Lorsqu’il parle à Vâlsan, il joue le sheikh que celui-ci souhaitait avoir, mais lorsqu’il parle à Clavelle, il joue le dépressif aigri pour gagner sa sympathie, ainsi qu’on le constate dans l’entrevue surréaliste qui suit :
Comme je lui disais que mon travail dans la Maçonnerie était très fatigant, que certains jours j’étais excédé d’entendre constamment parler ou de devoir constamment parler d’initiation, d’organisations initiatiques, etc., et qu’il m’arrivait de souhaiter la conversation d’un forgeron ou d’un pêcheur à la ligne, il me dit qu’il en était de même pour lui, qu’il souhaiterait souvent passer ses journées à planter des choux-fleurs, qu’il était parfois accablé en voyant alignés ses foqara attendant qu’on les « abreuve » ; que toutes les fonctions ont un aspect de sacrifice et que nous ne pourrions pas humainement y résister si Allah ne nous envoyait des « consolations » ; qu’on peut bien désirer des fonctions quand on a vingt-cinq ans, mais qu’arrivés à nos âges, cela n’intéresse plus et qu’on voudrait surtout avoir la paix. Tout cela sur un ton très familier, comme d’égal à égal, entre gens qui accomplissent un travail analogue et qui se soulagent en racontant leurs soucis et leurs désillusions.
Marcel Clavelle à René Guénon, 11 août 1950.

Quelle vocation ! et heureusement en effet qu’il y a la gloire, l’argent et les femmes, pour « consoler » ceux qui se sacrifient, « accablés » devant leurs disciples (les disciples apprécieront).

Au passage, si les manipulations de Schuon étaient parfois efficaces, cela devait tout de même plus tenir à son culot et à son absence totale de scrupules qu’à sa subtilité. Au cours de cette même entrevue, qui visait à amadouer Guénon par l’intermédiaire de Clavelle, Schuon sort la grosse cavalerie pour séduire ce dernier (alors qu’ils ne se côtoyaient pas particulièrement, et qu’à ce moment ils ne s’étaient pas vus depuis 10 ans, c’est-à-dire que Schuon n’avait même pas rencontré Clavelle une seule fois depuis son entrée dans la tarîqah, par l’intermédiaire de Vâlsan, en 1943) :
Au cours de notre conversation, Frithjof Schuon s’est beaucoup plaint des soucis que lui occasionnent le zèle et l’agitation de Cuttat et de Martin Lings. Je ne sais comment les choses auront finalement tourné entre Frithjof Schuon et Valsan mais je dois dire que le premier s’est également beaucoup plaint du second qui, dit-il, n’est vraiment pas l’homme qu’il faut pour la fonction qu’il remplit, et ceci était dit de façon à me laisser entendre que je serais beaucoup plus indiqué pour cela. Toute modestie mise à part, cela est bien exagéré, car il y a bien des raisons qui s’y opposent, dont certaines ne peuvent pas être ignorées de Frithjof Schuon et qui, bien qu’étant d’un ordre assez extérieur, ne sont nullement négligeables pour cela, à commencer par mon ignorance de l’Arabe et par ma connaissance par trop insuffisante de l’Islam. Je vous mentionne ceci pour souligner encore une fois quel parti pris d’amabilité Frithjof Schuon a manifesté à mon égard.
Marcel Clavelle à René Guénon, 19 août 1950. 


Enfin, le valsanien assène :
Ajoutons que pour ceux qui ont eu le privilège de rencontrer Michel Vâlsan vivant, l’authenticité de sa réalisation spirituelle, et donc la légitimité de la voie initiatique ouverte par lui, ne font aucun doute.

Il faudrait donc le croire qu’il a eu raison d’être valsanien, contrairement aux gens d’alors qui ne l’ont pas été, qui ont eu tort, parce que… parce que. Désolé, mais pour ceux qui n’ont pas eu le privilège de rencontrer Michel Vâlsan vivant, ce pseudo-argument est surtout symptomatique d’une pensée sectaire. Et cette manie de prétendre mesurer à vue de nez la réalisation des « grands hommes »…

Comme Schuon l’a raconté avec un rictus de dégoût aux lèvres, à un Jean-Pierre Laurant ravi, lorsqu’il avait rencontré Guénon il lui avait trouvé le charisme d’« un cheval » :
https://books.google.fr/books?id=Rh686QNRRJgC&pg=PA258
(Jean-Pierre Laurant, La communauté ésotérique de Frithjof Schuon (1907-1998) entre Paris, Lausanne et Bloomington ou les métamorphoses de la tradition immuable, colloque Les mutations transatlantiques des religions, Université Michel Montaigne, Bordeau III, 12 et 13 février 1999, p. 258.)

Est-ce que, d’après le valsanien, cela prouve l’absence d’« authenticité de la réalisation spirituelle » de Guénon ? Ou est-ce que cela ne traduit pas plutôt, chez Schuon et ses disciples, une mentalité superficielle, avide de spectaculaire, de fascination, de démonstration de pouvoirs psychiques ?


Quoi qu’il en soit, il se peut que Vâlsan lui-même n’ait pas été bien convaincu par les explications de Schuon. Et si, comme on le raconte, il a recherché d’autres rattachements vers la fin de sa vie, ce n’était peut-être pas sans lien avec la remise en cause de la fonction de Schuon.


5-h) L’initiation donnée par Schuon est irrégulière


Schuon a, peut-être, été initié. C’est tout. Il a menti en prétendant avoir été investi moqaddem (et il ne s’est même jamais fait transmettre régulièrement le Nom suprême). Il n’a donc bien sûr jamais été sheikh non plus.

Certains, tout en l’admettant, disent que l’initiation schuonienne était quand même valable, se basant sur ces passages :
Les rites d’initiation [ont] pour but immédiat la transmission de l’influence spirituelle d’un individu à un autre qui, en principe tout au moins, pourra par la suite la transmettre à son tour.
Aperçus sur l’Initiation, ch. VIII.

[…] en principe, tout faqîr a le droit de transmettre valablement l’initiation qu’il a reçue lui-même ; cela arrive surtout en fait quand, pour une raison ou pour une autre, il n’y a pas de branches organisées sous une forme définie, et je pense que c’est ce qui a dû avoir lieu en particulier dans le cas des Malâmatiyah dont je vous parlais la dernière fois ; cela montre bien que ce qui importe avant tout est de maintenir la continuité de la silsilah […]
René Guénon à Michel Vâlsan, 7 octobre 1950.

En principe oui, mais en fait, pas toujours, ce qui est évident, à moins de tout simplement nier la raison d’être des fonctions initiatiques.

Dans le cas de Schuon il y avait et il y a toujours des branches organisées de la tarîqah Alawiyyah. Même en tenant compte du fait que la zaouïa de Mostaganem a dégénéré, le Sheikh El-Alawi avait désigné plusieurs moqaddems, incluant par exemple le Sheikh El-Madani dont nous avons reproduit l’ijâzah. Donc absolument rien ne justifie la branche irrégulière schuonienne.

L’initiation proprement dite consiste essentiellement en la transmission d’une influence spirituelle, transmission qui ne peut s’effectuer que par le moyen d’une organisation traditionnelle régulière, de telle sorte qu’on ne saurait parler d’initiation en dehors du rattachement à une telle organisation.
[…]

le rôle de l’individu qui confère l’initiation à un autre est bien véritablement un rôle de « transmetteur », au sens le plus exact de ce mot ; il n’agit pas en tant qu’individu, mais en tant que support d’une influence qui n’appartient pas à l’ordre individuel ; il est uniquement un anneau de la « chaîne » dont le point de départ est en dehors et au delà de l’humanité. C’est pourquoi il ne peut agir en son propre nom, mais au nom de l’organisation à laquelle il est rattaché et dont il tient ses pouvoirs, ou, plus exactement encore, au nom du principe que cette organisation représente visiblement. Cela explique d’ailleurs que l’efficacité du rite accompli par un individu soit indépendante de la valeur propre de cet individu comme tel, ce qui est vrai également pour les rites religieux ; et nous ne l’entendons pas au sens « moral », ce qui serait trop évidemment sans importance dans une question qui est en réalité d’ordre exclusivement « technique », mais en ce sens que, même si l’individu considéré ne possède pas le degré de connaissance nécessaire pour comprendre le sens profond du rite et la raison essentielle de ses divers éléments, ce rite n’en aura pas moins son plein effet si, étant régulièrement investi de la fonction de « transmetteur », il l’accomplit en observant toutes les règles prescrites, et avec une intention que suffit à déterminer la conscience de son rattachement à l’organisation traditionnelle.
Aperçus sur l’Initiation, ch. VIII.

Que l’effet soit apparent ou non, qu’il soit immédiat ou différé, le rite porte toujours son efficacité en lui-même, à la condition, cela va de soi, qu’il soit accompli conformément aux règles traditionnelles qui assurent sa validité, et hors desquelles il ne serait plus qu’une forme vide et un vain simulacre.
[…]

Cette considération de l’efficacité inhérente aux rites, et fondée sur des lois qui ne laissent aucune place à la fantaisie ou à l’arbitraire, est commune à tous les cas sans exception ; cela est vrai pour les rites d’ordre exotérique aussi bien que pour les rites initiatiques, et, parmi les premiers, pour les rites relevant de formes traditionnelles non religieuses aussi bien que pour les rites religieux. Nous devons rappeler encore à ce propos, car c’est là un point des plus importants, que, comme nous l’avons déjà expliqué précédemment, cette efficacité est entièrement indépendante de ce que vaut en lui-même l’individu qui accomplit le rite ; la fonction seule compte ici, et non l’individu comme tel ; en d’autres termes, la condition nécessaire et suffisante est que celui-ci ait reçu régulièrement le pouvoir d’accomplir tel rite.
Aperçus sur l’Initiation, ch. XV.

Là où la « régularité » fait défaut, c’est-à-dire là où il n’y a pas de rattachement à un centre traditionnel orthodoxe, on n’a plus affaire à la véritable initiation, et ce n’est qu’abusivement que ce mot pourra être encore employé en pareil cas.
Aperçus sur l’Initiation, ch. X.



Conclusion


Le bilan de la tarîqah schuonienne n’est pas totalement négatif. Ses calamiteuses péripéties ont ainsi été l’occasion pour Guénon d’écrire de précieuses mises au point, complétant une œuvre à portée universelle.

Le sens de la fonction de Schuon n’était visiblement pas le même pour tous. Celui-ci s’est présenté comme moqaddem. Si Guénon voyait un intérêt à cette fonction, c’était parce qu’elle devait permettre d’accéder plus facilement à une initiation orientale régulière, pour les éventuels Occidentaux qualifiés qui la recherchaient. Adda Bentounes, de son côté, entendait plutôt faire de lui un « missionnaire » musulman, ce qui s’accorde avec le contenu de la pseudo ijâzah qu’il lui a délivrée, et avec le comportement de Schuon dans les premières années de sa « mission ». Quant à Schuon lui-même, qu’entendait-il servir à part son intérêt individuel ? Pour être en position de le faire il lui suffisait de prétendre être, quand il en avait besoin, ce que chacun attendait qu’il soit, position fausse qui n’a bien sûr pas tenu la durée.

Par son usurpation, ses jeux de pouvoir, ses manipulations, ses harcèlements par disciples missionnés, Schuon et sa secte auront contribué à épuiser les dernières forces de Guénon. La disparition de celui-ci n’étant pas suffisante, Schuon a continué à lui vouer une haine tenace, qui s’est déversée au grand jour dans Quelques critiques (ainsi que nous le rappelions dans un précédent article), plus de 30 ans après sa mort, abandonnant toute précaution stratégique, dans l’espoir totalement vain et dérisoire de supprimer également son œuvre.

Schuon aura peut-être gagné un statut de chef de secte, avec la vanité, les femmes et l’argent qui vont avec. Tant mieux pour lui. Un gain bien éphémère, qui au moment de quitter cette terre se révélera ne valoir… rien.

Guénon avait averti :
Nous n’ajouterons qu’un mot : nous n’avons jamais songé le moins du monde à faire du Voile d’Isis notre « chose » et, si quelques-uns de ses collaborateurs s’inspirent volontiers de nos travaux, c’est tout à fait spontanément et sans que nous ayons jamais rien fait pour les y amener. Nous ne voyons là qu’un hommage rendu à la doctrine que nous exprimons, d’une façon parfaitement indépendante de toutes les considérations individuelles ; du reste, si on continue à nous… empoisonner avec la « personnalité de René Guénon », nous finirons bien quelque jour par la supprimer tout à fait ! Mais nos adversaires peuvent être assurés qu’ils n’y gagneront rien, tout au contraire…
Le Voile d’Isis, novembre 1931, comptes rendus de revues.