Sommaire
1) Introduction
1-a) Le « sheikh » naturiste
1-b) Un mot creux : le pérennialisme
1-c) Nécessité de laisser la parole à Guénon
2) La fausseté de Schuon et de ses agents
2-a) L’intérêt qu’avait Guénon pour la fonction de Schuon : une initiation orientale régulière et facile d’accès pour les éventuels européens qualifiés
2-b) L’intérêt de Schuon pour sa propre fonction : le pouvoir, les femmes et l’argent
2-c) L’isolement de Guénon par Schuon
2-d) Schuon et ses disciples : des hypocrites et des manipulateurs
2-e) Un projet de tarîqah qui débouche sur une secte à prétentions universalistes
3) L’autoritarisme prétendant rivaliser avec l’autorité naturelle
3-a) Lecteurs de Guénon orgueilleux ? Ou orgueil d’une infaillibilité individuelle ?
3-b) Une « infaillibilité » qui peine à faire illusion
3-c) Un « sheikh » ignorant
3-d) Une opposition inavouée mais de plus en plus concrète
3-e) La disparition de Guénon : le couronnement de Schuon
4) L’ésotérisme haï et usurpé par le culte de Schuon
4-a) Divagations des schuoniens sur la Maçonnerie
4-b) Le « Maître spirituel destiné à tout l’Occident »
4-c) D’un désir de reconnaissance insatisfait aux Mystères christiques
4-d) Une mentalité en réalité surtout religieuse et anti-initiatique
4-e) Propagande
4-f) L’héritage de la zaouïa de Mostaganem
5) Une transmission invalide
5-a) Les références anti-traditionnelles des schuoniens
5-b) Un document par nature explicite
5-c) Exemples d’ijâzah de véritables moqaddems
5-d) L’« ijâzah » de Schuon : un mandat réduit à l’exotérisme
5-e) Un document conforme aux tendances de la zaouïa dégénérée de Mostaganem
5-f) Schuon et les gens de Mostaganem ont menti à Guénon
5-g) Défense maladroite de Schuon par un valsanien
5-h) L’initiation donnée par Schuon est irrégulière
Conclusion
Partie précédente :
https://oeuvre-de-rene-guenon.blogspot.com/2019/02/la-fonction-de-frithjof-schuon-2.html
4) L’ésotérisme haï et usurpé par le culte de Schuon
Nous avons vu que Schuon envisageait sa fonction de moqaddem bien différemment de la façon dont l’envisageait Guénon, et que lui et ses disciples n’ont pas hésité à le manipuler, à lui cacher puis lui nier leurs déviances pour continuer à l’utiliser comme caution. Ils voulaient bénéficier de son aura, et en même temps ils étaient hostiles à son œuvre, à laquelle ils entendaient mettre un terme et se substituer.
Heureusement que Guénon a eu le temps de constater les résultats de l’entreprise de Schuon et de le désavouer de son vivant. Il avait bien perçu des travers chez celui-ci, mais ce qui importait surtout pour lui était la possibilité de la transmission de l’influence spirituelle aux Européens qualifiés qui la recherchaient et qui auraient pu la faire fructifier en eux. Mais l’altération de la tarîqah était telle qu’elle empêchait d’accueillir cette influence spirituelle.
Nous allons voir qu’en réalité la mentalité insufflée par Schuon dans la tarîqah était problématique dès ses débuts.
4-a) Divagations des schuoniens sur la Maçonnerie
À l’occasion d’une querelle, les schuoniens ont exhibé des extraits choisis de correspondances de Guénon à Schuon :
http://www.frithjof-schuon.com/GrandeTriade.htm
Connaissance des religions no 65-66 Juillet-Décembre 2002, René Guénon l'éveilleur, 1886-1951, La naissance de la Loge « La Grande Triade » dans la correspondance de René Guénon à Frithjof Schuon, Jean-Baptiste Aymard.
Remarquons d’abord que ces fragments ont dû sembler étranges aux lecteurs, à qui l’on a omis de mentionner que Clavelle était alors membre de la tarîqah dirigée par Schuon (depuis 1943, soit bien avant la création de la Grande Triade). Fragments dans lesquels sont abordés des sujets qui ne sont pas tous faciles d’approche, d’autant moins que le côté Schuon de la correspondance a été omis. Mais il est vrai que cela ne gêne pas pour le but que se sont proposés ici les schuoniens, qui est de faire croire que Guénon aurait été très demandeur concernant la Maçonnerie, vis-à-vis d’un Schuon qui aurait été nonchalant voire indifférent (et c’est facilement l’impression que l’on donne de loin en montrant Guénon parler seul face à Schuon qui paraît rester silencieux).
Leur présentation des choses est assez confuse :
Les travaux de la nouvelle loge connurent rapidement un certain succès mais la question de la pratique d’un exotérisme vint rapidement troubler l’unanimité qui s’était faite autour des grands principes. Depuis le Caire, Guénon soulignera la Nécessité de l’exotérisme traditionnel dans un article qui paraîtra en décembre 1947 dans les Études Traditionnelles : « Cela peut paraître moins évident dans le cas où, comme il arrive justement dans l’Occident actuel, on se trouve en présence d’organisations initiatiques n’ayant pas de lien avec l’ensemble d’une forme traditionnelle déterminée ; mais alors nous pouvons dire que, par là même, elles sont, en principe tout au moins, compatibles avec tout exotérisme quel qu’il soit, mais que, au point de vue strictement initiatique qui seul nous concerne présentement à l’exclusion de la considération des circonstances contingentes, elles ne le sont pas véritablement avec l’absence d’exotérisme traditionnel ».
Avec son aval, l’idée d’un rapprochement avec l’islam se fit donc rapidement jour. Frithjof Schuon fut dans cette perspective sollicité puisqu’il dirigeait en Europe une Tarîqah et qu’il pouvait par conséquent transmettre une initiation qui permettait notamment, en toute régularité initiatique, d’invoquer un Nom divin.
Avec son aval, l’idée d’un rapprochement avec l’islam se fit donc rapidement jour. Frithjof Schuon fut dans cette perspective sollicité puisqu’il dirigeait en Europe une Tarîqah et qu’il pouvait par conséquent transmettre une initiation qui permettait notamment, en toute régularité initiatique, d’invoquer un Nom divin.
Que doit-on en comprendre ? que la Grande Triade devait adopter l’exotérisme islamique ? que son admission allait nécessiter le rattachement à Schuon ? S’ils pensent défendre ainsi Schuon de l’accusation d’une tentative de mainmise sur la Maçonnerie, les schuoniens s’y prennent plutôt mal.
Ils mélangent deux sujets bien distincts : la nécessité de l’exotérisme, et une éventuelle restauration de l'opérativité de la Maçonnerie.
La nécessité de l’exotérisme est une problématique individuelle, comme Guénon l’explique la Maçonnerie n’est pas attachée à un exotérisme particulier, les Maçons peuvent donc adopter n’importe quel exotérisme, mais du moins ils ne peuvent pas ne pas en avoir du tout. Et même en parlant simplement d’individualités, cette histoire de rapprochement tardif est fausse, Marcel Clavelle et Roger Maridort étaient déjà musulmans avant d’être initiés à la Grande Triade (ce qui fait 2 Musulmans parmi les 3 premiers initiés, le 3e étant Denys Roman).
Quant à ce que Guénon envisageait pour doter la Maçonnerie d’une méthode de réalisation, et qui est une question distincte de celle qui précède, ce sont les schuoniens eux-mêmes qui précisent ailleurs, dans leur article biographique déjà cité :
S’il est avéré que certains maçons, membres de la Grande Triade, dont Yvan Cerf, Vénérable de la Loge, entreprirent quelques démarches de reconnaissance auprès de lui, les relations restèrent très épistolaires. À la suite de cette demande, Schuon se contenta de solliciter, en accord avec Guénon, des précisions auprès de Clavelle, maçon lui-même, qui s’en trouva flatté.
Connaissance des religions, hors série spécial Schuon (juillet-octobre 1999), Approche biographique (article de Jean-Baptiste Aymard), p. 36.D’après leurs propres explications, c’est donc Yvan Cerf qui avait commencé à échanger avec Schuon (échange resté sans suite), ce qui avait conduit Schuon à contacter Guénon, et non l’inverse.
C’était donc une initiative individuelle, de Cerf uniquement, et non de la Grande Triade. Cerf, ainsi que d’autres Maçons (qualité que Schuon n’avait pas), auraient éventuellement pu jouer le rôle dont Guénon parle, à titre général, dans l’extrait suivant :
Au fond, une aide ne pourrait résulter que de l’action d’individualités possédant une initiation orientale et appartenant en même temps à la Maçonnerie, et en laissant nécessairement celle-ci telle qu’elle est ; du moins, je ne vois pas d’autre hypothèse réellement plausible à cet égard.
René Guénon à Frithjof Schuon, 9 novembre 1946.L’initiation orientale était ici l’initiation islamique, permettant d’accéder au Nom sacré El-Shaddaï, qui avait déjà été employé dans la Maçonnerie opérative, et dont l’invocation pouvait se justifier par le fait qu’une de ses filiations est la filiation abrahamique, en commun avec l’Islam. Mais Guénon est clair, une aide orientale devait laisser la Maçonnerie telle qu’elle est, et par conséquent ce devait être une aide ponctuelle, et non une fusion ou une subordination associée à la greffe d’un élément étranger (tel que le Nom Allah ainsi que certains ont cru le comprendre, Nom dont l’invocation nécessite d’être musulman, avec les prescriptions que cela implique) :
Il ne faudrait pas oublier que la Maçonnerie est une forme initiatique proprement occidentale, et que, par conséquent, on ne peut pas y « greffer » un élément oriental ; même si l’on peut envisager légitimement une certaine aide de l’Orient pour revivifier les tendances spirituelles endormies, ce n’est pas en tout cas de cette façon qu’il faut la concevoir.
Études Traditionnelles, décembre 1949, comptes rendus de revues.4-b) Le « Maître spirituel destiné à tout l’Occident »
Concédons le aux schuoniens, sans une hésitation : il est vrai que Guénon avait beaucoup de considération pour la tradition maçonnique, ainsi que pour toutes les autres formes de la tradition. Et ils ont forcément raison sur le fait que Schuon ne devait pas faire grand cas de la tradition maçonnique, car celui-ci ne respectait tout simplement aucune tradition. Mais ce qui lui plaisait, c’était d’être un maître, et de diriger des gens, quelle que soit leur tradition (et il n’est pas question ici de double affiliation, mais d’un maître dirigeant ses disciples restés dans leur tradition d’origine). Les schuoniens le revendiquent eux-mêmes :
C’est aussi cette compréhension quintessentielle, foncièrement ésotérique, qui lui permettra sans doute de guider des disciples de différents horizons sans trahir aucune forme. Depuis quelques années déjà, Schuon a entrepris de guider quelques chrétiens. C’était même là un des points de désaccord avec Guénon qui récusait a priori cette possibilité parce qu’il n’admettait pas la nature intrinsèquement ésotérique du christianisme.
Connaissance des religions, hors série spécial Schuon (juillet-octobre 1999), Approche biographique (article de Jean-Baptiste Aymard), p. 47.Mais ce n’est pas un désaccord, c’est que Schuon est un menteur, ainsi qu’on le constate en lisant Guénon (extrait déjà cité à la partie 2-d) :
Je viens d’ailleurs de recevoir une lettre de Frithjof Schuon, écrite après la lecture de mon 1er article, à la suite duquel il envisage de modifier quelques passages de ses « Mystères christiques » ; il paraît bien n’avoir jamais eu à cet égard les prétentions que certains lui ont attribuées, et n’avoir jamais pensé que les conseils qu’il peut donner à des catholiques représentent l’équivalent ou le substitut d’une initiation quelconque. Je crois donc, d’après cela, que quelques-uns se sont tout simplement illusionnés et ont encore exagéré et déformé les choses comme on a déjà eu à le constater en plusieurs autres circonstances.
René Guénon à Louis Caudron, 5 novembre 1949.Et les dires des schuoniens, s’ils contredisent les explications de Schuon à Guénon, confirment par contre ce qui est rapporté par Clavelle, d’un échange avec des disciples grisés par les prétentions délirantes de leur maître :
Maridort et moi avons eu, la semaine dernière, la visite d’Innes venant à Paris pour affaires et qui a profité de son voyage pour s’entretenir avec nous de ce qu’il serait possible de faire au point de vue maçonnique en Angleterre. J’ai vu Innes exactement vendredi à midi et il avait dîné la veille au soir avec Valsan. Nous avons appris d’Innes, qui les tenait soit de Townsend soit de Valsan, des choses qui concordent avec certaines intentions que j’ai pressenties chez Frithjof Schuon mais que je ne croyais pas encore actualisées. Il paraît notamment que Frithjof Schuon a donné une incantation à des Catholiques dont il dirige le travail spirituel ; il paraît, d’autre part, qu’il a également donné une incantation à Marco Pallis revenu du Thibet sans avoir rencontré le Guru qu’il souhaitait. Enfin, Innes m’a demandé si j’étais au courant de l’étonnement provoqué à Lausanne par le fait que la Grande Triade n’avait toujours pas fait appel à Frithjof Schuon. Je n’ai pas pu cacher tout à fait, sinon mon étonnement, du moins mes réserves devant un dignitaire musulman assumant la responsabilité de transmettre une incantation à des Chrétiens, à un Bouddhiste, éventuellement à des Maçons, alors que lui-même ne se trouve dans aucune des chaînes auxquelles appartiennent ces individualités. Innes m’a alors présenté, sous forme d’hypothèse, une explication qui, visiblement, ne venait pas de lui et qu’on avait dû lui présenter à lui-même sous une forme plus affirmative. Il me rappela que le Sheikh Ahmed était considéré par beaucoup comme étant le Pôle du Monde et que le Sheikh Aïssa pouvait avoir hérité de cette fonction qui lui donnait un droit de juridiction sur toutes les Traditions sans qu’il ait eu besoin d’être formellement intégré à chacune d’elles. Je lui dis alors que je n’avais pas qualité pour avoir opinion sur une telle chose, mais qu’en tout cas il me paraissait difficile de demander à des individualités telles que celles qui pourraient éventuellement composer le Cercle intérieur de la Grande Triade un tel acte de foi, car, en vérité, cela ne pourrait rien être d’autre. Comme Innes me questionnait davantage au sujet des rapports éventuels entre Frithjof Schuon et la Grande Triade, je lui dis que Frithjof Schuon avait suggéré que certains membres de la Grande Triade aillent le trouver afin qu’il leur communique un moyen de travail individuel, étant entendu que, dès ce moment, ils relèveraient uniquement de lui et devraient se considérer comme dégagés de toutes obligations à l’égard des autorités maçonniques. Je lui dis encore qu’une telle manière de procéder me paraissait peut compatible avec la structure même de l’initiation maçonnique et qu’en fait il était visible que Frithjof Schuon ne se faisait pas une idée exacte de cette forme d’initiation, ce qui, en soit, n’aurait rien d’étonnant ni de « péjoratif » pour lui, mais qui me paraissait peu compatible, et avec le rôle qu’il pensait jouer vis-à-vis de cette initiation, et avec la fonction suréminente qu’on lui attribuait. Je n’ai pas voulu, puisqu’on ne me questionnait pas sur ce point, faire une remarque analogue en ce qui concerne l’initiation Chrétienne, mais ce dont nous avons parlé récemment me paraît prouver amplement que les connaissances de Frithjof Schuon en ce qui concerne le Christianisme ne sont peut-être pas aussi satisfaisantes qu’on aurait pu le souhaiter pour quelqu’un qui joue ou qui aspire à jouer le rôle de Maître spirituel vis-à-vis de Chrétiens.
[…]
Naturellement, j’ai dix fois entendu attribuer à Frithjof Schuon les états spirituels et les fonctions les plus éminents. Aussi longtemps que ces choses étaient colportées par quelque Jannot ou autre jeune plus ou moins rassis il n’y avait pas lieu d’y prêter attention. Quand des gens d’âge mûr et d’esprit aussi positif que Caudron ou Innes vous parlent de Maître Spirituel pour tout l’Occident ou de Pôle du Monde, cela devient un peu plus sérieux. Enfin, si les faits mentionnés par Innes sont exacts, il faut bien croire que le principal intéressé est lui-même persuadé de quelque chose de ce genre. Personnellement, cela ne me regarde pas et je m’en désintéresserais comme d’une chose sans rapports avec la recherche de la « Délivrance » si le principal intéressé n’écrivait pas et surtout ne prenait pas sur certains points des positions qui sont à l’antipode des vôtres, et, plus encore, si l’on ne m’avais pas mis dans la nécessité de choisir entre votre autorité et la sienne. […]
Marcel Clavelle à René Guénon, 25 juin 1949.[…]
Naturellement, j’ai dix fois entendu attribuer à Frithjof Schuon les états spirituels et les fonctions les plus éminents. Aussi longtemps que ces choses étaient colportées par quelque Jannot ou autre jeune plus ou moins rassis il n’y avait pas lieu d’y prêter attention. Quand des gens d’âge mûr et d’esprit aussi positif que Caudron ou Innes vous parlent de Maître Spirituel pour tout l’Occident ou de Pôle du Monde, cela devient un peu plus sérieux. Enfin, si les faits mentionnés par Innes sont exacts, il faut bien croire que le principal intéressé est lui-même persuadé de quelque chose de ce genre. Personnellement, cela ne me regarde pas et je m’en désintéresserais comme d’une chose sans rapports avec la recherche de la « Délivrance » si le principal intéressé n’écrivait pas et surtout ne prenait pas sur certains points des positions qui sont à l’antipode des vôtres, et, plus encore, si l’on ne m’avais pas mis dans la nécessité de choisir entre votre autorité et la sienne. […]
Pourquoi traiter d’« inepties peut-être nées de la mubalaghah (exagération) de quelque disciple enfiévré » la proclamation de Maître Spirituel pour tout l’Occident, ou de Pôle du Monde, lorsque l’on revendique pour son maître d’être au dessus de toutes les traditions et de pouvoir diriger tout le monde ? La différence est-elle si énorme, ou les schuoniens d’aujourd’hui sont-ils aussi des disciples enfiévrés colporteurs d’inepties ?
Concernant le point sur l’incompréhension de l’initiation maçonnique, il est également évoqué dans une citation donnée par les schuoniens, où Guénon fait remarquer que les velléités de Schuon étaient vouées à l’échec concernant un domaine maçonnique qu’il ne maîtrisait pas :
pour pouvoir aboutir à quelque chose, il aurait fallu pouvoir trouver des modalités compatibles avec la forme particulière de l’initiation maçonnique, ce qui est très difficile à apprécier pour qui n’a pas une connaissance directe de celle-ci.
René Guénon à Frithjof Schuon, 13 juillet 1950.Dans un autre extrait, Guénon explique à Schuon pourquoi celui-ci avait tort de vouloir impliquer un Apprenti dans la transmission du Nom divin :
À propos de la Maçonnerie, si j’avais pensé qu’il s’agissait de Cerf, c’est parce que c’est lui qui était le personnage le plus important en la circonstance ; Gassier, qui n’avait alors que le simple grade d’Apprenti, ne pouvait pas être considéré comme « représentatif » de la Maçonnerie. Clavelle m’avait bien dit que, après avoir pris connaissance des notices qu’il avait rédigées pour vous sur un certain nombre de membres de la Grande Triade (ceux qui lui paraissaient les plus intéressants) et dont il m’avait envoyé aussi la copie, vous lui aviez écrit que c’est Gassier que vous recevriez le plus volontiers ; mais, dans ces conditions, je croyais que c’était à titre purement « personnel », puisque, n’étant pas Maître, il ne pouvait évidemment jouer aucun rôle effectif.
René Guénon à Frithjof Schuon, 10 août 1950.Malgré leur soucis d’omettre des parties de lettres de Guénon qui accablaient trop directement Schuon, les schuoniens sont tout de même parvenus à en présenter qui montrent le contraire de ce qu’ils prétendent : Schuon avait bien une volonté d’agir sur la Maçonnerie. Mais nous sommes d’accord que ce n’était pas son but principal, qui était plutôt d’étendre son autorité sur les Occidentaux de manière générale.
4-c) D’un désir de reconnaissance insatisfait aux Mystères christiques
Aymard, en publiant ces extraits, prétend balayer « une version partisane et quelque peu fantasmatique » des faits. C’est un beau projet, mais il aurait dû prendre garde à ne pas se laisser emporter par sa querelle, dans sa propre version partisane. Ainsi, d’une part il exige de croire aveuglément un Schuon qui est un menteur avéré, et d’autre part il discrédite un peu vite les témoins directs de l’époque, alors que lui-même n’était même pas né au moment des faits. Car il est bien question de faits concrets, et si Clavelle avait bien ses propres travers (débridés après la disparition de Guénon), travers qui justifient de relativiser ses jugements et interprétations, nous ne voyons pas de raison de remettre en cause son récit instantané des faits à Guénon :
J’ai reçu, ces temps derniers, la visite de Caudron, retour de Suisse, puis celle de J.-A. Cuttat. Caudron m’a communiqué diverses choses dont il est bon, je crois, que je vous fasse part. Voici en substance ce qu’il m’a dit, en se défendant d’ailleurs d’être « chargé » de me dire quoi que ce soit (je trouve, soit dit en passant, assez désagréable cette façon « diplomatique » de présenter les choses) et sans que je puisse savoir ce qui venait directement de Frithjof Schuon et ce qui émanait d’autres amis de Suisse : « Frithjof Schuon est très surpris que la Grande Triade n’ait pas encore fait une démarche auprès de lui pour lui demander cette aide de l’Orient à laquelle René Guénon fait allusion dans ses livres et que Frithjof Schuon est seul à pouvoir apporter. Vous savez que Frithjof Schuon n’est pas seulement le chef d’une tarîqah, mais encore le Maître spirituel destiné à tout l’Occident. Que comptez-vous faire pour la Grande Triade et aussi pour les Chevaliers du Paraclet ? » – Ce que ce résumé, très fidèle quant au sens, ne peut rendre, c’est le « ton » sur lequel ce petit discours me fut tenu. J’avais l’impression, en l’écoutant, d’être soupçonné de je ne sais quelle rébellion ou trahison à l’égard des intentions de Frithjof Schuon. – Je suppose que c’est Caudron seul qui a cru devoir adopter ce ton à mon égard, car les lettres que je reçois de Frithjof Schuon sont toujours extrêmement bienveillantes, même quand elles contiennent des observations et des reproches. Il est bien entendu d’ailleurs que je suis disposé à accepter qu’on me parle sur n’importe quel « ton », pourvu que cela vienne de vous ou de Frithjof Schuon, mais, comme je le disais plus haut, ce qui rend de telles choses désagréables, c’est que les précautions oratoires dont on s’entoure font qu’on ne sait jamais exactement d’où viennent les choses qu’on vous dit. […]
Marcel Clavelle à René Guénon, 15 février 1948.D’autant que le récit de Clavelle est confirmé, au moins pour la Grande Triade, par ce que Caudron écrit lui-même à Guénon, au même moment :
Au début de janvier, je suis allé à Lausanne […] Le Sheikh m’a accordé cinq longues entrevues […]
À mon retour de cet excellent voyage, j’ai attiré l’attention de Clavelle sur l’intérêt – pour ne pas dire la nécessité – qu’il y aurait pour la Grande Triade d’entrer en relation avec le Sheikh. D’après des conversations échangées sur ce sujet avec Burckhardt et le Sheikh, celui-ci pourrait aider efficacement ce groupe à retrouver des conditions de réalisation effective, en leur donnant la possibilité d’invoquer un nom divin (Shaddaï).
Clavelle, persuadé d’emblée du bien fondé de cette prise de contact, m’a dit qu’il en parlerait à qui de droit.
Louis Caudron à René Guénon, 22 février 1948.À mon retour de cet excellent voyage, j’ai attiré l’attention de Clavelle sur l’intérêt – pour ne pas dire la nécessité – qu’il y aurait pour la Grande Triade d’entrer en relation avec le Sheikh. D’après des conversations échangées sur ce sujet avec Burckhardt et le Sheikh, celui-ci pourrait aider efficacement ce groupe à retrouver des conditions de réalisation effective, en leur donnant la possibilité d’invoquer un nom divin (Shaddaï).
Clavelle, persuadé d’emblée du bien fondé de cette prise de contact, m’a dit qu’il en parlerait à qui de droit.
La version d’un Schuon indifférent qui viendrait apporter son secours las à un Guénon implorant ne tient donc vraiment pas, la demande d’intervention venait bien de Schuon. Guénon, sur le moment, était plutôt réservé quant à cette intervention :
Pour la « Grande Triade », j’ai entendu dire que Cerf aurait l’intention d’aller en Suisse avec Clavelle, mais je ne sais pas quand ce projet devrait se réaliser. Je me demande d’ailleurs si, pour diverses raisons, il n’y aurait pas intérêt à attendre, pour faire quelque chose dans ce sens, que Clavelle, Maridort et Maugy soient parvenus au grade de Maître ; l’ennui est que les délais ont été considérablement augmentés par les règlements actuels ; mais je viens d’apprendre que Cerf avait réussi à les faire réduire pour eux et qu’ils devaient recevoir le grade de Compagnon ce mois-ci ; si une dispense semblable est accordée aussi pour le grade de Maître, ils pourraient l’avoir dès l’été prochain, au lieu d’être obligés d’attendre encore un an comme il en aurait été en appliquant strictement la règle générale.
René Guénon à Louis Caudron, 6 mars 1948.Dans la suite de la lettre déjà citée, Clavelle disait qu’il espérait bien une aide de Schuon, mais qu’il ne comptait pas la lui demander dans la situation d’alors, pas pour la Grande Triade, et encore moins pour le Paraclet :
[…] En tout cas, vous savez très bien qu’en ce qui concerne la « Grande Triade », mes intentions sont précisément celles qu’on paraissait me reprocher de ne pas avoir puisque je vous ai écrit clairement que j’espérais une aide de Frithjof Schuon, et ce dernier ne peut pas l’ignorer non plus.
Quoi qu’il en soit, je n’ai fait aucune remarque de ce genre à Caudron et je me suis borné à lui exposer la manière dont je concevais le développement des choses. Je me proposais d’écrire à ce sujet à Frithjof Schuon quand J.-A. Cuttat est venu à Paris. Je lui ai de nouveau exposé mon point de vue et l’ai prié de le communiquer à Frithjof Schuon, ce qui est fait maintenant. Il me reste maintenant à vous le faire connaître.
La L∴ « La Grande Triade » n’est pas actuellement un groupe homogène d’initiés virtuels ayant donné une entière adhésion à la Doctrine traditionnelle telle qu’elle est exposée dans votre œuvre, ayant une compréhension suffisante de votre œuvre et aspirant réellement à une réalisation spirituelle. De plus, beaucoup d’entre eux n’accepteraient probablement pas de prendre une attitude de « solliciteurs » à l’égard du chef d’une organisation non-maçonnique. Enfin, un bon nombre d’entre eux ne me paraissent pas susceptibles de jamais réunir les conditions ci-dessus. Le travail principal, pour l’instant, me paraît être d’amener à la « Grande Triade » des individualités venues de l’extérieur (soit des profanes, soit des Maç∴ qu’on affilierait) remplissant – ou paraissant remplir – les conditions voulues, et de les faire arriver au grade de Maître. À ce moment, je veux dire quand nous aurons 8 ou 10 « Maîtres » de cette sorte, on pourra envisager cet « appel » à Frithjof Schuon, soit au nom de la « Grande Triade » si une majorité approuve cette démarche, soit au nom d’un « cercle intérieur » à constituer suivant des modalités qui m’échappent mais sur lesquelles vous devez avoir des idées puisque vous y avez fait vous-même allusion. Ceci fait, et si la demande est agréée par Frithjof Schuon, il conviendrait alors que Cerf se rende auprès de Frithjof Schuon pour recevoir ses instructions. – Quant à dire, comme me l’a demandé Caudron, si Cerf serait éventuellement, vis-à-vis de Frithjof Schuon, un « moqaddem » docile et soumis qui n’occasionnerait pas les soucis que d’autres moqaddem ont, paraît-il, causé, il m’est difficile d’être catégorique sur ce point. Cerf est un homme de 65 ans, ayant ce qu’on est convenu d’appeler une « forte personnalité » et la bonne dose d’orgueil habituelle chez de telles individualités, mais il m’est impossible de prévoir les répercussions que pourrait avoir sur lui une rencontre avec Frithjof Schuon. – J’expose ici les choses comme je les vois, et je ne peux rien faire d’autre, même si je me trompe. Ceci dit, je suis tout disposé à faire tout ce qu’on voudra, au moment que l’on voudra, étant tout à fait détaché de ce qui pourra advenir de tout cela.
[…]
J’en arrive maintenant aux Chevaliers du Paraclet. – Ici, la situation se présente encore sous un jour très différent à tous égards. Ma position personnelle, vis-à-vis des Chevaliers du Paraclet n’est pas du tout la même que ma position à la « Grande Triade ». Certes, je suis en excellents termes avec Tamos et Barmont qui sont de vieux amis et qui me gardent une certaine reconnaissance pour la part que j’ai prise au « réveil » du Paraclet ; ils me tiennent au courant de l’activité de leur organisation et je leur envoie des postulants, mais ils ne me demandent ni aide ni conseils ni participation à leurs travaux (ce qui soit dit en passant me serait impossible et ils le savent). D’autre part, à tort ou à raison, ils ne croient pas avoir quoi que ce soit à demander et surtout au chef d’une organisation islamique. Quant à leur assurer que Frithjof Schuon est autre chose et plus que le chef d’une tarîqah, je pense qu’ils considéreraient cela comme la marque chez moi d’une vénération enthousiaste sans doute respectable, mais qu’ils ne se croieraient pas tenus d’en faire état dans leur comportement. C’est ce que j’ai dit à Caudron et à Cuttat. – À quoi Caudron m’a répondu : « Il serait du moins normal que les chefs des organisations initiatiques existant en Occident soient en contact ». Peut-être, et si on devait envisager des relations sur un pied d’égalité, il se peut que Tamos ne s’y refuserait pas, mais il ne verrait sans doute pas pourquoi ce serait lui qui devrait prendre l’initiative. Caudron me demanda alors si Tamos était en correspondance avec vous. Je répondis affirmativement et lui dis qu’il me donnait là une idée : si ce contact est jugé utile, René Guénon pourrait le suggérer à Tamos avec plus d’autorité que je ne pourrais le faire. Caudron me dit alors que vous ne voudriez sans doute pas faire une telle suggestion, que vous argueriez que cela ne rentrait pas votre rôle, etc. – Je suppose, en effet, que si telle avait été votre intention, vous auriez déjà pu la faire connaître à Tamos, soit directement, soit par Bourdariat (soit dit en passant, je ne crois pas que Tamos accepte immédiatement l’invitation romaine). – Pour ma part, de ce côté aussi, je suis tout prêt à faire telle démarche qu’on voudra, si on m’en donne l’ordre, mais je suis bien tranquille quant au résultat, et vous connaissez assez Tamos pour être, vous aussi, tout à fait fixé sur ce point. Ce qui, le cas échéant, ne facilitera rien, c’est la sottise faite, il y a déjà pas mal de mois, par le jeune Jannot qui essaya de se procurer « clandestinement » le texte de la Règle du Paraclet par un jeune homme de ses amis qui a été rattaché par l’abbé Chatillon. Tamos, averti de cette tentative, trouva la chose plus qu’inconvenante. Je l’assurai que Frithjof Schuon était certainement étranger à cette manœuvre, que Jannot avait probablement entendu Frithjof Schuon manifester quelque curiosité relativement à la Règle du Paraclet, et qu’il avait sans doute voulu faire un coup d’éclat en apportant à Frithjof Schuon copie de ce document. Je pense que j’ai persuadé Tamos, mais il n’en est pas moins vrai que cette histoire lui a laissé une impression fâcheuse. – Bien entendu, quand j’eus l’occasion de faire des reproches à Jannot à ce sujet, il se défendit en prétendant que c’était le jeune disciple de l’abbé Chatillon qui lui avait offert de lui communiquer la Règle du Paraclet, ce que l’autre a naturellement démenti.
Marcel Clavelle à René Guénon, 15 février 1948.Quoi qu’il en soit, je n’ai fait aucune remarque de ce genre à Caudron et je me suis borné à lui exposer la manière dont je concevais le développement des choses. Je me proposais d’écrire à ce sujet à Frithjof Schuon quand J.-A. Cuttat est venu à Paris. Je lui ai de nouveau exposé mon point de vue et l’ai prié de le communiquer à Frithjof Schuon, ce qui est fait maintenant. Il me reste maintenant à vous le faire connaître.
La L∴ « La Grande Triade » n’est pas actuellement un groupe homogène d’initiés virtuels ayant donné une entière adhésion à la Doctrine traditionnelle telle qu’elle est exposée dans votre œuvre, ayant une compréhension suffisante de votre œuvre et aspirant réellement à une réalisation spirituelle. De plus, beaucoup d’entre eux n’accepteraient probablement pas de prendre une attitude de « solliciteurs » à l’égard du chef d’une organisation non-maçonnique. Enfin, un bon nombre d’entre eux ne me paraissent pas susceptibles de jamais réunir les conditions ci-dessus. Le travail principal, pour l’instant, me paraît être d’amener à la « Grande Triade » des individualités venues de l’extérieur (soit des profanes, soit des Maç∴ qu’on affilierait) remplissant – ou paraissant remplir – les conditions voulues, et de les faire arriver au grade de Maître. À ce moment, je veux dire quand nous aurons 8 ou 10 « Maîtres » de cette sorte, on pourra envisager cet « appel » à Frithjof Schuon, soit au nom de la « Grande Triade » si une majorité approuve cette démarche, soit au nom d’un « cercle intérieur » à constituer suivant des modalités qui m’échappent mais sur lesquelles vous devez avoir des idées puisque vous y avez fait vous-même allusion. Ceci fait, et si la demande est agréée par Frithjof Schuon, il conviendrait alors que Cerf se rende auprès de Frithjof Schuon pour recevoir ses instructions. – Quant à dire, comme me l’a demandé Caudron, si Cerf serait éventuellement, vis-à-vis de Frithjof Schuon, un « moqaddem » docile et soumis qui n’occasionnerait pas les soucis que d’autres moqaddem ont, paraît-il, causé, il m’est difficile d’être catégorique sur ce point. Cerf est un homme de 65 ans, ayant ce qu’on est convenu d’appeler une « forte personnalité » et la bonne dose d’orgueil habituelle chez de telles individualités, mais il m’est impossible de prévoir les répercussions que pourrait avoir sur lui une rencontre avec Frithjof Schuon. – J’expose ici les choses comme je les vois, et je ne peux rien faire d’autre, même si je me trompe. Ceci dit, je suis tout disposé à faire tout ce qu’on voudra, au moment que l’on voudra, étant tout à fait détaché de ce qui pourra advenir de tout cela.
[…]
J’en arrive maintenant aux Chevaliers du Paraclet. – Ici, la situation se présente encore sous un jour très différent à tous égards. Ma position personnelle, vis-à-vis des Chevaliers du Paraclet n’est pas du tout la même que ma position à la « Grande Triade ». Certes, je suis en excellents termes avec Tamos et Barmont qui sont de vieux amis et qui me gardent une certaine reconnaissance pour la part que j’ai prise au « réveil » du Paraclet ; ils me tiennent au courant de l’activité de leur organisation et je leur envoie des postulants, mais ils ne me demandent ni aide ni conseils ni participation à leurs travaux (ce qui soit dit en passant me serait impossible et ils le savent). D’autre part, à tort ou à raison, ils ne croient pas avoir quoi que ce soit à demander et surtout au chef d’une organisation islamique. Quant à leur assurer que Frithjof Schuon est autre chose et plus que le chef d’une tarîqah, je pense qu’ils considéreraient cela comme la marque chez moi d’une vénération enthousiaste sans doute respectable, mais qu’ils ne se croieraient pas tenus d’en faire état dans leur comportement. C’est ce que j’ai dit à Caudron et à Cuttat. – À quoi Caudron m’a répondu : « Il serait du moins normal que les chefs des organisations initiatiques existant en Occident soient en contact ». Peut-être, et si on devait envisager des relations sur un pied d’égalité, il se peut que Tamos ne s’y refuserait pas, mais il ne verrait sans doute pas pourquoi ce serait lui qui devrait prendre l’initiative. Caudron me demanda alors si Tamos était en correspondance avec vous. Je répondis affirmativement et lui dis qu’il me donnait là une idée : si ce contact est jugé utile, René Guénon pourrait le suggérer à Tamos avec plus d’autorité que je ne pourrais le faire. Caudron me dit alors que vous ne voudriez sans doute pas faire une telle suggestion, que vous argueriez que cela ne rentrait pas votre rôle, etc. – Je suppose, en effet, que si telle avait été votre intention, vous auriez déjà pu la faire connaître à Tamos, soit directement, soit par Bourdariat (soit dit en passant, je ne crois pas que Tamos accepte immédiatement l’invitation romaine). – Pour ma part, de ce côté aussi, je suis tout prêt à faire telle démarche qu’on voudra, si on m’en donne l’ordre, mais je suis bien tranquille quant au résultat, et vous connaissez assez Tamos pour être, vous aussi, tout à fait fixé sur ce point. Ce qui, le cas échéant, ne facilitera rien, c’est la sottise faite, il y a déjà pas mal de mois, par le jeune Jannot qui essaya de se procurer « clandestinement » le texte de la Règle du Paraclet par un jeune homme de ses amis qui a été rattaché par l’abbé Chatillon. Tamos, averti de cette tentative, trouva la chose plus qu’inconvenante. Je l’assurai que Frithjof Schuon était certainement étranger à cette manœuvre, que Jannot avait probablement entendu Frithjof Schuon manifester quelque curiosité relativement à la Règle du Paraclet, et qu’il avait sans doute voulu faire un coup d’éclat en apportant à Frithjof Schuon copie de ce document. Je pense que j’ai persuadé Tamos, mais il n’en est pas moins vrai que cette histoire lui a laissé une impression fâcheuse. – Bien entendu, quand j’eus l’occasion de faire des reproches à Jannot à ce sujet, il se défendit en prétendant que c’était le jeune disciple de l’abbé Chatillon qui lui avait offert de lui communiquer la Règle du Paraclet, ce que l’autre a naturellement démenti.
Les tentatives de Schuon pour imposer son autorité aux organisations initiatiques occidentales n’ont donc pas eu le succès escompté. Mais il ne s’est pas avoué vaincu : pour régner seul sur tout l’Occident, il lui suffisait de contourner ces organisations en les déclarant inutiles… ce qu’il a fait en publiant les Mystères christiques, article qui déclare tous les Chrétiens déjà initiés par les sacrements, initiés auxquels il ne manquait donc plus qu’un maître, Schuon. Et ceci en engageant insidieusement la responsabilité de Guénon :
[...] Certains pourraient en effet être tentés d’objecter que l’invocation du Nom de Jésus n’a point de fondement scripturaire ; mais l’institution du sacrement de la confirmation ne se trouve pas non plus dans les Textes sacrés, et s’il est vrai que la confirmation se trouve au moins mentionnée dans les Écrits apostoliques, la même remarque vaut en ce qui concerne l’invocation. Le fait que celle-ci comme celle-là se fondent, non point sur l’Écriture, mais sur la Tradition indique d’ailleurs un rapport profond, en ce sens que ces deux moyens de grâce relèvent pareillement des « Grands Mystères », nonobstant le fait que le Christianisme, intégralement ésotérique et initiatique à l’origine et par définition, a dû réaliser une application intégralement exotérique (1) ; en d’autres termes, le Christianisme ne comporte rien qui n’ait été englobé dans cette application, ce qui n’empêche nullement que tous les moyens de grâce aient gardé, en eux-mêmes, leur sens et leur efficacité strictement initiatiques. S’il est incontestable, comme l’enseignent les Soufis, que le Christ n’a pas apporté d’exotérisme (sharî’ah), mais uniquement un ésotérisme (haqîqah), il est d'autre part tout aussi incontestable que le Christianisme est une religion, c ’est-à-dire une institution ayant en fait, sinon en principe, un caractère exotérique; la vérité est donc dans la juste combinaison de ces deux axiomes. Le caractère apparemment contradictoire du Christianisme est nécessaire et providentiel ; du moment qu’il devait se constituer en tradition indépendante, il avait besoin d’une application tenant compte de toutes les possibilités humaines; mais étant entièrement d’essence initiatique - sans quoi il s’identifierait à la Loi mosaïque (2) - il devait étendre cette application à tous ses contenus, que ceux-ci réfèrent aux « Grands » ou aux « Petits Mystères ». Mais cette « traduction » en un mode plus extérieur - et elle constitue à certains égards une « profanation » volontaire à laquelle condescend la Divinité, à titre exceptionnel et dans le sens d’un « moindre mal », - cette traduction n’empêche point, nous le répétons, que les moyens de grâce restent ce qu’ils sont par définition ; le tout sera question d’interprétation et de méthode (3).
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1 - Il est, par conséquent, toujours légitime de ne pas compter l’Église parmi les « organisations initiatiques » proprement dites qui peuvent subsister en Occident, telles que le Compagnonnage et la Maçonnerie, et qui ne présentent évidemment aucun caractère religieux : leur déchéance n’a certes rien à voir avec une application ou adaptation quelconque. Quant aux rites chrétiens, il ne saurait être illégitime de les qualifier d’exotériques, puisqu’ils le sont en fait, et cela depuis fort longtemps; cette application exotérique présuppose toutefois que ces rites s’y prêtent par leur nature; or nous savons qu’il en est ainsi, le Christianisme étant essentiellement une « voie de Grâce ». - René Guénon a exprimé ce caractère exceptionnel du Christianisme, - mais sans vouloir l’expliquer - en disant que les « sacrements » sont quelque chose dont on ne trouve nulle part ailleurs l’équivalent exact.
2 - D’après un vieil adage, Christi doctrina revelat quae Moysi doctrina velat. - Les commentateurs de la Thora rapportent que la difficulté d’élocution dont souffrait Moïse lui était imposée par Dieu afin qu’il ne puisse divulguer les Mystères que, précisément, la Loi du Sinaï devait voiler et non dévoiler : or ces Mystères n’étaient autres, au fond, que les Mystères « christiques ».
3 - Pour ce qui est de la méthode, il importe de ne jamais perdre de vue que le Maître spirituel (le Starets chez les Russes) en représente l’un des piliers.
Frithjof Schuon, Mystères christiques, Études Traditionnelles, juillet-août 1948.-----
1 - Il est, par conséquent, toujours légitime de ne pas compter l’Église parmi les « organisations initiatiques » proprement dites qui peuvent subsister en Occident, telles que le Compagnonnage et la Maçonnerie, et qui ne présentent évidemment aucun caractère religieux : leur déchéance n’a certes rien à voir avec une application ou adaptation quelconque. Quant aux rites chrétiens, il ne saurait être illégitime de les qualifier d’exotériques, puisqu’ils le sont en fait, et cela depuis fort longtemps; cette application exotérique présuppose toutefois que ces rites s’y prêtent par leur nature; or nous savons qu’il en est ainsi, le Christianisme étant essentiellement une « voie de Grâce ». - René Guénon a exprimé ce caractère exceptionnel du Christianisme, - mais sans vouloir l’expliquer - en disant que les « sacrements » sont quelque chose dont on ne trouve nulle part ailleurs l’équivalent exact.
2 - D’après un vieil adage, Christi doctrina revelat quae Moysi doctrina velat. - Les commentateurs de la Thora rapportent que la difficulté d’élocution dont souffrait Moïse lui était imposée par Dieu afin qu’il ne puisse divulguer les Mystères que, précisément, la Loi du Sinaï devait voiler et non dévoiler : or ces Mystères n’étaient autres, au fond, que les Mystères « christiques ».
3 - Pour ce qui est de la méthode, il importe de ne jamais perdre de vue que le Maître spirituel (le Starets chez les Russes) en représente l’un des piliers.
Ce n'est qu’un extrait significatif de l’article, tout au long duquel Schuon tente de faire confondre ésotérisme et exotérisme :
https://drive.google.com/file/d/0ByKzK-4F0VPWR2tSQndnTm1mdG8/view
La lettre suivante de Caudron, juste avant la publication de la mise au point de Guénon, montre un Schuon qui, devant ses disciples enthousiastes, assume ses projets d’assujettissement de l’ensemble de l’Occident :
Nous avons eu enfin la satisfaction de revoir Frithjof Schuon à Paris. Il y a eu à cette occasion beaucoup de monde et il faut espérer pour notre bien spirituel à tous, que de telles visites pourront se renouveler.
[…]
D’autre part, il semblerait qu’il soit maintenant possible d’obtenir la délivrance en prenant pour base de cette réalisation initiatique, les rites catholiques eux-mêmes ? Je me rappelle que vous me disiez, également vers cette même époque, qu’il n’était pas douteux que les rites religieux en eux-mêmes et tant que rien d’autre ne vient s’y superposer, sont fait bien plutôt pour maintenir l’être dans les prolongements de l’état individuel humain que pour lui permettre de dépasser celui-ci.
Or, il semblerait, à cet égard, que la barakah de notre vénéré Maître ait revivifié la vertu opérative de l’influence spirituelle qui y était toujours présente, puisqu’il lui est possible de guider efficacement dans une telle voie de réalisation, des personnes d’obédience catholique et sans autre appartenance.
D’autre part il lui est également possible de revivifier la vertu d’un nom divin, propre à servir d’incantation pour ceux d’obédience maçonnique. Il semblerait donc, peut-être pour des raisons cycliques, que sa barakah puisse revivifier tout ce qui en occident subsistait en possibilités de réalisation initiatique. S’il en est ainsi, ceci serait extrêmement important et intéressant pour les candidats à venir, puisque l’observance de rites exotériques, tels que les rites islamiques, par exemple, dans les conditions d’existence que sont celles du monde occidental constitue en elle-même un problème assez compliqué, sans compter les difficultés pouvant résulter pour eux en raison de leurs affinités psychiques au monde chrétien. Cela m’intéresserait particulièrement pour mes enfants, puisqu’ils doivent se développer normalement dans un milieu où ne domine évidemment pas l’élément islamique, et je sais par expérience qu’on se heurte, notamment pendant leur scolarité, à pas mal de complications à cet égard, c’est-à-dire le genre de vie qui nous est propre. Je vous serais donc reconnaissant de bien vouloir me dire ce qu’il faut penser de cette nouvelle perspective.
Louis Caudron à René Guénon, 1er septembre 1949.[…]
D’autre part, il semblerait qu’il soit maintenant possible d’obtenir la délivrance en prenant pour base de cette réalisation initiatique, les rites catholiques eux-mêmes ? Je me rappelle que vous me disiez, également vers cette même époque, qu’il n’était pas douteux que les rites religieux en eux-mêmes et tant que rien d’autre ne vient s’y superposer, sont fait bien plutôt pour maintenir l’être dans les prolongements de l’état individuel humain que pour lui permettre de dépasser celui-ci.
Or, il semblerait, à cet égard, que la barakah de notre vénéré Maître ait revivifié la vertu opérative de l’influence spirituelle qui y était toujours présente, puisqu’il lui est possible de guider efficacement dans une telle voie de réalisation, des personnes d’obédience catholique et sans autre appartenance.
D’autre part il lui est également possible de revivifier la vertu d’un nom divin, propre à servir d’incantation pour ceux d’obédience maçonnique. Il semblerait donc, peut-être pour des raisons cycliques, que sa barakah puisse revivifier tout ce qui en occident subsistait en possibilités de réalisation initiatique. S’il en est ainsi, ceci serait extrêmement important et intéressant pour les candidats à venir, puisque l’observance de rites exotériques, tels que les rites islamiques, par exemple, dans les conditions d’existence que sont celles du monde occidental constitue en elle-même un problème assez compliqué, sans compter les difficultés pouvant résulter pour eux en raison de leurs affinités psychiques au monde chrétien. Cela m’intéresserait particulièrement pour mes enfants, puisqu’ils doivent se développer normalement dans un milieu où ne domine évidemment pas l’élément islamique, et je sais par expérience qu’on se heurte, notamment pendant leur scolarité, à pas mal de complications à cet égard, c’est-à-dire le genre de vie qui nous est propre. Je vous serais donc reconnaissant de bien vouloir me dire ce qu’il faut penser de cette nouvelle perspective.
Je vois avec plaisir figurer dans le dernier No des Études Traditionnelles un premier article sur « Christianisme et Initiation ». C’est une heureuse mise au point qui vient à son heure, car je constate que « l’idée était en l’air », puisque d’autres correspondants vous ont également entretenu de ce sujet.
Ce que je vous écrivais dans ma dernière lettre du 1er septembre n’était d’ailleurs que l’écho de ce que j’avais entendu dire.
Louis Caudron à René Guénon, 17 octobre 1949.Ce que je vous écrivais dans ma dernière lettre du 1er septembre n’était d’ailleurs que l’écho de ce que j’avais entendu dire.
Pour « Christianisme et initiation », je dois dire que je n’avais guère envie de traiter ce sujet, et que je ne m’y suis décidé que parce que des lettres de nombreux correspondants m’ont montré la nécessité de dissiper certaines équivoques qui se sont produites je ne sais trop comment. Cela prend d’ailleurs plus d’extension que je ne le prévoyais en commençant, de sorte que je ne pourrai terminer que dans le no de décembre ; Il vaudra sans doute mieux attendre que vous ayez pris connaissance du tout pour revenir sur les questions soulevées dans votre lettre du 1er septembre. Ce que je puis cependant vous dire pour le moment, c’est que, malheureusement (car je comprends très bien quels avantages cela présenterait pour la plupart de ceux qui vivent en Europe), la « nouvelle perspective » dont vous parliez me paraît bien ne s’ouvrir que sur une véritable impasse. En effet, en fait d’initiation spécifiquement chrétienne qui soit réellement accessible actuellement encore, il semble bien ne pas y en avoir d’autre que la voie hésychaste ; or celle-ci appartient en propre à l’Église d’Orient, et je ne vois pas bien comment elle pourrait convenir à des personnes appartenant à l’Église latine. En tout cas, elle implique nécessairement la transmission régulière de certaines formules, tout à fait comparable à celle des mantras dans la tradition hindoue ; sans cette transmission, on ne peut évidemment parler d’initiation en aucune façon, et alors l’usage de ces formules n’a qu’exactement la même valeur que celui de prières quelconques, ne pouvant dans ces conditions, tout comme celles-ci, produire des effets que dans l’ordre exotérique. J’ajoute encore que là comme ailleurs, la transmission ne peut naturellement être opérée que par quelqu’un qui l’a lui-même reçue régulièrement ; cela ne serait peut-être pas impossible à trouver s’il y avait lieu, mais il n’en a nullement été question jusqu’ici.
René Guénon à Louis Caudron, 5 novembre 1949.Guénon, en confirmant tout ce qu’il avait exposé jusqu’à présent, démentait par là même le rôle de caution que Schuon lui faisait sournoisement endosser dans son article, et mettait à mal la nouvelle tactique de celui-ci. C’est une des raisons pour lesquelles Schuon lui a voué cette rancune tenace qu’on lui connaît.
4-d) Une mentalité en réalité surtout religieuse et anti-initiatique
Comme nous venons de le voir, Schuon a commencé à rendre publics ses délires dans l’article Mystères christiques (Études Traditionnelles, juillet-août 1948), dans lequel il revendique que les sacrements chrétiens sont initiatiques, et donc que tous les Chrétiens sont déjà initiés, ce qui paraissait absurde à première vue, mais ce qui lui donnait simplement une pseudo-justification pour détourner les Chrétiens d’un rattachement initiatique réel et les mettre sous sa dépendance.
Comme c’était l’existence même de la tarîqah qui était en jeu, et qu’elle était encore censée offrir un rattachement régulier, Guénon s’est d’abord abstenu de réagir, bien qu’il soit directement impliqué dans l’article. Mais il a dû finir par le faire devant la confusion que la manœuvre schuonienne avait jetée chez ses correspondants. Il a répondu longuement dans Christianisme et Initiation, de septembre à décembre 1949, dans la même revue :
Je ne comprends que trop bien les réflexions quelque peu « désabusées » que vous me citez et celles que vous y ajoutez vous-même ; évidemment, tout cela est bien différent de ce qu’on pouvait espérer et de ce que j’avais envisagé moi-même au début de la tarîqah, qui me paraissait devoir donner satisfaction aux demandes de beaucoup ; je dois dire d’ailleurs que ce que j’ai toujours considéré comme l’essentiel, et qui subsiste en tout cas, c’est le rattachement initiatique régulier ; mais, à part cela, il faut convenir que, avec toutes ces dissensions et ces « départs », les résultats sont loin de ce qu’on aurait dû en attendre. Pour ma part, vous savez que je me suis toujours efforcé, autant que possible, de ne pas intervenir dans tout cela, préférant, même quand il me revenait des choses plus ou moins déplaisantes, faire comme si je ne m’en apercevais pas ; j’avais encore fait tout d’abord la même chose pour cette note des « Mystères christiques » m’attribuant, sans que j’en aie même été avisé au préalable, des intentions que je n’avais jamais eues, mais les réactions des lecteurs ne m’ont pas permis de garder indéfiniment le silence. Au fond, ce que je regrette dans cette affaire, c’est qu’elle menace d’avoir des conséquences désagréables pour Vâlsan, car, en ce qui me concerne, l’essentiel était de remettre les choses au point, et, après cela, ce que les uns et les autres peuvent penser ou dire de mes articles m’est en somme assez indifférent…
René Guénon à Louis Caudron, 22 avril 1950.Au moment où il est manifeste que la tarîqah a été altérée dans sa forme et est devenue une secte à prétentions universalistes, il n’y a bien sûr en son sein aucun respect pour la tradition, que ce soit l’exotérisme ou l’ésotérisme. Mais si on rappelle surtout à ce sujet l’abandon de la pratique exotérique, on peut constater que la mentalité qui y règne est avant tout anti-initiatique, et ressemble à celle d’un exotérisme exclusiviste :
Quant à l’abbé Chatillon, malgré ce qu’on m’avait dit de lui précédemment, je crois comme vous que sa compréhension ne peut pas aller très loin, et il est vraisemblable que ses « limitations » sont bien celles que vous dites ; mais, outre cela, mon impression a été tout de suite que, dans la circonstance présente, il devrait être assez fortement influencé par le point de vue « suisse », et elle s’est trouvée confirmée quand j’ai vu, vers la fin du travail de Cuttat, une phrase d’après laquelle « les sacrements étaient dès l’origine à la fois initiatiques et destinés à tous », ce qui ressemble étonnamment à « l’ésotérisme mis à la portée de tous » dont il parlait dans sa 1re lettre ; l’un est en tout cas aussi contradictoire que l’autre !
René Guénon à Louis Caudron, 10 mai 1950.
j’aurai à revenir la prochaine fois sur « salut et Délivrance » à propos de la recommandation que Sheikh Aïssa nous a faite de « désirer le salut, car c’était le paradis que l’individu devait désirer afin de ne pas être présomptueux ».
Je n’ai pas été le seul à m’étonner de cette visée toute exotérique ; au cours de notre conversation je lui ai dit que, du point de vue ésotérique et pour ceux ayant atteint un certain développement spirituel, vous pensiez que le passage dans un autre cycle était en définitive plus avantageux que le « salut », c’est-à-dire le fait d’être simplement « mis en réserve » dans les prolongements d’un état quelconque. À cela il m’a répondu : « Est-ce que Sheikh Abd el-Wâhid vous a indiqué le moyen de l’éviter ? (le salut) ».
Louis Caudron à René Guénon, 29 septembre 1950.Je n’ai pas été le seul à m’étonner de cette visée toute exotérique ; au cours de notre conversation je lui ai dit que, du point de vue ésotérique et pour ceux ayant atteint un certain développement spirituel, vous pensiez que le passage dans un autre cycle était en définitive plus avantageux que le « salut », c’est-à-dire le fait d’être simplement « mis en réserve » dans les prolongements d’un état quelconque. À cela il m’a répondu : « Est-ce que Sheikh Abd el-Wâhid vous a indiqué le moyen de l’éviter ? (le salut) ».
L’histoire concernant Sheikh Aïssa et le « désir de salut » est assez extraordinaire encore, mais vraiment on ne peut plus s’étonner de rien de ce côté.
René Guénon à Louis Caudron, 17 octobre 1950.
Mme de Saint-Point elle-même, qui défend encore Sheikh Aïssa (elle rejetterait volontiers tout sur Abu Bakr et sur les Suisses), reconnaît cependant que tout ce qu’il fait traduit un esprit plus chrétien qu’islamique au fond…
René Guénon à Louis Caudron, 26 octobre 1950.En réalité, cette tendance n’était pas nouvelle : dès le départ, la mentalité de Schuon, et celle de son milieu suisse en général, était en fait bien plus religieuse qu’initiatique, malgré la recommandation primitive de Guénon :
vous ferez bien de vous en tenir toujours fermement à la distinction fondamentale des deux points de vue religieux et initiatique, et à préciser nettement au besoin que, en ce qui vous concerne, vous entendez vous consacrer entièrement au second ; on ne peut trouver à redire à ce que chacun s’en tienne à un domaine déterminé…
René Guénon à Frithjof Schuon, 17 avril 1935.Et dans l’échange suivant avec Caudron, Guénon précise bien que l’exotérisme seul risque d’être une entrave à un travail initiatique :
En attendant l’éventualité plus ou moins probable d’un rattachement à un centre initiatique quelconque, y aurait-il quelque intérêt pour nous à tirer parti, dès maintenant, des avantages que peut offrir une participation effective au rite catholique ? Rite dans lequel tous les membres de notre groupe ont été élevés, et qui, indépendamment de son caractère traditionnel a également l’avantage d’être à notre portée.
Par les transpositions qu’il nous serait possible de faire dans ce domaine religieux, grâce à nos quelques connaissances métaphysiques, ce rite aurait peut-être pour nous une portée plus grande que pour le simple dévot qui reste prisonnier de l’ambiance cléricale, dans le sens péjoratif que cette expression peut avoir. Ce que nous cherchons en réalité, c’est un « support » nous permettant d’aller plus loin que nos propres forces seules nous permettraient d’aller. Où nous conduira « effectivement » notre propre méditation, privée du secours de toute influence spirituelle ? Ce que nous désirons, c’est de faire de la réalisation, et non de rester de simples théoriciens.
On pourra nous objecter que l’adhésion à un rite non initiatique ne nous permettra pas d’aller au-delà des prolongements de l’individualité humaine. Peut-être ! Mais dans les conditions où nous nous trouvons, pouvons-nous prétendre à autre chose ? N’est-ce pas là le maximum qu’il nous soit normalement possible d’atteindre au sorte de cette vie ? En un mot quel est ce que nous pouvons faire de mieux pour l’instant, telle est la question.
Louis Caudron à René Guénon, 7 avril 1935.Par les transpositions qu’il nous serait possible de faire dans ce domaine religieux, grâce à nos quelques connaissances métaphysiques, ce rite aurait peut-être pour nous une portée plus grande que pour le simple dévot qui reste prisonnier de l’ambiance cléricale, dans le sens péjoratif que cette expression peut avoir. Ce que nous cherchons en réalité, c’est un « support » nous permettant d’aller plus loin que nos propres forces seules nous permettraient d’aller. Où nous conduira « effectivement » notre propre méditation, privée du secours de toute influence spirituelle ? Ce que nous désirons, c’est de faire de la réalisation, et non de rester de simples théoriciens.
On pourra nous objecter que l’adhésion à un rite non initiatique ne nous permettra pas d’aller au-delà des prolongements de l’individualité humaine. Peut-être ! Mais dans les conditions où nous nous trouvons, pouvons-nous prétendre à autre chose ? N’est-ce pas là le maximum qu’il nous soit normalement possible d’atteindre au sorte de cette vie ? En un mot quel est ce que nous pouvons faire de mieux pour l’instant, telle est la question.
Quant à ce que vous dites au sujet des rites catholiques, il est très vrai que, bien qu’ils soient d’ordre uniquement religieux et non initiatique (et que, dans les conditions présentes, ils ne puissent plus servir même de base ou de point de départ pour une réalisation initiatique), les effets en sont bien loin d’être négligeables. Seulement, d’un autre côté, il ne faudrait pas risquer que cela devienne une entrave par rapport à des possibilités d’un autre ordre qui pourraient se présenter par la suite ; c’est là ce qui complique la question et me fait hésiter à y répondre d’une façon affirmative… – En tous cas, il n’est pas douteux que les rites religieux, en eux-mêmes et tant que rien d’autre ne vient s’y superposer, sont faits bien plutôt pour maintenir l’être dans les prolongements de l’état individuel humain que pour lui permettre de dépasser celui-ci.
René Guénon à Louis Caudron, 22 avril 1935.En effet, si l’exotérisme est bien nécessaire, pour Guénon la priorité est, évidemment, le domaine initiatique, contrairement à ce que des gens tels que Clavelle ont propagé, prêtant leurs propres obsessions à Guénon.
Une fois rattaché à Schuon, Caudron s’est étonné du caractère religieux, au sens exotérique restreint, de Schuon, et même de son hostilité pour Guénon qui lui semblait trop « athée » (en réalité ce n’est pas une absence religieuse qui le dérangeait, mais une présence initiatique) :
Je suis d’autant plus heureux d’accomplir tous ces exercice, que j’en ressens les effets salutaires, mais je dois vous avouer que je ne m’attendais pas à être ramené à une pratique aussi « religieuse », laquelle, je m’empresse d’ajouter, est en parfaite harmonie avec mon tempérament bakta. Seulement les lectures métaphysiques ne m’avaient pas préparé à envisager les choses sous cette perspective. Dans une lettre à M. Ragout, Sidi Aïssa avait déjà insisté sur ce fait, que « les vrais initiés sont des hommes très “pieux” et cela se confirme non seulement pour ceux dont la tradition comporte un aspect religieux, mais aussi pour ceux qui appartiennent à une tradition à forme purement métaphysique, comme par exemple les hindous, qui, eux aussi, sont littéralement “pieux”. »
Louis Caudron à René Guénon, 24 février 1936.
D’une façon générale, il semble que Schuon ait une tendance naturelle à être un peu trop « absolu » dans ses affirmations ; cela se voit aussi dans ce que vous me rapportez au sujet de la « piété », et qui ne me paraît pas tenir suffisamment compte de la diversité réelle des « voies ».
René Guénon à Louis Caudron, 9 mars 1936.
Vasile Lovinescu a été surpris de l’attitude de piété de Sidi Aïssa et surtout de celle de Sidi Ibrahim [Burckhardt]. Il été également étonné que l’ambition de ce dernier ne se borne qu’à vouloir simplement éviter le « feu de l’enfer ». Sidi Aïssa m’avait déjà dit que cela était une sorte d’obsession pour Sidi Ibrahim. Tout cela est profondément humain et nullement critiquable en raison de la diversité des voies, mais il en résulte une sorte de déception pour ceux qui comptaient s’abreuver de métaphysique pure. Il est vrai que Schuon dit, dans une lettre, « qu’il a cherché, dans son article sur l’oraison, à réagir contre une tendance pratiquement “athée” de quelques théoriciens de doctrines métaphysiques ». Il nous a dit par ailleurs qu’en tant que « guénoniens » (sic) nous pouvions nous intéresser aux autres traditions mais que dans les séances rituéliques il ne voulait pas en entendre parler. Il nous a dit cela à propos d’un compte rendu de séance rédigé par Ragout qui fait fonction de katib, et dans lequel il avait inséré des comparaisons entre ce que Sidi Aïssa nous avait dit et l’Inde ou le Tâo.
Je ne critique nullement cette façon de voir, puisque notre voie doit être parcourue en mode islamique, mais on aimerait y retrouver l’équivalent, ce qui, jusqu’à présent, n’est pas le cas. On peut se demander, à ce sujet, si Sidi Aïssa, en raison de sa tournure d’esprit, finira par prendre cette perspective en considération. Je ne dis pas qu’il l’ignore, mais il ne semble pas l’avoir inscrite à son programme, qui semble porter essentiellement sur la contemplation des symboles en tant qu’expressions des principes, beaucoup plus que sur la compréhension abstraite des vérités métaphysiques, à laquelle nous nous étions attachée par l’étude de vos livres. D’après tout ceci, je vois que j’étais beaucoup plus jnâna que je ne le pensais. Il se peut que cette voie « mixte » soit la plus opportune pour nous, dans les conditions qui pèsent sur tous les individus qui vivent à cette époque. Cette voie « mixte » permettra certainement un recrutement sur une plus grande échelle, mais ne sera-ce pas au détriment du travail en « profondeur » sur la nécessité duquel vous avez tant insisté dans votre « Orient et Occident ».
Pour concrétiser, par un exemple vivant, ce que je viens de vous dire, je vous citerai ce simple fait. Gênés par le manque d’unité qui résulte du foisonnement d’idées extrêmement variées, au sein desquelles nous nous sommes trouvés brusquement plongés, il est inutile de dire que loin de nous sentir rapprochés de la pure spiritualité, nous avons eu l’impression de nous en éloigner en vue d’une fixation, plus aisée, mais moins centrale. Ce matin, étant seul, j’ai éprouvé le besoin de reprendre contact avec un point de vue plus dégagé des considérations périphériques. À cet effet, j’ai relu un passage de l’« Homme et son Devenir » ; aussitôt j’ai retrouvé l’atmosphère spirituelle si favorable aux réalisations intérieures.
En raison de cette expérience, je me demande, s’il s’agit simplement d’un manque d’adaptation de ma part, lequel entraîne une perturbation momentanée ou, ce qui serait plus grave, s’il s’agit d’une question de méthode, de « voie » ? L’impression qui domine est qu’on nous demande essentiellement de prendre une tournure d’esprit, assurément traditionnelle et orthodoxe, mais ayant une tendance formaliste prononcée, qui pourra faire de nous d’excellents musulmans mais pas nécessairement de parfaits métaphysiciens.
Il est bien certain que la forme nous importe peu, à condition qu’on en maintienne l’esprit au niveau des spéculations purement métaphysiques.
Louis Caudron à René Guénon, 19 mars 1936.Je ne critique nullement cette façon de voir, puisque notre voie doit être parcourue en mode islamique, mais on aimerait y retrouver l’équivalent, ce qui, jusqu’à présent, n’est pas le cas. On peut se demander, à ce sujet, si Sidi Aïssa, en raison de sa tournure d’esprit, finira par prendre cette perspective en considération. Je ne dis pas qu’il l’ignore, mais il ne semble pas l’avoir inscrite à son programme, qui semble porter essentiellement sur la contemplation des symboles en tant qu’expressions des principes, beaucoup plus que sur la compréhension abstraite des vérités métaphysiques, à laquelle nous nous étions attachée par l’étude de vos livres. D’après tout ceci, je vois que j’étais beaucoup plus jnâna que je ne le pensais. Il se peut que cette voie « mixte » soit la plus opportune pour nous, dans les conditions qui pèsent sur tous les individus qui vivent à cette époque. Cette voie « mixte » permettra certainement un recrutement sur une plus grande échelle, mais ne sera-ce pas au détriment du travail en « profondeur » sur la nécessité duquel vous avez tant insisté dans votre « Orient et Occident ».
Pour concrétiser, par un exemple vivant, ce que je viens de vous dire, je vous citerai ce simple fait. Gênés par le manque d’unité qui résulte du foisonnement d’idées extrêmement variées, au sein desquelles nous nous sommes trouvés brusquement plongés, il est inutile de dire que loin de nous sentir rapprochés de la pure spiritualité, nous avons eu l’impression de nous en éloigner en vue d’une fixation, plus aisée, mais moins centrale. Ce matin, étant seul, j’ai éprouvé le besoin de reprendre contact avec un point de vue plus dégagé des considérations périphériques. À cet effet, j’ai relu un passage de l’« Homme et son Devenir » ; aussitôt j’ai retrouvé l’atmosphère spirituelle si favorable aux réalisations intérieures.
En raison de cette expérience, je me demande, s’il s’agit simplement d’un manque d’adaptation de ma part, lequel entraîne une perturbation momentanée ou, ce qui serait plus grave, s’il s’agit d’une question de méthode, de « voie » ? L’impression qui domine est qu’on nous demande essentiellement de prendre une tournure d’esprit, assurément traditionnelle et orthodoxe, mais ayant une tendance formaliste prononcée, qui pourra faire de nous d’excellents musulmans mais pas nécessairement de parfaits métaphysiciens.
Il est bien certain que la forme nous importe peu, à condition qu’on en maintienne l’esprit au niveau des spéculations purement métaphysiques.
Burckhardt me fait l’effet d’être beaucoup plus « méthodique » que Schuon ; mais ce que Lovinescu vous a dit à son sujet m’étonne un peu, car je ne me suis jamais aperçu de cela dans sa correspondance. En tout cas, on dit tout à fait couramment ici que quiconque désire le Paradis ou craint l’Enfer est encore bien loin d’être réellement « mutaçawwuf »…
[…]
Je ne vois pas trop à quoi Schuon a voulu faire allusion dans ce qu’il a dit au sujet de son article sur l’oraison (article que j’ai d’ailleurs trouvé très bien) ; cela me rappelle un reproche de ce genre que Barlet adressait autrefois à Matgioi ; et je me suis toujours demandé s’il n’y avait pas là, pour une bonne part, une simple querelle de mots…
Maintenant, pour ce qui semble vous causer une certaine gêne, il faut dire d’abord que naturellement une forme traditionnelle doit être prise comme un tout, l’exotérisme représentant un point d’appui nécessaire pour ne pas « perdre terre » ; et il est probable que, dans une organisation initiatique chrétienne du moyen âge, vous auriez eu à peu près la même impression que celle que vous avez actuellement. – D’un autre côté, comme je l’ai dit bien souvent, il ne faut pas oublier que ce qui est l’essentiel, c’est le rattachement initiatique et la transmission de l’influence spirituelle ; cela fait, chacun doit surtout travailler par lui-même, et de la façon qui lui convient le mieux, pour rendre effectif ce qui n’est encore que virtuel. Il va de soi qu’il vaudrait mieux avoir le choix entre une diversité de méthodes permettant à chacun d’être aidé aussi complètement qu’il se peut, mais malheureusement ce n’est pas le cas actuellement ; en tout cas, ce qui est destiné à être une aide ne doit jamais devenir un empêchement pour personne. J’ajoute que Schuon est très excusable de ne pas envisager peut-être suffisamment l’adaptation qu’il faudrait pour chacun, car il est évident que cela demande une expérience qu’il ne peut avoir encore ; et je vois d’ailleurs que vous comprenez cela très bien ; mais il est à craindre que d’autres ne le comprennent pas comme vous… Il faut pourtant espérer que tout cela s’arrangera peu à peu ; il faut bien penser qu’il s’agit en somme d’un « début », dans des conditions qui ne s’étaient encore jamais présentées jusqu’ici.
René Guénon à Louis Caudron, 29 mars 1936.[…]
Je ne vois pas trop à quoi Schuon a voulu faire allusion dans ce qu’il a dit au sujet de son article sur l’oraison (article que j’ai d’ailleurs trouvé très bien) ; cela me rappelle un reproche de ce genre que Barlet adressait autrefois à Matgioi ; et je me suis toujours demandé s’il n’y avait pas là, pour une bonne part, une simple querelle de mots…
Maintenant, pour ce qui semble vous causer une certaine gêne, il faut dire d’abord que naturellement une forme traditionnelle doit être prise comme un tout, l’exotérisme représentant un point d’appui nécessaire pour ne pas « perdre terre » ; et il est probable que, dans une organisation initiatique chrétienne du moyen âge, vous auriez eu à peu près la même impression que celle que vous avez actuellement. – D’un autre côté, comme je l’ai dit bien souvent, il ne faut pas oublier que ce qui est l’essentiel, c’est le rattachement initiatique et la transmission de l’influence spirituelle ; cela fait, chacun doit surtout travailler par lui-même, et de la façon qui lui convient le mieux, pour rendre effectif ce qui n’est encore que virtuel. Il va de soi qu’il vaudrait mieux avoir le choix entre une diversité de méthodes permettant à chacun d’être aidé aussi complètement qu’il se peut, mais malheureusement ce n’est pas le cas actuellement ; en tout cas, ce qui est destiné à être une aide ne doit jamais devenir un empêchement pour personne. J’ajoute que Schuon est très excusable de ne pas envisager peut-être suffisamment l’adaptation qu’il faudrait pour chacun, car il est évident que cela demande une expérience qu’il ne peut avoir encore ; et je vois d’ailleurs que vous comprenez cela très bien ; mais il est à craindre que d’autres ne le comprennent pas comme vous… Il faut pourtant espérer que tout cela s’arrangera peu à peu ; il faut bien penser qu’il s’agit en somme d’un « début », dans des conditions qui ne s’étaient encore jamais présentées jusqu’ici.
Je ne voudrais pas passer pour « méchant », mais enfin puisque vous désirez savoir ce à quoi Schuon a voulu faire allusion dans ce qu’il a dit au sujet de son article sur l’oraison, je dois vous dire qu’il a voulu « combattre les tendances » de « feu » Palingénius, qui a écrit, paraît-il, un article sur la prière, et « qui à cette époque était fortement influencé par la maçonnerie » (ou « imprégné de maçonnerie », je ne peux plus vous garantir lequel des deux termes il a employé, quand il m’a parlé de cela).
Louis Caudron à René Guénon, 14 avril 1936.
Si, à propos de l’oraison, c’est à mon ancien article qu’il a voulu faire allusion, qu’a-t-il bien pu penser en voyant celui-ci reparaître, précisé sur certains points, mais non pas changé quant au fond ?
René Guénon à Louis Caudron, 27 avril 1936.Il a déjà été fait état précédemment de l’ignorance de Schuon. En consultant des auteurs douteux comme Massignon pour tenter de réduire cette ignorance, Schuon trouvait une sensibilité en accord avec la sienne :
Jenny me disait que les tendances de la tarîqah lui paraissaient trop sentimentales. À ce sujet je serais heureux d’entendre à nouveau Sidi Aïssa, pour mieux apprécier la doctrine d’El Hallaj. Depuis que je lis l’el Hallaj de Massignon, j’y retrouve pas mal d’idées que Schuon nous avait exposées. Il est en effet possible que le principal de sa documentation provienne de cet ouvrage, si j’en juge par différents recoupements : quand il était ici, il avouait ne pas être resté assez longtemps en pays islamiques pour y acquérir une connaissance suffisante. J’ai ouï dire par ailleurs qu’il avait rompu toutes relations avec le Sheikh actuel de Mostaganem et ensuite, s’il vous écrit toujours aussi peu, il lui sera difficile de compléter, par votre intermédiaire, ce qui lui manque. Qu’il ait, en dehors de ses propres réalisations, d’autres sources d’information, c’est ce que j’ignore.
Il se peut, d’ailleurs, que la doctrine d’El Hallaj soit une source excellente de progrès spirituels, mais le rôle de l’amour y est tellement prépondérant, du moins d’après Massignon, que cela semble encore s’éloigner de la pureté des données métaphysiques acquises antérieurement.
En tout cas on comprend mieux la position de Sidi Aïssa présentant la piété comme étant le premier devoir de l’initié et recommandant de multiplier autant que possible 1o la prière, 2o les jeûnes, 3o les veilles. Restent deux autres points qui n’étaient pas encore bien déterminés dans le programme de Sidi Aïssa, quand nous sommes passés à Bâle. La concentration y aurait-elle sa place qu’elle n’aurait en tout cas que le no 4 ou 5.
Louis Caudron à René Guénon, 15 juin 1937.Il se peut, d’ailleurs, que la doctrine d’El Hallaj soit une source excellente de progrès spirituels, mais le rôle de l’amour y est tellement prépondérant, du moins d’après Massignon, que cela semble encore s’éloigner de la pureté des données métaphysiques acquises antérieurement.
En tout cas on comprend mieux la position de Sidi Aïssa présentant la piété comme étant le premier devoir de l’initié et recommandant de multiplier autant que possible 1o la prière, 2o les jeûnes, 3o les veilles. Restent deux autres points qui n’étaient pas encore bien déterminés dans le programme de Sidi Aïssa, quand nous sommes passés à Bâle. La concentration y aurait-elle sa place qu’elle n’aurait en tout cas que le no 4 ou 5.
Pour la question d’El-Hallâj, jamais Schuon n’y a fait la moindre allusion en m’écrivant ; comme vous pouvez vous en douter, l’interprétation de Massignon est tout à fait sujette à caution, puisqu’il y a toujours chez lui l’arrière-pensée de ne voir partout que du « mysticisme » et des influences chrétiennes. Cependant, je dois dire aussi que, toute interprétation à part, je préférerais une autre forme à celle d’El-Hallâj, qui se prête plus facilement à ce genre de déformation ; c’est d’ailleurs l’imprudence ou la maladresse de ses expressions qui a été la cause de sa mort…
René Guénon à Louis Caudron, 26 juin 1937.Cette attitude butée et catégorique a continué à s’exprimer après qu’il ait abandonné sa référence en matière d’exotérisme, la zaouïa de Mostaganem, et c’est ce qui lui a permis de développer ses fantaisies sous « inspiration », avec de moins en moins de retenue :
Allar […] a reçu une lettre aimable de Schuon dans laquelle on lit ceci :
Ses lettres contiennent souvent des sous-entendus, où on ne distingue pas très clairement qui ou quoi elles veulent viser exactement. Il semble également avoir toujours la même tendance à être un peu trop « absolu » dans ses affirmations et ne pas tenir suffisamment compte de la diversité des « voies », quoiqu’il en dise quand on en parle avec lui. Il a sa voie et c’est à nous de nous l’assimiler, sinon il ne peut plus rien pour nous. D’ailleurs sa méthode est simple, il suffit de prier et de spéculer sur la shahada ; mais où apparaît, dans ce point de vue, « la nécessité de posséder des données théoriques inébranlables et fort étendues avant de songer à la moindre réalisation » ? En ce qui me concerne, je constate que mes progrès de compréhension sont toujours conditionnés par la méditation d’un point, pris dans vos livres.
Avec sa façon de voir, prise à la lettre, on pourrait conclure que vos livres ne valent que pour les profanes ; dès que ceux-ci ont compris quelles étaient leur ultime destinée et la meilleure des voies pour y parvenir, ils n’ont plus qu’à refermer vos ouvrages et se conformer au dernier « mot de la Tradition primordiale ». S’il n’y avait pas cette orientation vers la Délivrance et non seulement vers le « salut », je me demande, pratiquement parlant, ce qui nous différencierait des mystiques ?
En tout cas c’est nettement l’élément bhakta qui domine ; simple question de « voie » et d’époque.
Ces remarques ne sauraient d’ailleurs altérer ni le mérite, ni le zèle que Schuon déploie conformément à sa nature.
Louis Caudron à René Guénon, 8 novembre 1937.
« … maintenant que, après la Risalat al-Hayat, le Kitab al-Insan al-Kamil va être traduit, personne n’est plus en droit de se plaindre d’un manque de textes islamiques. D’ailleurs pour qui a l’esprit spéculatif, la shahâdah renferme tout. Il s’agit de s’approprier par la pratique du dîn, la perspective islamique, afin qu’on puisse extraire l’essence métaphysique de l’Islam de toute formule et avant tout précisément de la shahâdah et du nom Allah. Mais malheureusement, peu ont l’esprit spéculatif. On est dogmatiste, déterministe, pauvre en “imagination” intellectuelle et par conséquent exigeant en matière de théorie. Ma théorie cependant est indéfinie. Pour comprendre la métaphysique islamique, il faut être musulman, ou plutôt muslim. Il faut se garder de voir dans l’Islam une “forme religieuse” quelconque ; il faut y voir au contraire la dernière possibilité de manifestation traditionnelle, donc le dernier mot de la Tradition primordiale.
« Le point de vue religieux, à rigoureusement parler, se réduit en dernière analyse à ceci : d’abord distinction plus ou moins radicale entre la Divinité et l’être individuel et par conséquent méconnaissance et négation de l’identité essentielle et de l’identification ; ceci pour la doctrine ; et ensuite pour la réalisation, recherche du seul salut moyennant l’action, non pas moyennant la Connaissance, sans parler évidemment, du but de cette connaissance, l’Identité.
« Mais je n’ai jamais compris pourquoi certains rangeaient la prière, par exemple, du côté du point de vue religieux ; et d’autre part l’action dans la mesure où elle ne s’oppose pas à la connaissance, en est naturellement un support.
« Tout cela ne vous est pas nouveau, sans doute, mais il y en a d’autres qui n’arrivent pas à le comprendre. »
« Le point de vue religieux, à rigoureusement parler, se réduit en dernière analyse à ceci : d’abord distinction plus ou moins radicale entre la Divinité et l’être individuel et par conséquent méconnaissance et négation de l’identité essentielle et de l’identification ; ceci pour la doctrine ; et ensuite pour la réalisation, recherche du seul salut moyennant l’action, non pas moyennant la Connaissance, sans parler évidemment, du but de cette connaissance, l’Identité.
« Mais je n’ai jamais compris pourquoi certains rangeaient la prière, par exemple, du côté du point de vue religieux ; et d’autre part l’action dans la mesure où elle ne s’oppose pas à la connaissance, en est naturellement un support.
« Tout cela ne vous est pas nouveau, sans doute, mais il y en a d’autres qui n’arrivent pas à le comprendre. »
Ses lettres contiennent souvent des sous-entendus, où on ne distingue pas très clairement qui ou quoi elles veulent viser exactement. Il semble également avoir toujours la même tendance à être un peu trop « absolu » dans ses affirmations et ne pas tenir suffisamment compte de la diversité des « voies », quoiqu’il en dise quand on en parle avec lui. Il a sa voie et c’est à nous de nous l’assimiler, sinon il ne peut plus rien pour nous. D’ailleurs sa méthode est simple, il suffit de prier et de spéculer sur la shahada ; mais où apparaît, dans ce point de vue, « la nécessité de posséder des données théoriques inébranlables et fort étendues avant de songer à la moindre réalisation » ? En ce qui me concerne, je constate que mes progrès de compréhension sont toujours conditionnés par la méditation d’un point, pris dans vos livres.
Avec sa façon de voir, prise à la lettre, on pourrait conclure que vos livres ne valent que pour les profanes ; dès que ceux-ci ont compris quelles étaient leur ultime destinée et la meilleure des voies pour y parvenir, ils n’ont plus qu’à refermer vos ouvrages et se conformer au dernier « mot de la Tradition primordiale ». S’il n’y avait pas cette orientation vers la Délivrance et non seulement vers le « salut », je me demande, pratiquement parlant, ce qui nous différencierait des mystiques ?
En tout cas c’est nettement l’élément bhakta qui domine ; simple question de « voie » et d’époque.
Ces remarques ne sauraient d’ailleurs altérer ni le mérite, ni le zèle que Schuon déploie conformément à sa nature.
Pour Allar, […] Quant à la lettre qu’il a reçue de Schuon, je vois qu’en somme c’est toujours à peu près la même chose ; il y a là un point de vue qui est tout de même un peu trop « unilatéral », mais il est évident que c’est sa nature qui est ainsi, et je crois qu’on ne gagnerait rien à le heurter…
René Guénon à Louis Caudron, 20 novembre 1937.4-e) Propagande
De la part des schuoniens, il y a également inversion accusatoire à propos d’une soi-disant submersion de candidats envoyés par Guénon, alors qu’il a toujours souligné son indépendance, et que c’était le premier à insister sur la bêtise et le danger de la propagande.
N’étant aucunement chargé de recruter des adhérents pour une organisation quelconque, je me garderais bien d’engager qui que ce soit à s’adresser ici ou là.
René Guénon à Louis Caudron, 29 janvier 1933.
J’ai eu cet après-midi une entrevue avec MM. Préau et Clavelle ; ces MM. m’ont prié de vous écrire pour préciser certains points qui pourraient être envisagés au cours de nos conversations.
De notre pauvre monde occidental nous vous adressons un appel désespéré ; avant que la tourmente qui pointe à l’horizon, ne nous ait dispersés, et, s’il en est temps encore, nous vous demandons de bien vouloir nous aider à réaliser notre voie.
Je sais bien que quelques individualités isolées comptent peu dans le tourbillon du monde, et que les desseins éternels se réaliseront sans nous, si telle est Sa Volonté.
Pourtant, il est de notre devoir de tendre tous nos efforts vers Cela même, que nous avons commencé à comprendre grâce à vous et daignez, s’il est en votre pouvoir, ne pas nous abandonner en si bon chemin.
En vous parlant ainsi ce n’est pas en mon nom personnel seulement que je le fais, mais au nom de tous ceux que je représenterai en allant vous voir.
Ce qui nous importe le plus en ce moment, c’est le désir de recevoir l’Initiation, et, nous sentons, que plus nous attendrons plus les chances de réussite qui nous restent diminueront.
M. Préau a pensé qu’il serait utile d’éclairer le plus possible la situation avant mon voyage éventuel ; aussi m’a-t-il demandé de vous écrire dès ce soir pour que mon courrier profite du plus prochain courrier.
[…]
6o Dans le cas d’un rattachement à une organisation soufie, par l’intermédiaire d’un Moqaddem habitant l’Europe (M. Schuon par exemple) est-il possible de réaliser sans danger l’Initiation, tout en demeurant dans l’ambiance européenne ?
Louis Caudron à René Guénon, 7 mai 1935.De notre pauvre monde occidental nous vous adressons un appel désespéré ; avant que la tourmente qui pointe à l’horizon, ne nous ait dispersés, et, s’il en est temps encore, nous vous demandons de bien vouloir nous aider à réaliser notre voie.
Je sais bien que quelques individualités isolées comptent peu dans le tourbillon du monde, et que les desseins éternels se réaliseront sans nous, si telle est Sa Volonté.
Pourtant, il est de notre devoir de tendre tous nos efforts vers Cela même, que nous avons commencé à comprendre grâce à vous et daignez, s’il est en votre pouvoir, ne pas nous abandonner en si bon chemin.
En vous parlant ainsi ce n’est pas en mon nom personnel seulement que je le fais, mais au nom de tous ceux que je représenterai en allant vous voir.
Ce qui nous importe le plus en ce moment, c’est le désir de recevoir l’Initiation, et, nous sentons, que plus nous attendrons plus les chances de réussite qui nous restent diminueront.
M. Préau a pensé qu’il serait utile d’éclairer le plus possible la situation avant mon voyage éventuel ; aussi m’a-t-il demandé de vous écrire dès ce soir pour que mon courrier profite du plus prochain courrier.
[…]
6o Dans le cas d’un rattachement à une organisation soufie, par l’intermédiaire d’un Moqaddem habitant l’Europe (M. Schuon par exemple) est-il possible de réaliser sans danger l’Initiation, tout en demeurant dans l’ambiance européenne ?
À la vérité, je dois dire que je ne comprends pas très bien l’« appel » que vous m’adressez, car, par moi-même, je ne suis rien ; je n’ai d’ailleurs jamais fait la moindre promesse, … sauf, si l’on veut, celle d’écrire tout ce que je pourrais pour ceux qui sont capables d’en profiter ; et je regrette seulement, à cet égard, que les circonstances ne m’aient pas encore permis d’écrire bien des choses que j’ai en vue depuis longtemps…
Cela dit, je vais tâcher de répondre à vos questions ; du reste, la réponse est d’autant plus simple et plus facile que je dois m’abstenir d’influer sur les décisions de qui que ce soit, car c’est à chacun qu’il appartient de choisir lui-même la voie qui lui convient le mieux.
En somme, vous avez maintenant devant vous, sans quitter l’Europe, la possibilité de rattachement à deux organisations initiatiques, l’une occidentale, l’autre orientale. Ceux qui voudront se rattacher au Soufisme ne pourront mieux faire que de s’adresser à Schuon, qui est maintenant tout à fait qualifié pour cela, et qui, je crois, est tout disposé à s’en occuper activement. […]
René Guénon à Louis Caudron, 17 mai 1935.Cela dit, je vais tâcher de répondre à vos questions ; du reste, la réponse est d’autant plus simple et plus facile que je dois m’abstenir d’influer sur les décisions de qui que ce soit, car c’est à chacun qu’il appartient de choisir lui-même la voie qui lui convient le mieux.
En somme, vous avez maintenant devant vous, sans quitter l’Europe, la possibilité de rattachement à deux organisations initiatiques, l’une occidentale, l’autre orientale. Ceux qui voudront se rattacher au Soufisme ne pourront mieux faire que de s’adresser à Schuon, qui est maintenant tout à fait qualifié pour cela, et qui, je crois, est tout disposé à s’en occuper activement. […]
Pour ce que vous me demandez, il est bien entendu que la question du rattachement initiatique regarde Schuon exclusivement ; et, d’après ce qu’il vous a dit, je ne pense pas, si vous vous décidez à le demander, que cela doive faire de difficultés.
René Guénon à Luc Benoist, 21 juin 1936.En fait, c’était Schuon qui faisait de la propagande, contre l’avis de Guénon :
Sidi Aïssa voit évidemment très grand au point de vue du recrutement, mais s’il est sûr de lui, il n’y a plus rien à dire…
[…]
Il dit que si Chacornac consentait à lui donner le nom de ses abonnés il pourrait, d’après leurs noms, discerner ceux qui seraient susceptibles d’être rattachés.
Louis Caudron à René Guénon, 12 février 1936.[…]
Il dit que si Chacornac consentait à lui donner le nom de ses abonnés il pourrait, d’après leurs noms, discerner ceux qui seraient susceptibles d’être rattachés.
Pour le recrutement, d’une façon générale, je pense qu’on ne saurait être trop prudent, et que surtout il ne faut jamais viser à la quantité. – À ce sujet, j’avoue que je ne comprends pas très bien l’idée de Schuon pour la liste des abonnés de Chacornac (que d’ailleurs je crois celui-ci fort peu disposé à communiquer à qui que ce soit !). D’abord, je ne pense pas qu’on puisse tirer grand’chose de valable des noms en langues européennes ; ensuite, on ne peut toujours pas aller offrir un rattachement à des gens qui ne l’ont pas demandé…
René Guénon à Louis Caudron, 23 février 1936.
Vasile Lovinescu vous disait qu’à Bâle ils avaient quelques ennuis, car on commençait à savoir de ce dont il s’agissait réellement. Schuon reconnaît qu’ils ont commis de graves imprudences, et que, par exemple, au début ils allaient faire l’appel à la prière du haut d’une terrasse de la cathédrale ! (Je crois que cela se passait à Lausanne). Les réunions publiques de Bâle n’ont plus lieu. Celles de Lausanne, par contre, sont de plus en plus suivies et attirent de plus en plus de monde dans la « zone no 2 ». Là nous sommes en plein prosélytisme.
Louis Caudron à René Guénon, 19 mars 1936.
Meyer est reparti pour Bâle après avoir obtenu son rattachement sous le nom de Idris Abdul Karîm. Il semble avoir subi à Bâle un régime différent de celui de Vasile Lovinescu. Il n’avait jamais assisté à aucune prière en commun et n’avait pas non plus prononcé la shahada bien qu’il pratiquait, seul, les rites depuis un mois. Pour le reste, ses connaissances étaient, sinon insuffisantes, du moins des plus sommaires ; pourtant il a été envoyé avec avis favorable, et, sous un aspect plus froid et plus réservé que Vasile Lovinescu, il n’en est pas moins sympathique.
Quant à sa qualification, certainement elle en vaut largement d’autres, du moins en tant que nous pouvons en juger actuellement. On n’en reste pas moins surpris de la rapidité d’admission ; bien entendu toutes ces personnes sont sérieuses et sincères, mais on peut toujours se demander si leur détermination, prise aussi hâtivement, n’est pas le résultat d’un enthousiasme plus propice aux décisions immédiates qu’à la garantie d’une continuité dans de telles résolutions ?
Il y a là encore de sérieuses réformes à faire dans nos conceptions à ce sujet. Nous en étions restés aux temps héroïques où le candidat devait attendre longtemps dans la plus grande incertitude que le Maître daignât s’occuper de lui. Bien entendu, il ne s’agit pas de tenir une conduite aussi rigoriste, surtout à l’égard de personnes telles que Préau ou Clavelle qui sont connues depuis longtemps.
Puisque nous sommes dans la période des « réformes conceptuelles », je dois encore ajouter que je croyais Schuon en possession de « pouvoirs » lui permettant de déceler presque à coup sûr la qualification ou la non qualification d’un individu. Or, pour le cas de Ragout, c’est le contraire qui s’est produit ; il l’a accepté parce que c’était moi qui le lui présentais et qui me portais en quelque sorte comme garant de son aptitude. Maintenant je sais à quoi m’en tenir à ce sujet.
[…]
L’autre jour, Schuon nous montrait une affiche annonçant l’une des conférences qu’il avait faites à Lausanne, et où il y avait eu une assistance de 400 personnes. Il souhaitait pouvoir reprendre de telles conférences à Paris, mais il ne voyait pas bien, disait-il, dans quelle salle il pourrait les faire. Chabot lui a suggéré la salle Adyar de la Société Théosophique. Schuon a acquiescé à l’idée disant, par ailleurs, que c’était dans ce public qu’il comptait recruter le plus d’adhérents !
Louis Caudron à René Guénon, 2 avril 1936.Quant à sa qualification, certainement elle en vaut largement d’autres, du moins en tant que nous pouvons en juger actuellement. On n’en reste pas moins surpris de la rapidité d’admission ; bien entendu toutes ces personnes sont sérieuses et sincères, mais on peut toujours se demander si leur détermination, prise aussi hâtivement, n’est pas le résultat d’un enthousiasme plus propice aux décisions immédiates qu’à la garantie d’une continuité dans de telles résolutions ?
Il y a là encore de sérieuses réformes à faire dans nos conceptions à ce sujet. Nous en étions restés aux temps héroïques où le candidat devait attendre longtemps dans la plus grande incertitude que le Maître daignât s’occuper de lui. Bien entendu, il ne s’agit pas de tenir une conduite aussi rigoriste, surtout à l’égard de personnes telles que Préau ou Clavelle qui sont connues depuis longtemps.
Puisque nous sommes dans la période des « réformes conceptuelles », je dois encore ajouter que je croyais Schuon en possession de « pouvoirs » lui permettant de déceler presque à coup sûr la qualification ou la non qualification d’un individu. Or, pour le cas de Ragout, c’est le contraire qui s’est produit ; il l’a accepté parce que c’était moi qui le lui présentais et qui me portais en quelque sorte comme garant de son aptitude. Maintenant je sais à quoi m’en tenir à ce sujet.
[…]
L’autre jour, Schuon nous montrait une affiche annonçant l’une des conférences qu’il avait faites à Lausanne, et où il y avait eu une assistance de 400 personnes. Il souhaitait pouvoir reprendre de telles conférences à Paris, mais il ne voyait pas bien, disait-il, dans quelle salle il pourrait les faire. Chabot lui a suggéré la salle Adyar de la Société Théosophique. Schuon a acquiescé à l’idée disant, par ailleurs, que c’était dans ce public qu’il comptait recruter le plus d’adhérents !
D’un autre côté, ce que sa préparation à son rôle a pu avoir d’insuffisant ou de trop rapide serait certainement moins grave s’il avait un peu moins de confiance en lui-même, et surtout s’il n’y avait pas chez lui cette sorte de volonté de ne pas tenir compte de tant de choses qui ont bien pourtant leur importance… L’histoire des conférences à la salle Adyar en est encore un bel exemple ; comment peut-il ne pas voir quel parti certaines gens ne manqueraient pas d’en tirer contre nous ? Je vous assure que cela encore m’inquiète sérieusement ; il faudra empêcher à tout prix une pareille faute !
René Guénon à Louis Caudron, 17 avril 1936.(Dans un extrait cité plus haut datant de fin 1950, Guénon ne se souvenait plus de l’épisode de la salle Adyar, ce qui témoigne de l’état d’épuisement dans lequel les schuoniens le poussaient. Il est d’ailleurs décédé peu de temps après.)
Il faut espérer que cette explication l’amènera au moins à être plus prudent en ce qui concerne les admissions ; seulement, je pense qu’il n’ira pas jusqu’à me demander avis sur tous les candidats, d’autant plus que ce n’est pas précisément facile pour des gens qu’on n’a jamais vus et qu’on ne connaît que par correspondance. Il doit d’ailleurs être bien entendu que je ne veux absolument prendre la « direction » de quoi que ce soit, mais aussi que, quand il s’agit non de conseils individuels, mais d’indications ayant une portée générale, je ne peux pas me refuser à les donner dans la mesure du possible ; mais encore faut-il d’abord qu’on juge à propos de me les demander…
René Guénon à Louis Caudron, 17 avril 1936.
Je crains aussi beaucoup les tendances à la « propagande » ; du reste, même en dehors du danger que cela présente, on ne doit pas aller au-devant des gens, mais au contraire les laisser venir d’eux-mêmes.
René Guénon à Vasile Lovinescu, 19 mai 1936.4-f) L’héritage de la zaouïa de Mostaganem
La dégénérescence de la tarîqah de Schuon n’a donc pas brusquement surgi en 1950, elle s’est faite en deux étapes, où intervient la zaouïa de Mostaganem.
Rappelons ce que disait Guénon de ce milieu, en répondant à Schuon qui lui annonçait qu’il était moqaddem :
Ce que vous me dites par ailleurs n’est malheureusement pas très satisfaisant à divers points de vue ; je n’en suis du reste pas trop étonné… Pour les confusions dont vous parlez, c’est un peu la même chose partout aujourd’hui ; ici, l’influence déplorable de la politique est certainement moins marquée, mais il y a aussi cette fâcheuse tendance à recruter le plus de gens possible et à se féliciter de cette extension ; encore cela n’aurait-il peut-être pas de si graves inconvénients si du moins on observait une hiérarchie de degrés, mais, en fait, il n’en est rien. Je pense que, dans ces conditions, le mieux est de prendre en considération seulement l’essentiel, c’est-à-dire la transmission initiatique, et ne pas trop se préoccuper du reste ; encore faut-il pouvoir s’arranger de façon à n’en être pas gêné… J’ai reçu le journal en même temps que votre lettre, et j’ai pris connaissance de l’article en question ; à quoi peut bien tendre toute cette histoire ? Cela est assurément plutôt désagréable ; et, pour ce projet de journal en français, je n’en vois pas bien la raison : à qui serait-il donc destiné ? Pour ce qui est d’une « société de Français musulmans », je crois que vous feriez bien de vous abstenir, car il est plus que probable que se trouveraient là des éléments fort peu intéressants en général ; vous pouvez d’ailleurs faire valoir que l’Islam n’admet point ces distinctions d’origine ou de nationalité. Pour le reste, vous ferez bien de vous en tenir toujours fermement à la distinction fondamentale des deux points de vue religieux et initiatique, et à préciser nettement au besoin que, en ce qui vous concerne, vous entendez vous consacrer entièrement au second ; on ne peut trouver à redire à ce que chacun s’en tienne à un domaine déterminé… Évidemment, tout cela tient aux conditions de notre époque, et le plus triste est que cela ne peut guère aller qu’en s’aggravant encore ! […]
René Guénon à Frithjof Schuon, 17 avril 1935.Et comme il le prévoyait, cela s’est aggravé en effet :
En ce qui concerne Mostaganem, il faut reconnaître qu’il y a maintenant de ce côté des choses un peu ennuyeuses, non pas du fait du Sheikh lui-même, d’ailleurs, mais de son entourage à tendances trop « propagandistes » ; pourtant, ce n’est peut-être tout de même pas une raison suffisante pour rompre toutes relations…
René Guénon à Louis Caudron, 26 juin 1937.Et si Schuon était si propagandiste, c’est justement parce qu’au lieu de prendre en compte les recommandations de Guénon, il prenait exemple sur la zaouïa dégénérée de Mostaganem. Il a ensuite choisi de s’en éloigner :
En ce qui concerne votre droit de regard sur la tarîqah, j’ai cru pouvoir lui dire, que cela ne résultait pas seulement de votre seule compétence en ces matières, mais également de votre mission à l’égard de l’occident, en vertu de laquelle votre attention était retenue par tout ce qui pouvait constituer une tentative de rénovation traditionnelle sous quelque forme que ce soit.
Or, en ce qui nous concerne, l’intérêt qui s’attache à nous, n’est pas l’espoir que nous soyons le point de départ de l’islamisation du monde occidental, mais simplement que nous puissions rétablir dans cet occident un contact vraiment traditionnel et initiatique avec le Principe. Grâce à ce contact dont l’influence pourra se manifester par l’intermédiaire de la tarîqah, il se peut que certains centres proprement occidentaux se réveillent et s’épanouissent, alors qu’il eut été impossible pour eux de le faire sans cette influence stimulante et protectrice.
J’ai ajouté, que grâce à certaines indications, malheureusement insuffisantes pour le moment, on avait de vagues espoirs de découvrir un tel centre, avec lequel, ou du moins, avec certains éléments duquel, on serait peut-être appelé à avoir des contacts plus ou moins étroits.
J’ai simplement amorcé l’idée d’une telle éventualité pour me rendre compte de quelle façon Schuon aurait réagi. En raison de l’opinion qu’il semblait avoir sur l’opportunité des traditions antérieures à l’Islam, nous nous demandions dans quelle mesure il était disposé à envisager l’éventualité de rapports directs avec une autre forme traditionnelle, si toutefois son intervention était jugée nécessaire ou tout au moins utile.
Avant de vous dire ce qu’il en pense, je vous dirai tout d’abord que l’expérience commençant à produire des fruits, il a abandonné le point de vue de Mostaganem, concernant l’admission des candidats occidentaux. Ce point de vue est d’admettre, en principe, tous ceux qui en faisaient la demande, sous réserve qu’ils n’étaient pas dûment qualifiés, la barakah ne leur ferait pas de mal, dans la mesure où ils resteraient fidèles à la shariyah.
Or Schuon s’est aperçu que ce raisonnement pouvait à la rigueur se soutenir en terre d’Islam, il n’en était pas de même en occident.
Voilà donc calmé ce désire d’extension intempestive qui nous avait tant inquiété au début.
Par cette considération que les chrétiens ne sont pas mûrs pour être islamisés en masse, l’idée de sectarisme tombe ipso facto puisqu’il est nécessaire au contraire qu’ils conservent tout au moins leur tradition propre et même, si possible, de les aider à redécouvrir le véritable sens de leurs « mystères ».
À cela Schuon est tout prêt à collaborer, ajoutant même que ce ne serait pas la première fois que l’influence bénéfique du taçawuf se ferait sentir au sein de la chrétienté.
Nous voilà donc fixés sur ce point.
Pour être complet, je dirai que Schuon s’est même formalisé que Paris ne l’ait pas déjà mis au courant d’une telle éventualité. Je lui ai fait remarquer que je lui en avais parlé incidemment au cours de la conversation, mais que cela n’aurait nullement fait l’objet d’un courrier spécial, d’autant plus que présentement on ne pouvait pas se prononcer sur la valeur exacte de cette piste.
Louis Caudron à René Guénon, 1er août 1937.Or, en ce qui nous concerne, l’intérêt qui s’attache à nous, n’est pas l’espoir que nous soyons le point de départ de l’islamisation du monde occidental, mais simplement que nous puissions rétablir dans cet occident un contact vraiment traditionnel et initiatique avec le Principe. Grâce à ce contact dont l’influence pourra se manifester par l’intermédiaire de la tarîqah, il se peut que certains centres proprement occidentaux se réveillent et s’épanouissent, alors qu’il eut été impossible pour eux de le faire sans cette influence stimulante et protectrice.
J’ai ajouté, que grâce à certaines indications, malheureusement insuffisantes pour le moment, on avait de vagues espoirs de découvrir un tel centre, avec lequel, ou du moins, avec certains éléments duquel, on serait peut-être appelé à avoir des contacts plus ou moins étroits.
J’ai simplement amorcé l’idée d’une telle éventualité pour me rendre compte de quelle façon Schuon aurait réagi. En raison de l’opinion qu’il semblait avoir sur l’opportunité des traditions antérieures à l’Islam, nous nous demandions dans quelle mesure il était disposé à envisager l’éventualité de rapports directs avec une autre forme traditionnelle, si toutefois son intervention était jugée nécessaire ou tout au moins utile.
Avant de vous dire ce qu’il en pense, je vous dirai tout d’abord que l’expérience commençant à produire des fruits, il a abandonné le point de vue de Mostaganem, concernant l’admission des candidats occidentaux. Ce point de vue est d’admettre, en principe, tous ceux qui en faisaient la demande, sous réserve qu’ils n’étaient pas dûment qualifiés, la barakah ne leur ferait pas de mal, dans la mesure où ils resteraient fidèles à la shariyah.
Or Schuon s’est aperçu que ce raisonnement pouvait à la rigueur se soutenir en terre d’Islam, il n’en était pas de même en occident.
Voilà donc calmé ce désire d’extension intempestive qui nous avait tant inquiété au début.
Par cette considération que les chrétiens ne sont pas mûrs pour être islamisés en masse, l’idée de sectarisme tombe ipso facto puisqu’il est nécessaire au contraire qu’ils conservent tout au moins leur tradition propre et même, si possible, de les aider à redécouvrir le véritable sens de leurs « mystères ».
À cela Schuon est tout prêt à collaborer, ajoutant même que ce ne serait pas la première fois que l’influence bénéfique du taçawuf se ferait sentir au sein de la chrétienté.
Nous voilà donc fixés sur ce point.
Pour être complet, je dirai que Schuon s’est même formalisé que Paris ne l’ait pas déjà mis au courant d’une telle éventualité. Je lui ai fait remarquer que je lui en avais parlé incidemment au cours de la conversation, mais que cela n’aurait nullement fait l’objet d’un courrier spécial, d’autant plus que présentement on ne pouvait pas se prononcer sur la valeur exacte de cette piste.
Ce qui actuellement est plus inquiétant (et lui aussi [Schuon] paraît s’en inquiéter fort), c’est ce qui se passe à Mostaganem, et dont vous avez sûrement dû avoir des échos par ceux qui y sont allés dernièrement. À cet égard, Muller paraît voir les choses trop « en noir », mais les impressions de Meyer, plus « pondéré », ne sont pas bien rassurantes ; l’état d’esprit qui règne dans ce milieu a changé bien fâcheusement, et si rapidement que cela est difficilement explicable ; si cela continue, la tendance « propagandiste » ne tardera pas à y étouffer tout reste d’esprit initiatique… Dans ces conditions, Schuon n’a sans doute pas tort de penser que le mieux sera de réduire les relations au minimum ; et, à cet égard, je me demande si le nouveau séjour d’Allar, surtout s’il doit se prolonger, ne risque pas d’avoir plus d’inconvénients que d’avantages, non seulement pour lui-même, mais aussi parce que j’ai l’impression qu’il faudrait assez peu de chose pour amener une rupture complète entre Mostaganem et Bâle, ce qu’il vaudrait tout de même mieux éviter si possible !
René Guénon à Louis Caudron, 26 octobre 1937.Guénon et Schuon ont fini par rompre les communications avec Mostaganem :
Autre chose dont il faut que je vous prévienne : il paraît que vous recevrez probablement quelque lettre de Mostaganem ; vous ferez bien de n’y répondre que d’une façon aussi insignifiante que possible et par des formules de pure politesse ; et même, si vous préfériez ne pas y répondre du tout, cela ne pourrait pas avoir grand inconvénient. En effet, nous avons convenu avec Sidi Aïssa de réduire les relations de ce côté au minimum, car ce qui s’y passe maintenant est bien loin d’être satisfaisant ; tout y est sacrifié à des tendances exotériques et propagandistes que nous ne pouvons pas approuver du tout ; la rapidité avec laquelle cette dégénérescence s’est produite est même tout à fait extraordinaire. Heureusement que, par contre, tout va très bien à Bâle ; j’en ai eu encore d’excellentes nouvelles aujourd’hui même. – J’ajoute à ce propos que, pour éviter toute confusion qui serait plus ou moins fâcheuse dans les conditions présentes, Sidi Aïssa a décidé, d’accord avec moi, de reprendre l’ancien titre complet qui a été abandonné à Mostaganem depuis la mort du Sheikh : « Et-Tarîqah El-Alawiyah Ed-Derqâwiyah Esh-Shâdhiliyah » ; peut-être d’ailleurs en avez-vous été déjà informé…
René Guénon à Vasile Lovinescu, 2 mars 1938.Sur le moment, Schuon a donné l’apparence de revenir à la raison. Mais nous avons vu que c’est le contraire qui s’est passé. Ce que nous pouvons constater rétrospectivement, c’est qu’en rompant avec Mostaganem, il s’est détaché finalement de son seul point d’ancrage, qui lui fournissait une stabilité par la prise en compte de l’exotérisme.
Libéré de cette contrainte, il s’est en fait dit que plutôt que de convertir les Chrétiens à l’Islam pour en faire des disciples, il n’y avait qu’à les faire disciples directement, ce qui est beaucoup plus simple. D’où la publication des Mystères christiques.
Sous l’injonction d’une autorité individuelle travestie en autorité traditionnelle, ses disciples devaient depuis le début accepter passivement toutes ses fantaisies. Son but n’était pas du tout de les aider à se libérer de l’ignorance, mais simplement de les diriger. Ce qu’il voulait libérer, c’était plutôt son propre ego de tout contrôle extérieur, y compris de toute restriction pouvant provenir de la tradition, qu’il entendait au contraire asservir sous toutes ses formes et mélanger selon son caprice.
Le Sheikh El-Alawi est mort en 1934, et avec lui l’esprit traditionnel s’est retiré de la zaouïa de Mostaganem, qui a vite révélé sa dégénérescence, par sa mentalité exotérique et son propagandisme. Dans un premier temps, Schuon a d’abord été conforme à ce milieu dégénéré, affichant une apparence de tradition et tenant le rôle de rattacheur effréné préconisé par Mostaganem. Puis dans un second temps il s’est détaché de ce milieu, pour jouir d’une indépendance totale et ne plus suivre que son « inspiration » au sens infra-rationnel. Et l’imposture se dévoilera d’elle-même sur la forme de la « tarîqah ».
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