jeudi 14 février 2019

La fonction de Frithjof Schuon (2)


Sommaire


1) Introduction

    1-a) Le « sheikh » naturiste
    1-b) Un mot creux : le pérennialisme
    1-c) Nécessité de laisser la parole à Guénon

2) La fausseté de Schuon et de ses agents

    2-a) L’intérêt qu’avait Guénon pour la fonction de Schuon : une initiation orientale régulière et facile d’accès pour les éventuels européens qualifiés
    2-b) L’intérêt de Schuon pour sa propre fonction : le pouvoir, les femmes et l’argent
    2-c) L’isolement de Guénon par Schuon
    2-d) Schuon et ses disciples : des hypocrites et des manipulateurs
    2-e) Un projet de tarîqah qui débouche sur une secte à prétentions universalistes

3) L’autoritarisme prétendant rivaliser avec l’autorité naturelle

    3-a) Lecteurs de Guénon orgueilleux ? Ou orgueil d’une infaillibilité individuelle ?
    3-b) Une « infaillibilité » qui peine à faire illusion
    3-c) Un « sheikh » ignorant
    3-d) Une opposition inavouée mais de plus en plus concrète
    3-e) La disparition de Guénon : le couronnement de Schuon

4) L’ésotérisme haï et usurpé par le culte de Schuon

    4-a) Divagations des schuoniens sur la Maçonnerie
    4-b) Le « Maître spirituel destiné à tout l’Occident »
    4-c) D’un désir de reconnaissance insatisfait aux Mystères christiques
    4-d) Une mentalité en réalité surtout religieuse et anti-initiatique
    4-e) Propagande
    4-f) L’héritage de la zaouïa de Mostaganem

5) Une transmission invalide

    5-a) Les références anti-traditionnelles des schuoniens
    5-b) Un document par nature explicite
    5-c) Exemples d’ijâzah de véritables moqaddems
    5-d) L’« ijâzah » de Schuon : un mandat réduit à l’exotérisme
    5-e) Un document conforme aux tendances de la zaouïa dégénérée de Mostaganem
    5-f) Schuon et les gens de Mostaganem ont menti à Guénon
    5-g) Défense maladroite de Schuon par un valsanien
    5-h) L’initiation donnée par Schuon est irrégulière

Conclusion




Partie précédente :
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3) L’autoritarisme prétendant rivaliser avec l’autorité naturelle


Ce qui est particulièrement injuste, c’est que lorsque les rapports entre Guénon et Schuon sont évoqués, ils sont souvent présentés comme des rapports de pouvoirs, comme deux volontés de domination qui s’affrontent, alors que Guénon de son côté était totalement désintéressé et voulait juste aider à ce que l’initiation soit plus facile à trouver en Occident.

La nécessité de rétablir la vérité s’impose d’autant plus que les schuoniens continuent encore aujourd’hui de propager leur présentation déformée des choses.


3-a) Lecteurs de Guénon orgueilleux ? Ou orgueil d’une infaillibilité individuelle ?


Ainsi, dans le hors série spécial Schuon (juillet-octobre 1999) de la revue Connaissance des religions, élaboré à l’occasion de la mort de Schuon, on lit dans Approche biographique (article de Jean-Baptiste Aymard), pp. 20-21 :
[Guénon] suggérera dès lors à plusieurs de ses correspondants d’entrer en relation avec Schuon. Celui-ci, qui n’a que vingt huit ans, éprouvera cependant quelques difficultés avec les prétentions affichées de certains d’entre eux, tout imbus du discours guénonien sur l’élite intellectuelle… « Il est en tout cas extrêmement difficile, écrira-t-il plus tard à Jean-Pierre Laurant (3), pour un jeune homme de juger, ou d’avoir l’air de juger, des hommes d’âge mûr, ou même des vieillards, qui sollicitent l’admission et qui, évidemment, se croient “qualifiés” ; les quelques refus ont valu au Moqaddem des difficultés interminables… ».
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3 – Lettre d’avril 1976 à Jean-Pierre Laurant, auteur de Le sens caché dans l’œuvre de René Guénon, L’Age d’Homme, 1975.

Voici une belle inversion accusatoire, ce serait Guénon qui rendrait ses lecteurs « imbus du discours guénonien sur l’élite intellectuelle », d’après le jugement d’un Schuon ridicule d’arrogance, et invoquant jusqu’à l’obsession sa soi-disant infaillibilité pour imposer le silence à ses disciples, dès que ceux-ci exprimaient autre chose qu’un acquiescement aveugle à tout ce qui pouvait lui passer par la tête. Ce qui montre au passage une profonde incompréhension de la notion d’élite, qui est question de nature et non de posture caricaturale.

Ce qui semble également choquer nos amis, c’est la prétention de Schuon à l’infaillibilité doctrinale qu’il détient en raison de sa fonction.

Sidi Aïssa nous a également développé ce point de vue, et il nous a dit que son différend avec Préau notamment, provenait de ce que ce dernier n’était pas pénétré de cette vérité. Je suis incapable de discerner le bien fondé ou non de la chose ; si cela est exact il serait peut-être bon de le signaler à nos amis de Paris, pour dissiper tout malentendu à ce sujet.
Louis Caudron à René Guénon, 24 février 1936.

D’un autre côté, il y a cette question d’« infaillibilité » sur laquelle Schuon a peut-être tort de tant insister, et non pas seulement pour ne choquer personne, mais aussi parce que, si la chose est juste en principe, il est bien difficile, en fait, de délimiter exactement le domaine auquel elle doit s’appliquer, dès lors que toutes sortes de contingences interviennent… D’une façon générale, il semble que Schuon ait une tendance naturelle à être un peu trop « absolu » dans ses affirmations.
René Guénon à Louis Caudron, 9 mars 1936.

Quand Allar est allé l’attendre à la gare pour la première fois, il lui a offert de porter sa valise ; Schuon lui a répondu : « Non, merci, je ne suis jamais fatigué » ; mais deux minutes après, il n’en pouvait plus. Une autre fois dans la pièce où ils travaillaient, Allar lui dit : « vous n’avez pas froid ? » Je n’ai jamais froid lui répondit Schuon ; mais un quart d’heure après il mettait son pardessus. Pour aller à Lausanne, il voyageait la nuit ; je lui dis « Cela doit vous fatiguer ? » Même réponse que précédemment ; mais le soir quand il rentrait de tels voyages, il chancelait littéralement de fatigue pendant le rosaire. Quand il est venu la première fois en septembre, il nous avait dit que quatre heures de sommeil lui suffisaient « on ne parle pas pour rien du sommeil du juste » a-t-il ajouté. Pendant son séjour chez nous, ses nuits correspondaient à celles des simples profanes, c’est-à-dire étaient de 8 heures environ. Deux ou trois seulement il est monté à la zawiya vers 6 heures du matin. Au début de son travail au journal, il a dit que Urfer était très content de lui car, il travaillait très vite et faisait en une heure ce que d’autres n’arrivaient pas à faire en moins de 3 heures. Le premier soir qu’il est arrivé, il m’a présenté une revue de langue étrangère, en me disant : « Soit dit sans fausse modestie, mais dans cette revue il n’y a qu’un seul article qui soit bien : c’est le mien » (1).

Ce qui était fort possible ; mais tout cela s’accorde bien peu avec la modestie dont il s’est plusieurs fois réclamé et dont le contraste entre la théorie et la pratique, prête bien inutilement à la critique. Dans de telles conditions, le silence vaudrait beaucoup mieux.
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1 - Tout ceci illustre bien la confiance un peu excessive que Schuon a de lui.

Il est par ailleurs curieux de voir parmi ses livres, des textes sacrés arabes voisiner avec les ouvrages d’Oscar Wilde, (dont les mœurs ne le cédaient en rien, paraît-il, avec celles de Mgr Leadbeater dont vous avez parlé dans le Théosophisme) et « Die neue Zeit », revue de photographies « naturistes » de femmes. On objectera que Schuon dessine, et qu’il a besoin de « documents » (?) : il est un nu dont l’esthétique n’a rien de choquant, mais celui-là est vraiment d’un réalisme démoniaque. Je ne viens pas dire que Schuon en fasse ses livres de chevets, bien entendu, mais je vous avoue que les trois personnes qui ont été témoins de ces constatations ont plutôt été surprises de trouver ces ouvrages dans la bibliothèque de leur moqaddem. Une situation sociale et son mariage apaiseraient certainement cette sorte de crise par laquelle Schuon semble passer. En attendant, cela n’en a pas moins certaines répercussions perturbatrices pour l’ordre.

Tous ces détails sembleraient justifier l’épithète de « vipère » que Schuon nous a décochée ; je suis le premier à reconnaître que tout cela est profondément humain et, considéré comme tel, « que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ». Aller à bicyclette est également humain, mais cela Schuon a décliné l’offre qui lui était faite par Ragout. Il m’en a donné la raison suivante : « Aller à bicyclette ne s’accorde pas du tout avec la fonction de moqaddem ». Il me semble que, se demander après cela, si la lecture d’O. Wilde ou de « Die neue Zeit », s’accorde mieux avec la fonction de moqaddem, cela n’est pas bien méchant.
Louis Caudron à René Guénon, 14 avril 1936.

Tout ce que vous m’apprenez est d’ailleurs bien extraordinaire et, je dois le dire, inattendu ; je vous en remercie, car vous avez bien raison de penser qu’il est nécessaire que je sois informé de ce qu’il en est, si peu agréable que ce puisse être. Moi qui avais compté sur la fonction de Schuon pour me soulager un peu, voilà que c’est tout juste le contraire qui se produit et qu’il n’y a là pour moi qu’une source de nouvelles préoccupations !
[…]

Pour ce qui est de ses imprudences, elles s’expliquent sans doute par sa trop grande confiance en lui-même, qui m’a inquiété depuis longtemps déjà…
[…]

Je me demande si, dans ma dernière lettre, je n’ai pas oublié de répondre à certaines choses ; si vous vous en apercevez, vous serez bien aimable de me les signaler de nouveau. Je ne suis pas comme Schuon, et j’avoue qu’il y a des moments où il m’arrive d’être vraiment fatigué…
René Guénon à Louis Caudron, 27 avril 1936.


3-b) Une « infaillibilité » qui peine à faire illusion


Cette revendication d’une « infaillibilité » individuelle tiendra d’autant moins devant les disciples qui n’étaient pas totalement tombés sous son charme qu’elle a vite été mise à mal sur des points précis, comme celui de l’impeccabilité des prophètes.

Dermenghen a offert à Sidi Aïssa un exemplaire de sa Vie de Mohammed. À cette occasion, je voudrais vous demander ce qu’il faut penser en général des biographies de Mohammed.

Dans toutes celles consultées, la vie de Mohammed semble plutôt décevante si on la compare à celle d’un soufi tel que Ibn Abbâd de Ronda, ou à celle de Ramakrishna, qui paraissent infiniment plus imprégnées de spiritualité. Quant on sait qu’au nom de Mohammed s’attache la réalisation de l’Homme universel et que les ordres initiatiques remontent jusqu’à lui par l’intermédiaire d’Ali, quand on lit que ses compagnons réalisèrent en quelques heures toutes les catégories de l’initiation, on s’étonne que rien de tout cela ne se reflète dans leur façon d’agir, qui ne semble pas en harmonie avec les réalisations à tous les degrés que comporte la « Grande Guerre Sainte ».

En tous cas, je saisis difficilement pourquoi nous devons considérer la vie de Mohammed comme étant réellement sans péchés uniquement parce que la valeur négative des péchés qu’il a effectivement commis fut largement dépassée par la valeur positive des « progrès spirituels » dont ils furent l’occasion.

Cet argument qui a été présenté par Sidi Aïssa, fait-il partie de la doctrine soufie ou s’agit-il simplement d’un point de vue particulier ? Toutes ces questions, qui, au premier abord, paraissent plutôt s’apparenter à des arguties pro domo, présentent-elles un réel intérêt métaphysique ?
Louis Caudron à René Guénon, 4 mars 1936.

Pour votre question concernant la vie du Prophète, la conception la plus orthodoxe est que l’impeccabilité appartient réellement à tous les prophètes, de sorte que, si même il se trouve dans leurs actions quelque chose qui peut sembler choquant, cela même doit s’expliquer par des raisons qui dépassent le point de vue de l’humanité ordinaire (remarquez d’ailleurs que, à un degré moindre, cela s’applique aussi aux actions de tous ceux qui ont atteint un certain degré d’initiation). D’un autre côté, la mission d’un rasûl, par là même qu’elle s’adresse à tous les hommes indistinctement, implique une façon d’agir où n’apparaissent pas les réalisations d’ordre ésotérique (ce qui constitue d’ailleurs une sorte de sacrifice pour celui qui est revêtu de cette mission). C’est pourquoi certains disent aussi que ce qui serait le plus intéressant au point de vue initiatique, s’il était possible de le connaître exactement, c’est la période de la vie de Mohammed antérieure à la risâlah (et ceci s’applique également à la « vie cachée » du Christ par rapport à sa « vie publique » : ces deux expressions, en elles-mêmes, s’accordent du reste tout à fait avec ce que je viens de dire et l’indiquent presque explicitement). Il est d’ailleurs bien entendu que, comme vous le dites, les considérations historiques n’ont pas d’intérêt en elles-mêmes, mais seulement par ce qu’elles traduisent de certaines vérités doctrinales. – Enfin, on ne peut pas négliger, dans une tradition qui forme nécessairement un tout, ce qui ne concerne pas directement la réalisation métaphysique (et il y a de tels éléments dans la tradition hindoue comme dans les autres, puisqu’elle implique aussi, par exemple, une législation) ; il faut plutôt s’efforcer de le comprendre par rapport à cette réalisation, ce qui revient en somme à en rechercher le « sens intérieur ».
René Guénon à Louis Caudron, 22 mars 1936.

Nourris, par vos ouvrages de métaphysique pure, nous nous serions complus à nous maintenir à ce niveau. Je ne dis pas, qu’au fond, ce ne soit pas le cas, mais la forme semble vraiment trop entachée d’exotérisme, ou du moins l’esprit qu’elle contient ne semble pas s’en dégager suffisamment De sorte que s’il n’y avait pas le rituel d’ordre initiatique auquel nous sommes astreints, nous aurions l’impression d’avoir quitté une église exotérique pour retomber dans une autre.

Il est peut être très important de croire pour un musulman exotériste que Mohammed est véritablement sans péché, tandis que le Christ, qui est un avâtar, a, à son actif, un péché d’ordre spirituel, parce qu’il a toléré d’être appelé Fils de Dieu et que par ailleurs sa mort sur la croix est une illusion : je ne vois pas très bien ce que tout cela vient faire dans la perspective métaphysique. Car, de ce même point de vue, Vasile Lovinescu a dit que c’était « une monstruosité » que de soutenir les deux dernières affirmations. Le calice d’amertume, dont parle le Christ, et sa mort sur la croix ont un sens alchimique très profond. Sans son affirmation d’identité au Principe, quelle valeur métaphysique auraient les Évangiles et que signifierait le lâ ilaha ilallâh ?

Auriez-vous la bonté de bien vouloir jeter quelques lumières sur ces questions ?
Louis Caudron à René Guénon, 19 mars 1936.

J’ai répondu dans ma dernière lettre à la question concernant l’« impeccabilité » des prophètes ; vous aurez donc vu que la doctrine n’est pas précisément telle que Schuon l’a présentée, puisque cela s’applique à tous les prophètes sans exception.
René Guénon à Louis Caudron, 29 mars 1936.

Ce que vous me dites au sujet du Prophète (dans votre lettre du 22-3, dont je vous remercie) est tout à fait satisfaisant et compréhensible. Par contre, répondre que « si le Prophète, n’avait pas été retenu dans le monde par ses passions féminines, il s’en serait allé vivre dans la méditation et la solitude » ou que « les fondateurs d’empires ont besoin de telles compensations », cela nous avait quelque peu décontenancés.

Relativement à l’impeccabilité du Prophète, Allar me fait remarquer qu’il n’a jamais lu dans les textes hindous qu’un être, si élevé soit-il, pouvait accomplir des actes n’entraînant aucune conséquence (prârabdha) et part conséquent de tels actes doivent être suivis de purifications propres à effacer les impressions perturbatrices. Or on pourrait dire que si le Prophète était impeccable en raison de sa fonction, les purifications étaient pour lui inutiles.
Louis Caudron à René Guénon, 2 avril 1936.

L’impeccabilité peut, dans certains cas, être considérée comme attachée à une fonction plutôt qu’à un degré, mais cependant la remarque d’Allar n’est pas exacte : il est évident que, pour le jîvan-mukta tout au moins, les actes ne peuvent entraîner aucune conséquence ; et, même à des degrés très inférieurs à celui-là, il en est de même des actes accomplis avec un parfait détachement ; voyez à ce sujet la Bhagavad-Gîtâ.
René Guénon à Louis Caudron, 17 avril 1936.

Dans cette même lettre je lui disais également : « J’aurais voulu encore attirer votre attention sur certaines de vos affirmations qui ne sont nullement essentielles au prestige de votre autorité, mais qui peuvent au contraire susciter certaines remarques inutiles ». L’une de ces affirmations était notamment : « Il faut que l’on sache que je suis infaillible quand je parle au nom de la doctrine », ce qui ne l’empêchait pas de nous parler ensuite du « péché spirituel du Christ » alors que la doctrine orthodoxe dit que l’impeccabilité appartient effectivement à tous les prophètes. Forcément l’impression laissée par ces diverses contradictions était plutôt fâcheuse, ce qu’il eut été bien facile d’éviter en émettant cette affirmation d’une façon d’autant moins absolue que si, par rapport à la fonction, cette infaillibilité est juste en principe, il est bien difficile en fait de délimiter exactement le domaine auquel elle doit s’appliquer, dès lors que toutes sortes de contingences interviennent ; telle est l’explication que vous m’avez donnée à l’époque et dont je lui ai fait part, mais sans résultat d’ailleurs.
Louis Caudron à René Guénon, 22 septembre 1950.


3-c) Un « sheikh » ignorant


Mais quoi de plus étonnant, pour quelqu’un qui n’avait pas même la connaissance théorique nécessaire ?

Étant ignorant, Schuon essayait de soutirer des informations à Guénon, tout en évitant de lui écrire directement.

Il m’a dit qu’il devait vous écrire au moins une fois par mois, mais il veut vous écrire quelque chose de très complet, et n’en trouve pas le temps. Et il m’a dit qu’il se servirait de mon intermédiaire pour vous poser certaines questions, puisque j’étais en correspondance suivie avec vous.

C’est ainsi qu’il m’a prié de vous demander pourquoi le musulman devait prier les yeux ouverts et ensuite quelle était la raison du chant dans les séances. Je crois que vous avez dû traiter la question de la danse avec Sidi Ibrahim et que nous en aurons des échos par cette voie.
Louis Caudron à René Guénon, 12 février 1936.

Le fait de prier les yeux ouverts me paraît s’expliquer très naturellement si l’on pense qu’il ne s’agit pas d’un rite dans lequel on doive s’isoler, tout au contraire (la nécessité même de l’orientation vers un centre commun l’indique suffisamment). – L’emploi du chant dans les séances (qui n’est d’ailleurs pas général) se rapporte en somme à l’utilisation du rythme sous ses différentes formes. – J’ai en effet déjà parlé à Sidi Ibrahim de la question des mouvements accompagnant le dhikr ; je dois dire que je n’aime guère ici l’emploi du mot « danse », à cause des confusions très profanes auxquelles il donne lieu inévitablement (du reste, en arabe, on ne dit jamais « raqs » en pareil cas).
René Guénon à Louis Caudron, 23 février 1936.

Sidi Aïssa me disait, qu’à Mostaganem ou au Maroc, il avait appris juste l’essentiel, mais qu’il comptait bien sur vous pour apprendre le reste. Je doute un peu qu’il vous écrive davantage, mais pour ce qui n’aura pas un caractère absolument particulier à sa fonction, je pense que son intention est d’utiliser nos rapports épistolaires ou ceux que vous avez avec Sidi Ibrahim.
[…]

Sidi Aïssa m’a prié de vous demander votre avis sur le fait suivant : un de leur membre du groupe des Études traditionnelles de Lausanne, Abdallah ben Rachid qui est wahabite, reproche aux soufis de se balancer pendant leurs incantations disant que le Prophète aurait recommandé de ne pas se balancer pour se distinguer des juifs.

Sidi Aïssa demande également votre avis sur « l’armature métaphysique » de Warrain dont M. Ragout lui a exalté la valeur.
Louis Caudron à René Guénon, 24 février 1936.

Pour la question du « balancement », je ne sais pas si la tradition dont il s’agit est bien authentique, mais, en tout cas, il faudrait savoir à quoi elle s’applique au juste, et il est probable que ce doit être uniquement à la prière, car, pour tout le reste, personne ne paraît en tenir compte ; et d’ailleurs, en ce qui concerne le dhikr, le balancement a des raisons plus spéciales. Il faut beaucoup se méfier de toutes les opinions des Wahabites, qui ont un esprit en quelque sorte « protestant », et qui, du reste, sont des adversaires déclarés de tout ce qui est d’ordre ésotérique.

Je ne connais pas l’« Armature métaphysique » de Warrain, mais seulement la « Synthèse concrète » et l’« Espace » ; il est probable que ce doit être du même genre, c’est-à-dire, en dépit du titre, beaucoup plus philosophique que réellement métaphysique (comme d’ailleurs Wronski lui-même, dont Warrain s’inspire surtout dans tout ce qu’il écrit).
René Guénon à Louis Caudron, 9 mars 1936.

Pour en revenir à Meyer, voici un détail curieux, qui n’a probablement aucune importance. Meyer ayant questionné Schuon au sujet de la particularité de la vie d’Enoch, dont il recevait le nom, ce dernier dut faire appel aux connaissances d’Allar pour pouvoir répondre !

Si ce nom doit répondre à certaines caractéristiques de celui qui le reçoit, comment se fait-il que celui qui le donne puisse ignorer ce qu’il semblerait nécessaire d’être connu préalablement ?
[…]

Au cours d’une conversation, j’ai fait part à Schuon des bienfaits spirituels que je retirais de mes méditations basées sur l’enseignement doctrinal de vos livres. Je lui ai demandé si l’on trouverait l’équivalent dans l’enseignement islamique, il m’a répondu que sous ce rapport il fallait toujours revenir à vos livres.

J’en ai profité pour ajouter que la perspective hindoue m’apparaissait plus clairement et plus complètement que la perspective islamique. Il m’a dit que pour lui il en avait été de même. Quand on lui avait donné le Coran à méditer, il avait fini par le jeter dans un coin de sa cellule, le prenant pour un livre creux, dépourvu de tout intérêt métaphysique. Par conséquent, il comprenait fort bien notre attitude. Il a dit : « tant que je serai dans une telle situation, je ne pourrai rien faire pour l’ordre au point de vue doctrinal, mais par la suite, je montrerai les points communs des différentes perspectives ».
[…]

Avant de partir je lui ai dit : « si vous avez des ennuis à Paris, je suis toujours prêt à vous rendre service si je le puis ». Après réflexion, il m’a répondu : « non, je n’en aurai pas besoin ». À Allar qui était heureux de lui indiquer une adresse, il ne lui a même pas dit merci, pas plus que pour l’ami d’Allar qui avait fait les démarches nécessaires. Quand il est parti de chez nous, il ne nous a pas davantage remerciés pour l’hospitalité qu’il avait reçue sous notre toit. À ma mère et à ma femme qui s’en étonnaient, j’ai dû sauver les apparences et leur dire que Schuon les remerciait bien de l’accueil qu’elles lui avaient réservé. En partant, tout à l’heure, Chabot que nous avions plutôt reçu au début avec une certaine réserve, nous a dit, très simplement, à Allar et à moi : « Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi, pendant mon séjour à Amiens ».

Schuon rien ; il sait pourtant que j’ai fait plus que je ne devais faire d’après les engagements de Ragout. Cela n’a qu’une importance relative, pour nous qui sommes ses subordonnés au point de vue initiatique, mais il n’en sera pas de même pour ceux pour qui Sidi Aïssa ne sera que « Monsieur Schuon ». Que par ailleurs on mette moins en avant la politesse raffinée des arabes, à laquelle on se félicite de s’être frotté.
Louis Caudron à René Guénon, 2 avril 1936.

Voilà donc Schuon revenu à Paris ; il lui sera peut-être tout de même moins difficile d’y trouver une situation qu’ailleurs ; malheureusement, il est à craindre que sa négligence des choses extérieures ne lui fasse manquer des occasions, car je sais que cela est déjà arrivé plusieurs fois. C’est regrettable qu’il soit ainsi pour tout ; il est vrai que, d’après ce que m’a dit A. Muller, il semble qu’il y ait là beaucoup de la faute de sa mère… Tout de même, cette absence de remerciements en vous quittant me stupéfait ; cela n’a certes rien d’oriental ; ici, on aurait plutôt une tendance à exagérer dans le sens contraire. D’un autre côté, ce que sa préparation à son rôle a pu avoir d’insuffisant ou de trop rapide serait certainement moins grave s’il avait un peu moins de confiance en lui-même, et surtout s’il n’y avait pas chez lui cette sorte de volonté de ne pas tenir compte de tant de choses qui ont bien pourtant leur importance…
René Guénon à Louis Caudron, 17 avril 1936.

Il tentait également de compenser ses connaissances manquantes par des sources douteuses :
Jenny me disait que les tendances de la tarîqah lui paraissaient trop sentimentales. À ce sujet je serais heureux d’entendre à nouveau Sidi Aïssa, pour mieux apprécier la doctrine d’El Hallaj. Depuis que je lis l’el Hallaj de Massignon, j’y retrouve pas mal d’idées que Schuon nous avait exposées. Il est en effet possible que le principal de sa documentation provienne de cet ouvrage, si j’en juge par différents recoupements : quand il était ici, il avouait ne pas être resté assez longtemps en pays islamiques pour y acquérir une connaissance suffisante. J’ai ouï dire par ailleurs qu’il avait rompu toutes relations avec le Sheikh actuel de Mostaganem et ensuite, s’il vous écrit toujours aussi peu, il lui sera difficile de compléter, par votre intermédiaire, ce qui lui manque. Qu’il ait, en dehors de ses propres réalisations, d’autres sources d’information, c’est ce que j’ignore.

Il se peut, d’ailleurs, que la doctrine d’El Hallaj soit une source excellente de progrès spirituels, mais le rôle de l’amour y est tellement prépondérant, du moins d’après Massignon, que cela semble encore s’éloigner de la pureté des données métaphysiques acquises antérieurement.

En tout cas on comprend mieux la position de Sidi Aïssa présentant la piété comme étant le premier devoir de l’initié et recommandant de multiplier autant que possible 1o la prière, 2o les jeûnes, 3o les veilles. Restent deux autres points qui n’étaient pas encore bien déterminés dans le programme de Sidi Aïssa, quand nous sommes passés à Bâle. La concentration y aurait-elle sa place qu’elle n’aurait en tout cas que le no 4 ou 5.
Louis Caudron à René Guénon, 15 juin 1937.

Pour la question d’El-Hallâj, jamais Schuon n’y a fait la moindre allusion en m’écrivant ; comme vous pouvez vous en douter, l’interprétation de Massignon est tout à fait sujette à caution, puisqu’il y a toujours chez lui l’arrière-pensée de ne voir partout que du « mysticisme » et des influences chrétiennes. Cependant, je dois dire aussi que, toute interprétation à part, je préférerais une autre forme à celle d’El-Hallâj, qui se prête plus facilement à ce genre de déformation ; c’est d’ailleurs l’imprudence ou la maladresse de ses expressions qui a été la cause de sa mort…
René Guénon à Louis Caudron, 26 juin 1937.

Enfin, Schuon voulait rattacher le plus de gens possible, mais pour l’enseignement qui aurait dû suivre il ne fallait visiblement pas trop compter sur lui :
Je sais bien que Sidi Aïssa n’écrit pas très volontiers, probablement à cause de ses occupations, car souvent je suis très longtemps aussi sans avoir aucune nouvelle de lui. Je vous avoue pourtant que je préférerais beaucoup que ce soit lui qui réponde aux questions que vous vous posez concernant la « réalisation », pour bien des raisons, et avant tout parce que c’est lui qui vous a reçu dans la tarîqah. Il est vraiment regrettable que vous vous trouviez ainsi isolé en quelque sorte, car il y a là bien des choses qu’il n’est guère possible de traiter de cette façon, du moins si on veut le faire avec quelque précision.
René Guénon à Vasile Lovinescu, 30 décembre 1936.


3-d) Une opposition inavouée mais de plus en plus concrète


Les prétentions de Schuon, délirantes en soi et bien au-delà de ses capacités, se sont ainsi trouvées vite contrariées par leur confrontation à la réalité, ce qui a fait naître chez Schuon et ses disciples un ressentiment grandissant pour Guénon, qui s’exprime dans cette curieuse entrevue relatée par Caudron :
Il se peut qu’on objecte qu’une partie des difficultés ci-dessus exprimées puisse provenir d’un manque de contact étroit entre moi et Sidi Aïssa, comme me le faisait observer Burckhardt soulignant l’importance qu’il y avait pour le murid à maintenir un contact étroit avec le moqaddem, quelle que puisse être l’individualité du dit maître.

Dans le but de favoriser une reprise de contact, que la correspondance n’avait pas réussi à faire, puisque lui ayant écrit il ne m’avait pas répondu, j’ai pris le train pour Bâle. Ayant tardivement prévenu Sidi Aïssa de mon arrivée, celui-ci n’a pu changer son programme hebdomadaire, et je l’ai donc vu dans les conditions de visibilité habituelle pour les Bâlois, c’est-à-dire au buffet de la gare, entre deux trains, via Lausanne.

Si l’on était tenté de s’étonner de ce lieu habituel de rendez-vous (je m’en rapporte à ce qu’on m’a dit, ce que j’ai d’ailleurs constaté pour cette fois où j’y suis allé) je dirais que les foqaras de Bâle ont en permanence Sidi Ibrahim [Burckhardt] avec eux et vont chaque semaine à Mulhouse, à tour de rôle.

Bref comme j’avais vu Sidi Aïssa 15 à 20 minutes, en compagnie d’ailleurs des autres membres de la tarîqah, il a bien voulu s’arrêter à Bâle le lendemain à son retour de Lausanne. Je l’ai donc revu de 22h30 à 0h30, encore en compagnie d’autres foqaras. La première question qu’il m’a posée, a été : « Admettez-vous qu’il puisse exister une opposition de forme dans l’enseignement de deux maîtres ? » J’ai tout de suite compris ce à quoi il voulait faire allusion. Une conversation ultérieure avec Meyer m’a confirmé que je ne m’étais pas trompé. Ce qui l’indispose à mon égard, c’est qu’il croit que je n’ajouterai foi à ses paroles qu’après les avoir soumises à votre appréciation, ou, d’une façon générale, qu’il n’y a que vous qui, pour moi, soyez infaillible et susceptible de communiquer la Connaissance par excellence.

Je lui ai répondu qu’une question de forme n’avait aucune importance, que cela ne correspondait qu’à la simple différence de « voie » qui est propre à chacun, donc différente d’un individu à un autre : le maître a sa voie, le disciple a la sienne.

Ce à quoi il a immédiatement répondu : « Si le disciple a une voie différente de celle du maître, ce maître ne peut pas être son maître et lui-même est alors capable de devenir un maître » (sic).

Ni l’heure, ni la présence d’autres membres ne m’ont permis de mettre au point cette question pourtant capitale en ce qui concerne mes (ou nos) rapports ultérieurs avec Sidi Aïssa. Comme il faut savoir ce que Sidi Aïssa entend exiger de nous pour nous considérer comme ses murids, je lui ai écrit ces jours-ci, pour lui dire que je serais heureux de le revoir cet été à l’occasion des vacances, période favorable pour une plus longue entrevue. Il faut, comme dit Allar que nous sortions de cette sorte de « renversement » dont Sidi Aïssa est l’auteur : d’abord « initier et ensuite signifier à quoi cela engage vis-à-vis de lui ».

Clavelle convenait qu’il ne tenait pas suffisamment compte de la situation de ceux qui étaient en rapport avec vous avant leur rattachement. Pourtant avant de conclure d’une façon aussi positive qu’Allar « … Schuon a jugé opportun, en fait d’estime et de confiance, d’accorder le minimum à ceux qui suivent René Guénon et se dévouent depuis des années, et le maximum à quiconque se présentait sans cette “tare” ; il lui incombe d’assumer les responsabilités d’une telle attitude et d’envisager ses conséquences sans étonnement ». Avant de conclure ainsi, dis-je, je désire retourner à Bâle, espérant que ni l’un ni l’autre, nous ne reconnaîtrons réciproquement l’individualité que nous étions il y a 18 mois ou un an. Je n’entends pas par là faire entrer en ligne de compte l’individualité de Sidi Aïssa pour apprécier la valeur de sa fonction, j’en parle seulement en tant que celle-là influe d’une façon particulière sur les directives de celle-ci.

La situation des Suisses, hebdomadairement pétris dans l’ambiance de Sidi Aïssa, n’est pas la même que la nôtre, plus imprégnée de votre influence par vos livres. On serait presque tenté d’évoquer à leur égard la parole de St-Paul et de dire : « Ce n’est plus eux qui vivent en eux, mais c’est Sidi Aïssa ». Si c’est là l’idéal vers lequel doit prendre chaque murid, je suis prêt à faire converger tous mes efforts dans ce sens ; mais on ne reconnaît plus bien en cela la voie de l’initié : voie active au cours de laquelle se réalise sa personnalité et non celle d’un autre.
Louis Caudron à René Guénon, 15 juin 1937.

Quant à ce qu’il [Allar] dit de Schuon, je ne sais pas au juste ce qu’il faut en penser, mais ce que vous me dites d’autre part des propos tenus lors de votre dernier voyage semblerait le confirmer, sans compter que Pierre Georges m’a aussi communiqué récemment des lettres de lui contenant des réflexions assez bizarres ; on ne voit pas très clairement qui ou quoi elles veulent viser exactement, mais le rapprochement de tout cela est un peu inquiétant… Les dernières lettres de Schuon que j’ai reçues moi-même sont très brèves et ne disent en somme pas grand’chose ; il se plaint toujours du manque de temps libre. D’autre part, il se déclare très mécontent que Chabot soit venu ici sans lui en avoir demandé l’autorisation, ce que je trouve vraiment excessif.
René Guénon à Louis Caudron, 26 juin 1937.

Ces impressions, si elles étaient inquiétantes à l’époque, ne permettaient pas exactement de prévoir ce que Schuon entendait faire. Et nous avons vu que les schuoniens étaient hypocrites et manipulateurs, démentant sans cesse leurs affirmations. Mais lorsque la crise finale a éclaté, Caudron a fait une récapitulation opportune :
Cette nouvelle opposition ne semble être que la continuation implacable de cette volonté séparatiste qui s’est toujours affirmée en toutes circonstances au cours de ces quinze dernières années et qui s’est révélée à moi dès l’origine de cette période, par ces paroles : « René Guénon est une chose et moi j’en suis une autre » ou, « il faut que l’on sache que je suis infaillible » en réponse à une mise en parallèle d’opinion avec la vôtre. Ces paroles : « Il ne faut pas que les Français fassent bloc monolithique avec René Guénon » sont une nouvelle recommandation du même genre en même temps qu’une invitation à se rappeler qu’il est « difficile de servir deux maîtres à la fois », ou, selon l’apophtegme de Saint-Jean Climaque « Un disciple qui contredit va à sa perte ». C’est ce que semblerait avoir compris Michel Vâlsan par l’envoi de sa lettre à Frithjof Schuon. Je serais tout à fait d’accord avec lui sur l’opportunité de cet « acte de contrition » si celui-ci ne concernait que la confession et la repentance d’une mauvaise disposition en son cœur de disciple qui implore le pardon de son maître spirituel et sa réconciliation. Mais là, de quoi s’excuse-t-il en réalité ? « D’être dans la situation d’un contradicteur » à l’égard de celui qui est votre propre contradicteur et qui vous a attribué, sans que vous en ayez même été avisé au préalable, des intentions que vous n’avez jamais eues !
Louis Caudron à René Guénon, 10 mai 1950.

Qu’on ne dise pas que vous n’aimez pas répondre aux questions posées (il est vrai qu’on m’a dit cela à propos de celles sur lesquelles vous sentiez une divergence d’opinion) alors qu’à propos des indications ayant une portée générale, vous me disiez dans votre lettre du 17 avril 1935 : « Je ne peux pas me refuser à les donner dans la mesure du possible ; mais encore faut-il d’abord qu’on juge à propos de me les demander… ». Malheureusement pour notre tarîqah, le Sheikh avait dès cette époque déjà concrétisé sa position à votre égard par cette formule lapidaire : « Sheikh Abd el-Wâhid est une chose et moi j’en suis une autre », signifiant par là qu’en vertu de sa qualité de Sheikh el barakah il ne voulait pas être considéré comme votre « instrument » ainsi que certains l’auraient voulu (1). […]
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1 – C’est ce que m’a répondu le Sheikh lorsque m’ayant demandé si je le tenais pour responsable des difficultés présentes, ce qui laisse bien deviner de quel côté vient, pour lui, l’origine de cette responsabilité, je lui ai dit que pour essayer de comprendre cette origine il serait bon de se reporter une quinzaine d’années en arrière et faire mention des paroles suivantes qu’il avait textuellement prononcées à Amiens : « Sheikh Abd el-Wâhid est une chose… », adoptant ainsi, dès cette époque, et à votre égard, une attitude « séparatiste » qu’il n’avait jamais manqué de renforcer en soulignant toutes les divergences d’opinion qui pouvaient surgir sur les moindres points, et qu’il eût été préférable de passer sous silence ; c’est peut-être à cause de cette remarque que le Sheikh n’est pas content après moi selon Abu Bakr ? Pour moi la « scission » à laquelle nous venons d’aboutir a été virtuellement décrétée il y a 15 ans par le Sheikh lui-même en proférant ces paroles.
Louis Caudron à René Guénon, 22 septembre 1950 (lettre jointe à celle du 29 septembre 1950).

Ce qui est problématique, ce n’est pas tant le fait de servir deux maîtres authentiques, c’est plutôt de servir à la fois un maître et un imposteur.

Les choses n’auraient pas été si graves si Schuon en était resté à une « volonté séparatiste », mais derrière leurs apparences de « club des amis de la tradition », lui et ses disciples étaient en réalité hostiles à Guénon et à son activité.


3-e) La disparition de Guénon : le couronnement de Schuon


Très tôt, les schuoniens ont été indisposés par les publications de Guénon dans le Voile d’Isis :
L’ami Schuon a parfois des idées assez bizarres et des entêtements surprenants : je l’ai mis en garde plusieurs fois contre Massignon et hier encore il me disait qu’il se déciderait peut-être quand même à entrer en relations avec lui ! Il paraît également tenir beaucoup à entrer dans l’association des « Amis de l’Orient » bien que vous ne soyez pas favorable à ce projet (je le lui avais d’ailleurs dit d’avance) et je me demande s’il ne finira pas par mettre son idée à exécution. Pour tout dire, il semble qu’il y ait chez lui quelques incompréhensions assez troublantes. Je m’excuse de ce jugement peut-être prétentieux, venant du profane que je suis, mais il reflète bien ma pensée. En voici d’autre exemples : il s’est étonné plusieurs fois de vos réponses à la R. I. S. S., à paul le cour, etc. ; je lui en ai expliqué les raisons d’après ce que vous m’en avez dit vous-même, et malgré cela, il m’a répété à plusieurs reprises : « moi, je n’aurai pas répondu à ceci ; je ne me serais pas occupé de cela, etc. ». Cela ne m’étonnerait pas de la part d’Allar ou de Genty, d’autant moins que j’ai eu moi-même autrefois cette prétention de juger ces sortes de choses, mais de la part de Schuon, cela me stupéfie. D’autre part, Schuon se plaint fréquemment de ce que vous consacrez trop d’articles à des questions comme celles de Dante, des Fidèles d’Amour, du Saint Graal, sous prétexte que ce qui a pu exister au moyen âge lui est indifférent et il regrette que l’on n’ait pas à la place du « Voile » une revue qui soit consacrée uniquement aux études métaphysiques. J’avoue que ces sortes de remarques me sont pénibles et j’y vois – peut-être ai-je tort – la marque d’une sorte d’exclusivisme. Certes, il ne me viendrait jamais à l’idée de nier que vos travaux doctrinaux soient ce qu’il y a de plus important, mais vos études sur les sujets indiqués ci-dessus sont inappréciables pour moi et pour beaucoup d’Occidentaux. Sans elles, je ne vois pas comment je pourrais fournir un travail utile puisque je n’aurais pas les données essentielles des différents sujets qu’il me semble intéressant d’éclaircir. On oublie un peu trop, il me semble, que ce sont des Occidentaux que nous cherchons à intéresser. Je ne vous cache pas qu’après cela, je me sens fort peu enthousiaste lorsqu’on reparle, comme cela est arrivé tout récemment, de fonder une revue destinée à remplacer le « Voile » et qui appartiendrait à des amis de Schuon et c’est sans aucun plaisir que je verrais une tentative de ce genre tant que le « Voile » ne nous aura pas échappé, ce qui n’est d’ailleurs pas à craindre pour l’instant. Bien entendu, je ne fais part à personne des réflexions qui précèdent. Sans doute, cette divergence de vues tient-elle au fait qu’étant malgré tout très occidental, je ne puis me désintéresser des applications qu’on peut tirer des principes traditionnels.
Marcel Clavelle à René Guénon, 26 mars 1934.

Ici, Clavelle dénonce avec raison l’hostilité de Schuon envers Guénon et ses publications, mais la raison qu’il invoque n’est pas la plus convaincante. Schuon et Clavelle s’opposent ici sur leurs préférences respectives, ce qui illustre la tendance courante qu’avaient les contemporains de Guénon à s’opposer par des excès contraires.

Ce qui est incroyable ici, c’est que les schuoniens ne voient pas que lorsque Guénon parle du Graal ou des Fidèles d’Amour, il ne le fait pas comme un historien profane, mais il traite justement de métaphysique. On se demande s’ils l’ont seulement lu :
[…] que la Divine Comédie, dans son ensemble, puisse s’interpréter en plusieurs sens, c’est là une chose qui ne peut faire aucun doute, puisque nous avons à cet égard le témoignage même de son auteur, assurément mieux qualifié que tout autre pour nous renseigner sur ses propres intentions. La difficulté commence seulement lorsqu’il s’agit de déterminer ces différentes significations, surtout les plus élevées ou les plus profondes, et c’est là aussi que commencent naturellement les divergences de vues entre les commentateurs. Ceux-ci s’accordent généralement à reconnaître, sous le sens littéral du récit poétique, un sens philosophique, ou plutôt philosophico-théologique, et aussi un sens politique et social ; mais, avec le sens littéral lui-même, cela ne fait encore que trois, et Dante nous avertit d’en chercher quatre ; quel est donc le quatrième ? Pour nous, ce ne peut être qu’un sens proprement initiatique, métaphysique en son essence, et auquel se rattachent de multiples données qui, sans être toutes d’ordre purement métaphysique, présentent un caractère également ésotérique. C’est précisément en raison de ce caractère que ce sens profond a complètement échappé à la plupart des commentateurs ; et pourtant, si on l’ignore ou si on le méconnaît, les autres sens eux-mêmes ne peuvent être saisis que partiellement, parce qu’il est comme leur principe, en lequel se coordonne et s’unifie leur multiplicité.
[…]

La question, pour Aroux, s’est posée ainsi : Dante fut-il catholique ou albigeois ? Pour d’autres, elle semble plutôt se poser en ces termes : fut-il chrétien ou païen (1) ? Pour notre part, nous ne pensons pas qu’il faille se placer à un tel point de vue, car l’ésotérisme véritable est tout autre chose que la religion extérieure, et, s’il a quelques rapports avec celle-ci, ce ne peut être qu’en tant qu’il trouve dans les formes religieuses un mode d’expression symbolique ; peu importe, d’ailleurs, que ces formes soient celles de telle ou telle religion, puisque ce dont il s’agit est l’unité doctrinale essentielle qui se dissimule derrière leur apparente diversité. C’est pourquoi les anciens initiés participaient indistinctement à tous les cultes extérieurs, suivant les coutumes établies dans les divers pays où ils se trouvaient ; et c’est aussi parce qu’il voyait cette unité fondamentale, et non par l’effet d’un « syncrétisme » superficiel, que Dante a employé indifféremment, selon les cas, un langage emprunté soit au christianisme, soit à l’antiquité gréco-romaine. La métaphysique pure n’est ni païenne ni chrétienne, elle est universelle ; les mystères antiques n’étaient pas du paganisme, mais ils se superposaient à celui-ci (2) ; et de même, au moyen âge, il y eut des organisations dont le caractère était initiatique et non religieux, mais qui prenaient leur base dans le catholicisme. Si Dante a appartenu à certaines de ces organisations, comme cela nous paraît incontestable, ce n’est donc point une raison pour le déclarer « hérétique » ; ceux qui pensent ainsi se font du moyen âge une idée fausse ou incomplète, ils n’en voient pour ainsi dire que l’extérieur, parce que, pour tout le reste, il n’est plus rien dans le monde moderne qui puisse leur servir de terme de comparaison.
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1 – Cf. Arturo Reghini, l’Allegoria esoterica di Dante, dans le Nuovo Patto, septembre-novembre 1921, pp. 541-548.
2 – Nous devons même dire que nous préférerions un autre mot à celui de « paganisme », imposé par un long usage, mais qui ne fut, à l’origine, qu’un terme de mépris appliqué à la religion gréco-romaine lorsque celle-ci, au dernier degré de sa décadence, se trouva réduite à l’état de simple « superstition » populaire.
L’Ésotérisme de Dante, ch. I.

Les schuoniens pourraient rétorquer que Clavelle doit être cité avec précautions. C’est vrai, mais la lettre suivante, plus tardive, va beaucoup plus loin, et elle est appuyée par une lettre de Marco Pallis :
Vous avez certainement gardé le souvenir de la lettre de Marco Pallis du 16 novembre 1946 dans laquelle ce dernier me conseillait d’arrêter la publication des Études Traditionnelles. Je vous ai donné copie de cette lettre qui nous avait étonnés l’un et l’autre, mais par souci de ne pas provoquer des difficultés, j’avais supprimé la phrase dans laquelle Pallis me disait être d’accord sur ce point avec Frithjof Schuon qu’il venait de visiter à Lausanne. Je vous remets ci-joint l’original de cette lettre.
Marcel Clavelle à René Guénon, 9 juillet 1949.

(Remarquons au passage que Clavelle n’agissait pas toujours en défaveur de Schuon, ainsi on constate qu’il avait précédemment couvert Schuon, en omettant à Guénon le passage de la lettre de Marco Pallis l’incriminant.)

[…]

Il y a un autre point que je dois mentionner et j’espère que vous en comprendrez les raisons, sans vous faire de la peine sur ce compte-là. Je désire ne pas continuer mon abonnement aux Études Traditionnelles et Maurice Messinesi (de la même adresse) veut également terminer le sien. Nos raisons sont les suivantes : - Nous trouvons que cette publication, qui a été si utile pour nous tous auparavant, n’a plus de raison d’être dans les circonstances actuelles. Et l’expérience a démontré qu’il est presque impossible de trouver de quoi remplir des pages. On est forcé à dire et redire les mêmes choses qui, par excès de familiarité, risquent de perdre leur force et ainsi de défaire une partie du travail qui a été si bien fait dans le passé. On ne veut pas prendre l’habitude de penser à un écrit quelconque de M. Guénon comme « son article mensuel », comme dans le cas d’un journaliste écrivant dans une revue profane ordinaire. Il y a là un danger considérable, inséparable d’ailleurs de toute œuvre de vulgarisation, même celle qui est conduite avec les plus grands soins. Il me semble qu’on doit franchement reconnaître qu’un travail comme les Études Traditionnelles est, par sa propre nature, temporaire. Ainsi reconnu, ça a une grande valeur et une place légitime. Mais la première condition est de savoir que le moment est arrivé pour « mourir à la manifestation ». Sans cela l’idée de la tradition risque de devenir « un jeu » intellectuel, si on ose s’exprimer ainsi, et une indulgence qui ferait plutôt obstacle à la connaissance que support. De refouler le même terrain mois après mois présente de grands dangers de profanation. Les doctrines traditionnelles ne se prêtent pas à une discussion indéfinie, devant avoir lieu à telle date prédéterminée. La question d’occasion est fondamentale, correspondant, dans son ordre, à la question de compétence de la part des individus. Ces avis, je crois que je les partage avec le Shaïkh Aïssa, que je viens de visiter à Lausanne, c.a.d. il m’a fait des remarques semblables, mais j’avais déjà formé cette opinion auparavant. Personnellement je crois que si les Études cessaient de paraître maintenant, tout en expliquant aux lecteurs les raisons profondes pour une mort volontaire, ce serait, traditionnellement, non une perte mais plutôt un couronnement du travail précédent, pour lequel on restera toujours reconnaissant, surtout à vous-même qui, en grande partie, en avez été l’âme.

Je reste sincèrement à vous.
Marco Pallis à Marcel Clavelle, 16 novembre 1946.

Enfin, rappelons cet extrait (déjà cité dans la partie 2-d) :
En pensant à toutes ces histoires, je crois qu’il faudra faire très attention à tout ce que Frithjof Schuon et les Suisses voudront faire passer dans les « Études Traditionnelles », car il se pourrait qu’ils glissent dans quelque article quelque chose qui serait dirigé contre nous, peut-être sous une forme plus ou moins déguisée. C’est déjà bien assez de ce qui est arrivé avec la fameuse note des « Mystères christiques », et il ne faudrait pas risquer de s’exposer à quelque nouvelle histoire de ce genre, et qui serait peut-être pire encore cette fois.
René Guénon à Marcel Clavelle, 18 septembre 1950.

Les schuoniens avaient ainsi en tête, depuis longtemps, de neutraliser Guénon, que ce soit en supprimant les Études Traditionnelles ou en se les accaparant.


Cet acharnement pour tenter d’imposer une autorité aux dépens d’une autre est ridicule. Contrairement à Schuon, Guénon n’a jamais revendiqué une autorité quelconque, ce sont ses lecteurs qui la lui ont spontanément reconnue, par son exposition d’idées qu’il était le premier à dire qu’elles ne lui appartenaient pas. Il n’y a que Schuon qui manœuvrait, insidieusement mais avec insistance, pour s’accaparer la tradition, comme un enfant un peu retardé qui tenterait à toute force de faire rentrer l’océan dans son seau de plage, et qui, en dépit de ses postures grandiloquentes de grand sage victorieux, fulminait intérieurement de ne pas y parvenir.


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11 commentaires:

  1. Bonsoir,

    Où pourrais-je trouver ces lettres que vous mettez dans le présent article, peut-on les trouver sur le web ? car il y a des questions de caudron où on ne voit pas si Guénon a répondu ou non, et je me dis que pour votre travail, vous pourriez avoir pris soin de prendre ce qui est en relation avec le sujet de cette article.

    Merci d'avance.

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  2. Bonjour, à ma connaissance ces lettres ne sont pas encore disponibles sur internet. Je souhaiterais qu'elles le soient un jour, mais la situation actuelle est assez malsaine.

    En effet les extraits cités ont bien entendu été pris pour leur rapport avec le sujet de l'article, mais, tout en essayant de garder une longueur raisonnable, le but était de donner au lecteur le nécessaire pour suivre les échanges et qu'il puisse juger de lui-même sans se laisser induire en erreur par des citations tronquées ou sorties de leur contexte. Lorsqu'il n'y a pas la réponse de Guénon, il est possible qu'en effet il n'y ait pas de réponse (il ne répond pas toujours point par point), ou que la lettre où il répond soit manquante. Sur quel passage voulez-vous plus d'informations ?

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  3. Je voudrais bien volontiers de plus amples informations sur ces points que Caudron exprime :"Je lui ai demandé si l’on trouverait l’équivalent dans l’enseignement islamique, il m’a répondu que sous ce rapport il fallait toujours revenir à vos livres."

    "J’en ai profité pour ajouter que la perspective hindoue m’apparaissait plus clairement et plus complètement que la perspective islamique. Il m’a dit que pour lui il en avait été de même. Quand on lui avait donné le Coran à méditer, il avait fini par le jeter dans un coin de sa cellule, le prenant pour un livre creux, dépourvu de tout intérêt métaphysique. Par conséquent, il comprenait fort bien notre attitude. Il a dit : « tant que je serai dans une telle situation, je ne pourrai rien faire pour l’ordre au point de vue doctrinal, mais par la suite, je montrerai les points communs des différentes perspectives »."

    "En tout cas on comprend mieux la position de Sidi Aïssa présentant la piété comme étant le premier devoir de l’initié et recommandant de multiplier autant que possible 1o la prière, 2o les jeûnes, 3o les veilles. Restent deux autres points qui n’étaient pas encore bien déterminés dans le programme de Sidi Aïssa, quand nous sommes passés à Bâle. La concentration y aurait-elle sa place qu’elle n’aurait en tout cas que le no 4 ou 5"

    Est-ce que Guénon avait répondu à cela ?

    Merci d'avance.

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  4. Lorsque Schuon évoque sa situation dans le 2e passage, je suppose qu'il parle de sa situation avec Madeleine Oesch (cf. 2-b). Guénon ne répond pas directement aux deux premiers passages, en complément voici sa réponse à une autre question de Caudron :
    "Ce qui me gène le plus ce ne sont certes pas tant les influences religieuses, qui ne sauraient avoir accès dans le domaine métaphysique, mais bien cette sorte de « rivalité » : Inde-Islam. Le manque de documentation métaphysique dans cette branche traditionnelle, m’amène à faire appel constamment au Vêdânta, alors qu’en raison de ma situation rituélique, je devrais au contraire mettre l’accent sur la forme islamique. Quand on me dit de méditer sur la shahadah, je me trouve ramené spontanément à ce que vous avez dit sur Brahma nirguna, ignorant ce que peuvent en avoir dit de célèbres exégètes musulmans.

    Cette dualité de forme me trouble parce qu’il me semble qu’elle implique un manque d’unité.

    Vous dites bien dans votre avant-dernier article que l’on doit s’efforcer de comprendre les autres formes aussi complètement et aussi profondément que possible, mais cela n’est-ce pas en quelque sorte par surcroît, quand on a bien pénétré celle à laquelle on appartient rituéliquement ?

    Le principal étant de parvenir à la Connaissance je serais porté à considérer ces « scrupules » comme secondaires puisqu’il ne s’agit que d’une question de forme, mais je ne voudrais rien faire sans vous en parler, car je ne suis pas encore en mesure de juger sainement d’une telle chose.
    Si je me croyais autorisé à pouvoir adopter ce point de vue, sans préjudice pour la marche normale de mon développement spirituel, je me remettrais résolument à l’étude du sanscrit et j’étudierais comme le fait Allar les œuvres de Shankara, plutôt que de rester dans une expectative stérile.

    Il est regrettable que nous n’ayons pas pour l’Islam l’équivalent français de l’« Homme et son Devenir ». Ce que j’ai sous la main ne forme pas un corps de doctrine homogène et sûr. Que pouvons-nous tirer du Coran au point de vue métaphysique, avec les seuls données que nous possédons ? Quand on est habitué aux textes hindous, cette lecture déroute un peu. Suffit-il de le réciter inlassablement, comme certains le prétendent, pour « forcer » en quelque sorte l’illumination à en jaillir ?"
    Louis Caudron à René Guénon, 15 juin 1937

    "Il est certain qu’il n’existe pas d’exposé d’ensemble de l’ésotérisme islamique, et que c’est une lacune très regrettable ; mais que faire ? J’avoue que je ne peux pas arriver à tout ; j’aurais toujours voulu que d’autres puissent faire des travaux dans le même sens, pour cela ou pour bien d’autres questions encore ; mais, malheureusement, je ne vois jusqu’ici personne qui à la fois ait les données suffisantes et puisse y apporter l’esprit voulu ; qui sait si cela se présentera un jour ou l’autre ?…

    Il n’y a assurément aucun inconvénient, au point de vue de la méditation proprement dite, à faire appel au Vêdânta ou à toute autre forme traditionnelle ; il faut seulement éviter le mélange dans ce qui est en relation directe avec les rites. – La lecture répétée du Qorân peut très certainement « ouvrir » beaucoup de choses, mais, bien entendu, à la condition d’être faite dans le texte arabe et non pas dans des traductions. Remarquez d’ailleurs que, pour cela et aussi pour certains écrits ésotériques, il s’agit là de quelque chose qui n’a aucun rapport avec la connaissance extérieure et grammaticale de la langue ; on me citait encore l’autre jour le cas d’un Turc qui comprenait admirablement Mohyiddin, alors que de sa vie il n’a été capable d’apprendre convenablement l’arabe même courant ; par contre, je connais des professeurs d’El-Azhar qui ne peuvent pas en comprendre une seule phrase !"
    René Guénon à Louis Caudron, 26 juin 1937

    Pour le 3e passage sur la piété, un complément est donné dans la partie suivante de l'article.

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  5. Merci bien pour ces éclaircissements.

    Pour ma part, en lisant même Ibn Arabi, j'avoue aussi franchement que la forme islamique, son expression, m'est plus ou moins difficile a comprendre, au contraire de la forme hindou qui n'est pas teintée d'expression sentimentale et qui m'est vraiment beaucoup plus clair et plus ou moins facile à comprendre.
    Certes l’expression sentimentale dans le domaine ésotérique islamique n'est qu'illusoire, car le sens en est d'une toute autre portée, mais tout de même, je trouve assez étrange que certaines gens nés musulmans comprennent beaucoup mieux une autre forme traditionnelle, du reste fort différente, que la leur, car si on née par exemple musulman, je suppose que c'est parce que c'est la tradition qui convient le mieux aux individus concernés; c'est une chose que je n'arrive pour le moment à m'expliquer.

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  6. Pas de quoi. Je ne suis pas sûr que tant de musulmans de naissance comprennent Ibn Arabi, comme disait Guénon dans l'extrait ci-dessus, il connaissait des professeurs d'El-Azhar qui n'y comprenaient absolument rien. J'ai l'impression qu'il n'y a pas de loi générale. D'autre part peut-être que votre impression est moins due à Ibn Arabi lui-même qu'aux traducteurs dont vous avez lu les travaux ?

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  7. Oui bien certainement qu'il y a peu de personnes qui sont capables de le comprendre réellement, mais pourquoi ces mêmes individus comprennent beaucoup mieux les textes hindous traduit en français que les textes islamiques traduits en français ? est-ce la faute à une incompétence linguistique du traducteur en ce qui concerne l'arabe ou est-ce dû, aussi, en partie, à la clarté de l'expression hindou ?

    Oui je pensais aussi, pour une grande part, à la traduction d'un texte qui logiquement amoindrit considérablement le texte original; il y a donc plusieurs raisons à tout cela.

    On dit que les sens métaphysiques du Coran sont beaucoup plus voilés que ceux des Védas, cela est dû, je suppose, à la grande différence de mentalité entre deux races différentes.



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  8. Je ne sais pas, je n'ai pas rencontré de personnes de ce genre.

    Vous avez évoqué l'aspect sentimental, peut-être en effet que la difficulté tient à la forme religieuse ? Si Guénon avait choisi d'exposer les doctrines de l'Inde, c'était un choix réfléchi :
    "nous pourrions dire que, pour ce dont il s’agit, l’Inde, occupant une position moyenne dans l’ensemble oriental, n’est ni trop loin ni trop près de l’Occident. En effet, il y aurait aussi, à se baser sur ce qui en est plus rapproché, des inconvénients qui, pour être d’un autre ordre que ceux que nous signalions tout à l’heure, n’en seraient pas moins assez graves ; et peut-être n’y aurait-il pas beaucoup d’avantages réels pour les compenser, car la civilisation islamique est à peu près aussi mal connue des Occidentaux que les civilisations plus orientales, et surtout sa partie métaphysique, qui est celle qui nous intéresse ici, leur échappe entièrement. Il est vrai que cette civilisation islamique, avec ses deux faces ésotérique et exotérique, et avec la forme religieuse que revêt cette dernière, est ce qui ressemble le plus à ce que serait une civilisation traditionnelle occidentale ; mais la présence même de cette forme religieuse, par laquelle l’Islam tient en quelque sorte de l’Occident, risque d’éveiller certaines susceptibilités qui, si peu justifiées qu’elles soient au fond, ne seraient pas sans danger : ceux qui sont incapables de distinguer entre les différents domaines croiraient faussement à une concurrence sur le terrain religieux ; et il y a certainement, dans la masse occidentale (où nous comprenons la plupart des pseudo-intellectuels), beaucoup plus de haine à l’égard de tout ce qui est islamique qu’en ce qui concerne le reste de l’Orient. La peur entre pour une bonne part dans les mobiles de cette haine, et cet état d’esprit n’est dû qu’à l’incompréhension, mais, tant qu’il existe, la plus élémentaire prudence exige qu’on en tienne compte dans une certaine mesure ; l’élite en voie de constitution aura bien assez à faire pour vaincre l’hostilité à laquelle elle se heurtera forcément de divers côtés, sans l’accroître inutilement en donnant lieu à de fausses suppositions que la sottise et la malveillance combinées ne manqueraient pas d’accréditer ; il y en aura probablement de toutes façons, mais, lorsqu’on peut les prévoir, il vaut mieux faire en sorte qu’elles ne se produisent pas, si du moins la chose est possible sans entraîner d’autres conséquences encore plus fâcheuses. C’est pour cette raison qu’il ne nous paraît pas opportun de s’appuyer principalement sur l’ésotérisme islamique ; mais, naturellement, cela n’empêche pas que cet ésotérisme, étant d’essence proprement métaphysique, offre l’équivalent de ce qui se trouve dans les autres doctrines ; il ne s’agit donc en tout ceci, nous le répétons, que d’une simple question d’opportunité, qui ne se pose que parce qu’il convient de se placer dans les conditions les plus favorables, et qui ne met pas en jeu les principes mêmes."
    Orient et Occident.

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  9. La limitation au point de vue religieux est une des deux limitations principales (avec la limitation par la forme) de l'intellectualité occidentale :
    "Dans l’Islam, avons-nous dit, la tradition présente deux aspects distincts, dont l’un est religieux, et c’est celui auquel se rattache directement l’ensemble des institutions sociales, tandis que l’autre, celui qui est purement oriental, est véritablement métaphysique. Dans une certaine mesure, il y a eu quelque chose de ce genre dans l’Europe du moyen âge, avec la doctrine scolastique, où l’influence arabe s’est d’ailleurs exercée assez fortement ; mais il faut ajouter, pour ne pas pousser trop loin les analogies, que la métaphysique n’y a jamais été dégagée aussi nettement qu’elle devrait l’être de la théologie, c’est-à-dire, en somme, de son application spéciale à la pensée religieuse, et que, d’autre part, ce qui s’y trouve de proprement métaphysique n’est pas complet, demeurant soumis à certaines limitations qui semblent inhérentes à toute l’intellectualité occidentale ; sans doute faut-il voir dans ces deux imperfections une conséquence du double héritage de la mentalité judaïque et de la mentalité grecque."
    Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues.

    Et au moment d'aborder les doctrines islamiques, il y a un danger d'incompréhension lié à cet aspect religieux, à la fois de la part du public et de ceux qui entendent présenter ces doctrines.

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  10. Merci de votre réponse.

    P.S: Désolé de mon retard de remerciement.

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