vendredi 1 février 2019

La fonction de Frithjof Schuon


Sommaire


1) Introduction

    1-a) Le « sheikh » naturiste
    1-b) Un mot creux : le pérennialisme
    1-c) Nécessité de laisser la parole à Guénon

2) La fausseté de Schuon et de ses agents

    2-a) L’intérêt qu’avait Guénon pour la fonction de Schuon : une initiation orientale régulière et facile d’accès pour les éventuels européens qualifiés
    2-b) L’intérêt de Schuon pour sa propre fonction : le pouvoir, les femmes et l’argent
    2-c) L’isolement de Guénon par Schuon
    2-d) Schuon et ses disciples : des hypocrites et des manipulateurs
    2-e) Un projet de tarîqah qui débouche sur une secte à prétentions universalistes

3) L’autoritarisme prétendant rivaliser avec l’autorité naturelle

    3-a) Lecteurs de Guénon orgueilleux ? Ou orgueil d’une infaillibilité individuelle ?
    3-b) Une « infaillibilité » qui peine à faire illusion
    3-c) Un « sheikh » ignorant
    3-d) Une opposition inavouée mais de plus en plus concrète
    3-e) La disparition de Guénon : le couronnement de Schuon

4) L’ésotérisme haï et usurpé par le culte de Schuon

    4-a) Divagations des schuoniens sur la Maçonnerie
    4-b) Le « Maître spirituel destiné à tout l’Occident »
    4-c) D’un désir de reconnaissance insatisfait aux Mystères christiques
    4-d) Une mentalité en réalité surtout religieuse et anti-initiatique
    4-e) Propagande
    4-f) L’héritage de la zaouïa de Mostaganem

5) Une transmission invalide

    5-a) Les références anti-traditionnelles des schuoniens
    5-b) Un document par nature explicite
    5-c) Exemples d’ijâzah de véritables moqaddems
    5-d) L’« ijâzah » de Schuon : un mandat réduit à l’exotérisme
    5-e) Un document conforme aux tendances de la zaouïa dégénérée de Mostaganem
    5-f) Schuon et les gens de Mostaganem ont menti à Guénon
    5-g) Défense maladroite de Schuon par un valsanien
    5-h) L’initiation donnée par Schuon est irrégulière

Conclusion




1) Introduction


Cela vaut-il la peine d’aborder le cas de Frithjof Schuon ? On peut avoir une certaine répugnance à le faire, tant le comportement du personnage est dégoûtant, mesquin, ridicule. Mais s’il ne mérite pas d’intérêt en lui-même, l’image d’autorité traditionnelle qui lui est trop souvent prêtée attribue ses propres souillures à la tradition, et il faut dénoncer cette calomnie infâme.


1-a) Le « sheikh » naturiste


Le plus rapide et le plus direct pour se rendre compte de la dissonance, ce sont les photos de nu sordides de Schuon, par lesquelles il prétendait revivifier la tradition des Indiens d’Amérique, la posture fière, le regard grave, juste vêtu d’un casque à cornes ou de plumes de dindon (et à cela s’ajoutent ses tableaux « spirituels » de femmes et d’enfants nus). C’est un de ces signes parodiques, que Guénon cite même comme exemple parmi d’autres qui trahissent le caractère falsifié de l’esprit moderne :
[…] comme qui dit contrefaçon dit par là même parodie, car ce sont là presque des synonymes, il y a invariablement, dans toutes les choses de ce genre, un élément grotesque qui peut être plus ou moins apparent, mais qui, en tout cas, ne devrait pas échapper à des observateurs tant soit peu perspicaces, si toutefois les « suggestions » qu’ils subissent inconsciemment n’abolissaient à cet égard leur perspicacité naturelle. C’est là le côté par lequel le mensonge, si habile qu’il soit, ne peut faire autrement que de se trahir ; et, bien entendu, cela aussi est une « marque » d’origine, inséparable de la contrefaçon elle-même, et qui doit normalement permettre de la reconnaître comme telle. Si l’on voulait citer ici des exemples pris parmi les manifestations diverses de l’esprit moderne, on n’aurait assurément que l’embarras du choix, […] jusqu’aux extravagances d’un soi-disant « naturisme » qui, en dépit de son nom, n’est pas moins artificiel, pour ne pas dire « anti-naturel », que les inutiles complications de l’existence contre lesquelles il a la prétention de réagir par une dérisoire comédie, dont le véritable propos est d’ailleurs de faire croire que l’« état de nature » se confond avec l’animalité ; […] n’est-il pas incroyable que ceux qui en sentent, nous ne dirons pas le danger, mais simplement le ridicule, soient si rares qu’ils représentent de véritables exceptions ? […]
Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXIX.

Mais dans le cas présent c’est encore pire, Guénon ne parlant là que du naturisme en vogue chez les Allemands modernes, sans prétention traditionnelle particulière. Schuon entendait impliquer dans ses spectacles la tradition des Indiens d’Amérique, la tradition chrétienne, et la tradition islamique dont il se prétendait sheikh.

On pourrait peut-être penser que c’est juste la manifestation d’une maladie neurodégénérative dont Schuon aurait été atteint dans son grand âge, mais d’après le témoignage de Michel Vâlsan, qui a été formé dans la tarîqah de Schuon, des spectacles analogues étaient déjà des pratiques courantes en 1950 :
Préoccupé d’adapter la forme de la tarîqah aux conditions de la vie en Occident vous en avez donné une forme personnelle mais sensiblement extérieure. Suivant une de vos doctrines, les fuqarâ européens, du fait qu’ils vivent au milieu des laideurs du monde moderne, doivent « aimer le beau » et « cultiver la beauté des formes ». De cela est résulté dans notre milieu, une préoccupation, constante et officielle, d’ordre esthétique et décoratif, qui prit une importance d’œuvre méritoire et un critère traditionnel. On s’occupe ainsi beaucoup de costumes orientaux, de toutes sortes de parures (pas seulement islamiques !) ; de tapis, de meubles, coussins, lampes, armes et autres objets (il y en a qui ont de véritables collections de ces choses). Corrélativement on s’occupe beaucoup de la mise en scène de tout cela. Un soin spécial est accordé à la documentation artistique et photographique, et surtout à la photographie du Sheikh en différentes positions et tenues, ainsi que des fuqarâ ; on en a ainsi même en tenue « hindoue », c’est à dire le torse et les jambes nues, et on se demande pourquoi il est nécessaire de se faire photographier ainsi, même s’il arrivait que l’on ait le goût de se promener chez soi dans une telle tenue !
Michel Vâlsan à Frithjof Schuon, novembre 1950 (lettre où il précise la création de sa branche indépendante).

Cet aspect grotesque saute ici aux yeux, mais lorsqu’on s’en est rendu compte les occasions ne manquent pas pour le constater.


1-b) Un mot creux : le pérennialisme


C’est la tradition véritable qui pâtit d’être assimilée à cette parodie. Plus particulièrement, Guénon et son œuvre sont fréquemment associés à Schuon et ses disciples. On prétend les regrouper au sein d’une sorte de club, d’une farandole de « grands hommes », sous l’étiquette insensée d’« école pérennialiste ». Le seul point commun de ce groupement hétéroclite de gens, si on met Guénon à part, est en réalité de s’inspirer plus ou moins directement… de l’œuvre de Guénon, sans aucun soucis d’ailleurs de distinguer ceux qui s’inspirent sincèrement de son esprit et ceux qui s’en servent pour leur propre renommée. Celui-ci a d’ailleurs toujours refusé de faire partie d’un quelconque mouvement :
On nous signale l’abus qui est fait de notre nom, dans une intention de « contrefaçon » évidente, par des gens dont les idées sur la « tradition » et l’« initiation » n’ont certainement rien de commun avec celles qui sont exposées ici. Nous ne pouvons que protester énergiquement contre de semblables procédés, et redire une fois de plus, à cette occasion, que nous n’avons absolument aucun rapport avec quelque groupement que ce soit, et qu’il n’en est aucun que nous autorisions à se recommander de nous à un titre quelconque.
Études Traditionnelles, mai 1937, comptes rendus de revues, P.-S.

La confusion provient de Schuon et de ses disciples. Le désaveu de Guénon à son égard est connu (bien qu’il soit minimisé et même parfois nié, car tactiquement il est toujours intéressant pour eux de continuer à bénéficier de l’aura de Guénon), mais ce qui est moins connu c’est que le mal était en réalité bien plus profond qu’une simple brouille.


1-c) Nécessité de laisser la parole à Guénon


Le problème est que ceux qui présentent les rapports de Schuon avec Guénon sont soit des adversaires déclarés de Guénon, et ils entendent ainsi le salir en l’associant à Schuon, soit des partisans plus ou moins avoués de Schuon, qui comme lui doivent tout à Guénon et n’ont jamais cessé de tenter de se l’approprier. Le seul dont on ne connaît jamais le point de vue, c’est… Guénon lui-même.

Comme toujours, il faut lire directement Guénon plutôt que de faire confiance à ses interprètes. C’est pourquoi nous nous appuyons ici sur ses écrits, et parfois aussi sur ceux de ses correspondants pour préciser des éléments de contexte, notamment Louis Caudron, un membre de la tarîqah qui a longtemps fait l’intermédiaire entre Guénon et Schuon, et qui était un témoin direct des faits, y compris de faits que Schuon entendait dissimuler à Guénon.



2) La fausseté de Schuon et de ses agents


Tout d’abord, contrairement à ce que laissent entendre les pérennialistes, Guénon ne portait pas d’intérêt à Schuon en tant que « grand homme », ce dont il se fichait bien, mais en tant qu’il détenait une fonction.


2-a) L’intérêt qu’avait Guénon pour la fonction de Schuon : une initiation orientale régulière et facile d’accès pour les éventuels européens qualifiés


Après que Guénon ait expliqué que l’initiation nécessitait un rattachement régulier (dans Des conditions de l’initiation, Études Traditionnelles, octobre 1932), des lecteurs lui ont écrit pour lui demander où ils pouvaient trouver un tel rattachement, ce qui était difficile, notamment pour une initiation orientale en Europe. Voici la réponse qu’il a faite à Caudron :
Pour ce qui est de votre idée de rattachement à un centre traditionnel, vous avez bien raison de penser ne pas pouvoir tirer grand profit de ce qui reste encore d’organisations initiatiques en Occident (je ne parle pas, bien entendu, de tout ce qui n’est que « pseudo-initiatique »). D’autre part, le rattachement serait certainement beaucoup plus facile avec un centre islamique qu’avec un centre hindou ; à vrai dire, ce dernier ne serait même à envisager comme possible qu’au cas où vous iriez de vous-même séjourner dans l’Inde, et encore ne serait-il pas sans difficultés. Quant au soufisme, la chose n’a rien d’impossible « a priori » quoique je ne sache pas trop, pour le moment, sous quelle forme elle pourrait se réaliser ; il va falloir que je repense un peu à cela…
René Guénon à Louis Caudron, 17 novembre 1934.

Vers la même époque, il avait connu Schuon par écrit, qui lui avait fait bonne impression, et qui avait justement pu obtenir de lui-même un rattachement au taçawwuf :
Frithjof Schuon est un jeune homme de 26 ans, d’origine allemande-alsacienne ; je ne l’ai jamais vu, mais il me paraît doué de façon assez particulière ; il m’est malheureusement impossible de vous raconter par lettre l’histoire de son voyage en Algérie et de la manière plutôt extraordinaire dont il a été « mené » chez le Cheikk Ahmed El Alaoui, qui vient de mourir… Sous son influence, un certain nombre de jeunes gens de ses amis, à Bâle et à Lausanne, se réunissent pour étudier en commun, en se basant surtout sur mes ouvrages ; ils paraissent tous très sérieux, certainement beaucoup plus que les Français de leur âge ; en France, les esprits sont vraiment par trop superficiels, à de bien rares exceptions près !
René Guénon à Guido de Giorgio, 1er octobre 1934.

(C’est nous qui soulignons en gras, ainsi que dans le reste de cet article.)
On voit que Schuon prétendait alors se baser sur l’œuvre de Guénon.

Ce dernier a reçu la nouvelle que Schuon était devenu moqaddem de la tarîqah Alawiyyah :
Cher Monsieur,

J’avais bien reçu en effet votre carte de Fès, et votre lettre m’est arrivée à son tour il y a cinq ou six jours ; voyant sur l’enveloppe vos deux adresses de Bâles et de Mulhouse, je crois plus sûr de vous répondre à cette dernière.

Ne me remerciez pas tant pour votre article, car ce que j’ai fait était tout naturel ; je viens de le relire dans le « Voile », et je le trouve décidément très bien.

Toutes mes félicitations pour votre nouvelle dignité de moqaddem ; j’avais déjà appris cela par Préau, bien que notre correspondance ait été un peu irrégulière tous ces temps-ci du fait de ses déplacements en Allemagne ; je pense que maintenant il doit être enfin rentré à Paris depuis une semaine environ.

Ce que vous me dites par ailleurs n’est malheureusement pas très satisfaisant à divers points de vue ; je n’en suis du reste pas trop étonné… Pour les confusions dont vous parlez, c’est un peu la même chose partout aujourd’hui ; ici, l’influence déplorable de la politique est certainement moins marquée, mais il y a aussi cette fâcheuse tendance à recruter le plus de gens possible et à se féliciter de cette extension ; encore cela n’aurait-il peut-être pas de si graves inconvénients si du moins on observait une hiérarchie de degrés, mais, en fait, il n’en est rien. Je pense que, dans ces conditions, le mieux est de prendre en considération seulement l’essentiel, c’est-à-dire la transmission initiatique, et ne pas trop se préoccuper du reste ; encore faut-il pouvoir s’arranger de façon à n’en être pas gêné… J’ai reçu le journal en même temps que votre lettre, et j’ai pris connaissance de l’article en question ; à quoi peut bien tendre toute cette histoire ? Cela est assurément plutôt désagréable ; et, pour ce projet de journal en français, je n’en vois pas bien la raison : à qui serait-il donc destiné ? Pour ce qui est d’une « société de Français musulmans », je crois que vous feriez bien de vous abstenir, car il est plus que probable que se trouveraient là des éléments fort peu intéressants en général ; vous pouvez d’ailleurs faire valoir que l’Islam n’admet point ces distinctions d’origine ou de nationalité. Pour le reste, vous ferez bien de vous en tenir toujours fermement à la distinction fondamentale des deux points de vue religieux et initiatique, et à préciser nettement au besoin que, en ce qui vous concerne, vous entendez vous consacrer entièrement au second ; on ne peut trouver à redire à ce que chacun s’en tienne à un domaine déterminé… Évidemment, tout cela tient aux conditions de notre époque, et le plus triste est que cela ne peut guère aller qu’en s’aggravant encore ! […]
René Guénon à Frithjof Schuon, 17 avril 1935.

Guénon était enthousiaste, car une initiation islamique régulière était alors disponible en Europe même. Ceci répondait aux demandes de ses lecteurs, désireux d’entreprendre ce qu’il proposait dans ses livres. Il a donc pu informer de la nouvelle opportunité ceux qui le sollicitaient, tels que Vasile Lovinescu :
En vue d’une initiation hindoue ou islamique, il est évident qu’une certaine connaissance du sanscrit ou de l’arabe est nécessaire ; il ne s’agit pas d’une connaissance spécialement « linguistique » et grammaticale, car ce n’est pas là ce qui importe au fond, mais d’une connaissance donnant la possibilité de comprendre, d’abord parce que la langue propre à une tradition est réellement une base dont la forme même de cette tradition et inséparable, et aussi parce que, dans tous les pays orientaux, les gens qui possèdent de véritables connaissances traditionnelles ignorent généralement les langues occidentales. – Je dois dire qu’une initiation islamique est, d’une façon générale, plus facile à obtenir qu’une initiation hindoue ; il n’est même pas impossible que cela se fasse sans quitter l’Europe…
René Guénon à Vasile Lovinescu, 29 septembre 1935.

C’est bien au groupe de M. Schuon que je pensais en vous parlant de la possibilité d’obtenir une initiation islamique en Europe même ; l’essentiel, pour commencer, c’est le rattachement par lequel est transmise l’influence spirituelle ; le reste ne vient qu’ensuite… Du reste, je parlerai de la question, en ce qui vous concerne, à M. Schuon dès que j’en aurai l’occasion ; je ne peux pas le faire en ce moment, car il doit changer d’adresse et je ne sais pas encore où il faudra que je lui écrive maintenant ; mais vous pouvez être sûr que je n’oublierai pas. – Cette possibilité me paraît être présentement la seule, de ce côté, dans un cas comme le vôtre, car, de toute autre façon, il faudrait que vous commenciez par apprendre l’arabe suffisamment pour pouvoir communiquer avec des gens qui ne connaissent aucune autre langue. De plus, dans l’Afrique du Nord (Maroc, Algérie et Tunisie), la chose serait à peu près impossible actuellement, les autorités françaises étant méfiantes et tracassières à l’extrême. Ici, ce n’est pas la même chose, mais il y aurait des difficultés d’un autre genre : du fait de la situation économique, on ne laisse entrer que les personnes qui peuvent montrer une certaine somme (je ne sais d’ailleurs pas combien), et, même dans ce cas, on ne donne le permis de séjour que pour un mois seulement ; dans ces conditions, et surtout pour quelqu’un qui ne sait pas déjà la langue, il est évident que ce voyage ne représenterait qu’une dépense inutile et qu’il n’y aurait aucun résultat sérieux à en attendre. Vous avez bien fait de me poser nettement cette question, puisqu’elle est de celles auxquelles il est possible de donner une réponse tout à fait précise.
René Guénon à Vasile Lovinescu, 14 octobre 1935.

Assez vite, les lacunes de Schuon pour tenir son rôle ont été remontées à Guénon, mais on remarque, ici comme ailleurs, son insistance sur le fait que l’essentiel est la transmission initiatique, c’est-à-dire ce que permet la fonction de moqaddem :
Maintenant, pour ce qui semble vous causer une certaine gêne, il faut dire d’abord que naturellement une forme traditionnelle doit être prise comme un tout, l’exotérisme représentant un point d’appui nécessaire pour ne pas « perdre terre » ; et il est probable que, dans une organisation initiatique chrétienne du moyen âge, vous auriez eu à peu près la même impression que celle que vous avez actuellement. – D’un autre côté, comme je l’ai dit bien souvent, il ne faut pas oublier que ce qui est l’essentiel, c’est le rattachement initiatique et la transmission de l’influence spirituelle ; cela fait, chacun doit surtout travailler par lui-même, et de la façon qui lui convient le mieux, pour rendre effectif ce qui n’est encore que virtuel. Il va de soi qu’il vaudrait mieux avoir le choix entre une diversité de méthodes permettant à chacun d’être aidé aussi complètement qu’il se peut, mais malheureusement ce n’est pas le cas actuellement ; en tout cas, ce qui est destiné à être une aide ne doit jamais devenir un empêchement pour personne. J’ajoute que Schuon est très excusable de ne pas envisager peut-être suffisamment l’adaptation qu’il faudrait pour chacun, car il est évident que cela demande une expérience qu’il ne peut avoir encore ; et je vois d’ailleurs que vous comprenez cela très bien ; mais il est à craindre que d’autres ne le comprennent pas comme vous… Il faut pourtant espérer que tout cela s’arrangera peu à peu ; il faut bien penser qu’il s’agit en somme d’un « début », dans des conditions qui ne s’étaient encore jamais présentées jusqu’ici.
René Guénon à Louis Caudron, 29 mars 1936.

On apprend plus précisément dans l’échange suivant comment Guénon voyait cette opportunité :
Il y a une question que je désirerais vous exposer aujourd’hui.

Cette phrase de votre lettre : « Vous avez bien raison de penser qu’il est nécessaire que je sois informé (de toutes ces choses) », me servira d’entrée en matière.

Voici pourquoi je pense ainsi :

S’il s’agissait uniquement de satisfaire l’ambition initiatique de quelques individus, l’intérêt d’une telle possibilité n’aurait qu’une valeur tout à fait restreinte et ne serait pas suffisante pour justifier le soin avec lequel vous suivez cette affaire.

Certains de vos livres avaient pour but de susciter, si possible, une rénovation initiatique en mode occidental : celle-ci devenant de plus en plus improbable, l’intérêt qui s’y trouvait attaché, se trouve naturellement reporté vers n’importe quel autre essai de reconstitution d’une élite, même si celle-ci ne devait pas être proprement de forme occidentale.

Cette forme importe probablement peu pour constituer « pendant la période de trouble et de bouleversement, l’arche symbolique flottant sur les eaux du déluge ».

S’il en est ainsi, l’initiative prise par Schuon ne peut pas vous laisser indifférent et c’est à cause de cela que j’ai tenu à vous mettre au courant, aussi scrupuleusement que possible, de ce qui se passait et que je collaborerai de mon mieux au maintien de l’ordre dans la « voie droite ». Il va sans dire que cela n’est pas exempt d’ennuis ; c’est pourquoi si la formation et le développement de l’ordre ne devaient pas avoir une portée dépassant le cadre de nos individualités, il n’y aurait aucune raison à ce que j’oriente le moindre intérêt en ce sens, mais que je le concentre au contraire tout entier sur mes propres réalisations.

Sans doute pourrait-on dire que les deux points de vue peuvent s’exercer sans se gêner mutuellement. Cela est peut-être possible quand on a atteint un certain degré de réalisation, mais en ce qui me concerne je dois avouer que tout cela fut pour moi une véritable « distraction », passagère il est vrai, car depuis, le calme est revenu et la barakah recommence à se manifester. Al-hamdu-li-Llâh wahdahu.

Je viens de vous exprimer ce que je pense à ce sujet, mais comme il ne s’agit là que d’une simple supposition de ma part, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me donner quelques indications à ce sujet.
Louis Caudron à René Guénon, 16 juin 1936.

Sûrement, c’est la fonction de Schuon qui, comme vous le dites, donne de l’importance à tout cela, dont autrement il n’y aurait pas à se préoccuper. D’un autre côté, il est certainement regrettable qu’il n’ait pas pu acquérir tout d’abord plus d’expérience, ce qui aurait pu éviter bien des ennuis ; mais il faut bien tenir compte aussi de la difficulté des circonstances…
[…]

Pour la question du début de votre lettre, c’est bien ainsi en effet que j’envisage les choses, car la restauration initiatique en mode occidental me paraît bien improbable, et même de plus en plus comme vous le dites ; au fond, du reste, je n’y ai jamais beaucoup compté, mais naturellement je ne pouvais pas trop le montrer dans mes livres, ne serait-ce que pour ne pas sembler écarter « a priori » la possibilité la plus favorable. Pour y suppléer, il n’y a pas d’autre moyen que de recourir à une autre forme traditionnelle, et la forme islamique est la seule qui se prête à faire quelque chose en Europe même, ce qui réduit les difficultés au minimum. Une occasion se présentant, j’ai pensé tout de suite qu’il convenait de ne pas la laisser échapper, puisque cela pouvait présenter par là un intérêt d’ordre tout à fait général.
René Guénon à Louis Caudron, 27 juin 1936.

Au passage, ce dernier extrait a souvent été agité hors de son contexte, pour prétendre que Guénon voulait convertir l’Europe à l’Islam, ce qui est évidemment faux, déjà d’une part parce qu’il est ici question d’une organisation initiatique, dont la présence ne devrait même pas se faire sentir dans le monde extérieur, et d’autre part parce que Guénon parle dans le contexte de son époque, où il n’y avait pas de nombreuses branches de différentes traditions orientales en Europe, ayant accompagné l’arrivée massive des populations correspondantes, comme c’est le cas aujourd’hui.

Et côté occidental, Guénon a soutenu avec enthousiasme des initiatives ultérieures, telles que la constitution de la loge La Grande Triade :
Pour terminer sur une nouvelle plus agréable que tous ces racontars déplaisants, vous aurez peut-être déjà appris (cela date d’un mois environ) la constitution, sous les auspices de la G∴ L∴ D∴ F∴, de la L∴ La Grande Triade (vous pouvez naturellement voir tout de suite d’où vient ce titre), dont le Vén∴ fondateur est le F∴ Ivan Cerf, G∴ Or∴. Il s’agit d’une L∴ destinée à demeurer très fermée (une des conditions d’admission est une connaissance suffisante de mon œuvre) et où l’on se propose spécialement d’appliquer, dans toute la mesure du possible, les vues que j’ai exposées notamment dans les « Aperçus ». […] Vous pouvez penser si je suis heureux de ce résultat, qui me donne dès maintenant la certitude que le travail que j’ai fait et auquel j’ai consacré toute ma vie ne sera pas perdu !
René Guénon à Edmond Gloton, 17 mai 1947.
https://oeuvre-de-rene-guenon.blogspot.com/2013/07/correspondance-de-rene-guenon-edmon.html

Ce qui montre, ici comme dans l’addendum de 1948 d’Orient et Occident, qu’aussi improbable que puisse paraître la restauration initiatique en mode occidental, il n’a en fait jamais fermé la porte.


Concernant la fonction, malheureusement Schuon entendait l’employer pour des motifs bien différents de ceux que Guénon envisageait.


2-b) L’intérêt de Schuon pour sa propre fonction : le pouvoir, les femmes et l’argent


L’épisode relaté ci-dessous est emblématique des différences de priorités entre Guénon et Schuon, ainsi que de l’absence de considération du second pour le premier, et pour ses propres disciples. Il n’aurait aucune raison d’être mentionné ici s’il s’agissait d’un détail de la vie intime de Schuon, mais au contraire celui-ci y a impliqué toute sa tarîqah. Il se passe à peine un an après que Schuon soit revenu de Mostaganem avec sa fonction. Il était alors accueilli par le groupe d’Amiens dont Caudron s’occupait. Divers frais de Schuon étaient payés par ses disciples, et ils lui avaient trouvé un emploi sur place dans un journal.

Je ne me rappelle plus si, dans ma dernière lettre, je vous disais que Sidi Aïssa [Schuon] était parti voir sa fiancée à Lausanne, comme il l’avait fait, du reste, une dizaine de jour auparavant. L’ennuyeux cette fois ci, c’est que, depuis le 28 qu’il est parti, il ne nous a donné de ses nouvelles que seulement aujourd’hui, bien qu’il savait que l’on pouvait avoir besoin de lui d’un moment à l’autre, pour ce fameux journal qui finit par sortir en hebdomadaire en attendant de sortir en quotidien.

Or, comme presque toujours en pareille circonstance, il n’était pas parti de trois jours, que l’on a mobilisé tous les collaborateurs du journal, et impossible de le toucher puisqu’il ne nous avait pas dit où lui adresser sa correspondance. Déjà mardi dernier, 3, le directeur avait dit à M. Ragout : « si vous ne me l’amenez pas ce soir, j’en embauche un autre dès demain ».

Dans sa lettre à M. Ragout il dit qu’il est retourné à Lausanne à cause de la maladie de sa fiancée (qui a une angine) et qu’il passe son temps à faire des dessins, et un article pour le Voile ; quant à son retour il le fixe à mardi 10.

Je lui ai envoyé une dépêche aussitôt en possession de son adresse : « Revenir immédiatement sinon place compromise ». Le directeur a, en effet, confié l’exécution des dessins que Schuon devait faire à un autre et il se peut que ce dernier, également à la recherche d’un emploi, fasse tout son possible pour garder cette place.

Il y a vraiment là une inconséquence de sa part ; il sait qu’on va avoir besoin de lui et il reste parti ; il dit : en cas d’urgence vous m’enverrez une dépêche, et il ne songe à donner son adresse que huit jours après son départ !!!

Passe encore s’il avait l’embarras du choix pour se caser, ou si la place ne lui convenait pas ; mais ce n’est ni l’un ni l’autre cas.
Louis Caudron à René Guénon, 6 mars 1936.

Ce qu’il y a de curieux par ailleurs, c’est que les voyages de Schuon ne semblent pas avoir d’autres motifs que celui de revoir sa fiancée, du moins, il n’en donne pas d’autre ; s’il s’agissait de nécessités initiatiques on en comprendrait mieux la nécessité. Je sais bien que son souci est très légitime ; je dois pourtant avouer qu’étant fiancé, je suis resté souvent plus d’un mois sans voir ma fiancée.

Quand je pense à tous les sacrifices que mes parents ont dû faire pour arriver à se créer une petite situation, on est un peu surpris de la façon dont les modernes envisagent les choses. Ainsi le premier souci de Schuon, aussitôt une place trouvée, sera de louer une gentille petite maison, pour offrir un intérieur confortable à sa femme, préférant (il me le dit textuellement) se restreindre sur la nourriture. Et les économies en cas de maladie ??? et l’insécurité toujours possible d’une place chez les autres en cas de crise ???

Je vous parle de tout cela, ce n’est pas, à proprement parler, pour critiquer, car tout cela ne me regarde pas et chacun fait ce qui lui plaît, mais vraiment il me semble qu’avec de telles façons de voir, on risque beaucoup d’aller au devant des désillusions, et de ne pas faciliter les choses ; parfois la bonne volonté de vouloir les aplanir se sent désarmée. Je me demande même si en ce temps de désordre extrême nous pouvons espérer grand-chose, au point de vue du recrutement sur une échelle assez vaste, comme le voudrait Schuon. Je sais bien qu’au point de vue situation pour lui ça simplifierait peut-être la question, car ce qu’un seul ne peut pas faire le nombre le pourrait ; mais cela est un autre point de vue.
Louis Caudron à René Guénon, 7 mars 1936.

Je disais à Sidi Aïssa : « Burckhardt s’inquiète de savoir ce que vous devenez ». Il a répondu : Ah oui, je n’écris jamais, et ils ont de mes nouvelles par… M. René Guénon. Heureusement que vous ne les attendez pas de lui personnellement, car Burckhardt – ni vous-même – n’en auriez beaucoup… Il m’a dit en effet : « M. René Guénon se plaint que je ne lui écrive pas ». Je vais encore dire quelque chose qui ne me regarde pas, mais il me semble que le temps ne doit pas être mis en cause, actuellement j’en dispose de beaucoup moins que Sidi Aïssa ; depuis un mois qu’il est ici, il aurait certainement pu le faire. Comme excuse, il m’a dit qu’il voulait toujours vous envoyer quelque chose de très complet, et qu’alors il n’en trouvait pas le temps.
Louis Caudron à René Guénon, 8 mars 1936.

pour ce qui est des voyages de Schuon, je ne comprends pas très bien non plus… De Bâle, on me dit aussi n’avoir de ses nouvelles que par moi ; je ne devine pas les raisons de ce silence ; et il est certain aussi qu’il pourrait bien m’écrire lui-même pour épargner un peu votre temps… C’est dire que je pense tout à fait comme vous sur tout cela ; et je vous remercie encore de me tenir si exactement au courant.
René Guénon à Louis Caudron, 22 mars 1936.

Dans l’entrevue suivante relatée par Caudron, Schuon, qui ne manque pas de culot, réprimande ses disciples de façon détournée, pour la remise en question de son infaillibilité par Guénon, et surtout pour la fuite concernant l’histoire de sa « fiancée », qui n’aurait jamais dû arriver à la connaissance de Guénon :
En descendant du train, Schuon est passé à notre magasin où il comptait trouver Allar pour lui redemander la clef de sa chambre. (Il l’avait laissée à Allar au cas où Jenny serait venu à Amiens ; il paraît que ce dernier est rentré à Bâle). Allar était justement sorti ; en attendant son retour, nous avons causé.
[…]

Schuon a commencé par dire :
« il va falloir que je prenne des sanctions contre Ragout (Acceptons d’abord, et soyons très sévère ensuite…) mais je ne sais pas comment. En tout cas il faudra que je reparle du secret initiatique auquel sont tenus les fuqaras. Il faudra même que je demande à M. René Guénon si, en raison des conditions dans lesquelles nous vivons, il ne serait pas bon d’exiger par un serment, l’engagement au silence, de la part du candidat, avant de l’admettre dans l’ordre.

« D’autre part, si je n’écris pas à M. René Guénon c’est parce que je ne suis pas un “bureau de renseignements” et que je n’ai pas la mentalité d’un “concierge”.

« Si je voulais, je pourrais écrire spontanément tout ce que j’entends, tout ce que je vois ; mais quand on écrit ainsi, sans un recul suffisant dans le temps, on ne voit pas les choses sous leur véritable jour et on dépasse toujours sa pensée. Moi, il me faut au moins six mois de réflexion avant de me prononcer sur un fait. »

(Les nouvelles que vous recevrez par cette voie ne seront donc jamais très fraîches ; mais leur exactitude et leur pondération compenseront !)

Un peu surpris, je lui demande ce à quoi il veut faire allusion.

« Je ne sais pas mais j’ai l’impression que certains ont la manie, dès qu’ils savent quelque chose, de se précipiter sur une feuille de papier et de l’envoyer à René Guénon. »

À qui voulez-vous donc faire allusion ?

« Je ne sais pas, mais les parisiens ont l’esprit très concierge, et une fois j’ai dit à Clavelle que je ne partageais pas ses craintes sur le fait de ma présence à la rédaction d’un journal. Cela suffit pour qu’il ait pris aussitôt sa plume pour l’écrire à René Guénon. Je dis cela car dans la dernière lettre de René Guénon j’ai senti un changement de ton à mon égard. Il a donc fallu que quelqu’un aille bavarder sur mon compte. Comme je n’écris jamais à René Guénon je ne me défends donc pas, et c’est moi qui ai tort. Si l’on se met à douter de tout ce que je dis et à aller demander à René Guénon si c’est vrai, je ne pourrai plus rien dire. Si l’on n’a pas confiance en moi, l’avenir de l’ordre est compromis.

« Parce que je suis moqaddem, on voudrait que je sois parfait ; mais je suis un homme comme les autres. Je suis modeste et timide et j’aimerais mieux rester tranquillement dans mon coin, plutôt que de servir de cible à toutes les critiques. Si l’on a quelque chose à me reprocher, qu’on me le dise, sans avoir besoin d’aller le dire à René Guénon.

« D’abord du point de vue de l’ordre, on ne doit rien écrire à René Guénon qui n’ait pas passé par mon contrôle. René Guénon n’appartient pas à notre ordre et on n’a pas le droit d’aller demander à un autre si ce que le moqaddem a dit était vrai. Qu’on le fasse, je n’y vois aucun inconvénient à condition que je le sache. »

Comme vous le voyez, tout ceci dépasse le cadre d’une simple conversation avec Clavelle à propos du journal. Bien que Clavelle puisse continuer à mériter de la part de Schuon l’épithète de « concierge », il est bien certain également que dans l’esprit de Schuon il n’est pas le seul à la mériter. À Paris, s’il fait la même leçon à Clavelle, il commencera par dire : j’ai l’impression qu’à Amiens, Caudron a dû écrire à René Guénon, etc.
Louis Caudron à René Guénon, 2 avril 1936.

Ce qui au passage ne l’empêche pas, dans la même lettre, d’essayer de se décharger de sa fonction sur Guénon :
« Quand je vous ai présenté Ragout j’étais persuadé que vous étiez en mesure d’apprécier le degré de sa qualification, maintenant que je sais qu’il n’en est pas ainsi, je puis vous demander quelle garantie peuvent vous donner des admissions aussi rapides, sans que vous ayez pu nous rendre compte, non seulement de l’aptitude, mais également de la continuité possible d’un candidat qui n’a même pas été soumis pendant un certain temps aux prescriptions de la sharya ? »

« Oui, dorénavant, il faudra en effet se montrer plus sévère, et attendre que le candidat ait d’abord suivi les rites pendant plusieurs mois. On pourrait aussi n’accepter que sur recommandation de René Guénon. »

Là, nous retombons dans l’exagération, car je ne pense tout de même pas qu’on puisse nous demander d’entretenir une correspondance avec chaque candidat pour que vous puissiez vous rendre compte par vous-même de son aptitude.
Louis Caudron à René Guénon, 2 avril 1936.

Cela dit pour ne pas l’oublier par la suite, je reviens à Schuon : il a bien dit aussi à Préau qu’il allait m’écrire, mais je n’ai encore rien reçu jusqu’ici. En tout cas, la conversation que vous avez eue avec lui a tout de même remis un certain nombre de choses au point ; mais comment a-t-il bien pu s’imaginer que, si vous ou d’autres me tenez au courant de ce qui se passe, c’est pour le plaisir de raconter des histoires ? Et, s’il fallait à tout le monde 6 mois de réflexion avant d’écrire, je ne sais vraiment pas trop comment on ferait… Il faut espérer que cette explication l’amènera au moins à être plus prudent en ce qui concerne les admissions ; seulement, je pense qu’il n’ira pas jusqu’à me demander avis sur tous les candidats, d’autant plus que ce n’est pas précisément facile pour des gens qu’on n’a jamais vus et qu’on ne connaît que par correspondance. Il doit d’ailleurs être bien entendu que je ne veux absolument prendre la « direction » de quoi que ce soit, mais aussi que, quand il s’agit non de conseils individuels, mais d’indications ayant une portée générale, je ne peux pas me refuser à les donner dans la mesure du possible ; mais encore faut-il d’abord qu’on juge à propos de me les demander… – Enfin, il faut maintenant que j’attende ce que Schuon va m’écrire ; je vous en reparlerai donc une prochaine fois.
René Guénon à Louis Caudron, 17 avril 1936.

La « clé » de cette « crise » gît dans les affaires pré-matrimoniales de Schuon ; je pensais que vous étiez au courant, c’est pourquoi je ne vous en ai pas parlé, en tous cas vous comprenez mieux maintenant le pourquoi des nombreux voyages de Schuon à Lausanne.

L’avenir et le bien de l’ordre sont suspendus à la réalisation éventuelle de ce mariage. Schuon a dit en effet à Pierre Georges que « si son mariage échouait, c’était l’effondrement de l’ordre et de tout ce qui a été fait jusqu’à présent » ; Pierre Georges va vous en parler tout au long, car il y a encore là-dedans des histoires invraisemblables, qui dans un autre genre, rivalisent avec celles de Ragout.

De Oesch, (qui prend connaissance en premier des lettres que Schuon adresse à sa fiancée, et qui dicte, paraît-il, les réponses que celle-ci doit faire à Schuon) Schuon a dit, lui-même, qu’il était vis-à-vis de lui (Oesch) comme Milarépa l’était par rapport à Marpa ! Vous avez peut-être su en son temps, alors que Oesch n’était même pas encore musulman, Schuon voulait le faire assister à un dhikr, afin de l’impressionner, et ainsi le décider à demander son admission dans l’ordre ! (1)
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1 – Schuon pensait arriver ainsi plus facilement à ses fins : son mariage ; mais cela n’a pas complètement tourné comme il le désirait […]

Dans sa dernière conversation avec Pierre Georges, Schuon lui a dit qu’on devrait le couvrir d’or, lui qui avait été chercher la barakah et l’apportait en quelque sorte à domicile… Il avait dit quelque chose d’analogue ici, en disant que s’il n’avait pas passé son temps à faire de la métaphysique et à aller chercher la barakah, il aurait à l’heure actuelle une situation sociale comme les autres.

Enfin, Pierre Georges nous parlera de tout cela ; inutile de dire qu’il juge très sévèrement l’attitude de Schuon, il dit même que si Schuon continue à persister dans sa manière d’être et d’envisager les choses, nous serons obligés de nous désolidariser de lui. Il estime que c’est l’un ou l’autre : ou Schuon reconnaît ses imprudences et ses errements sur certains points et consent alors à adopter un programme conforme à ce qu’il doit être, ou bien… là, la question est épineuse. En tous cas, si c’est pour augmenter le désordre, c’est inutile de continuer.

Schuon dit que l’ordre passe par une crise ; mais où en est l’origine véritable ? Dans sa dernière conversation avec moi, il avait l’air d’en attribuer les causes à « Amiens » (1) et plus particulièrement à M. Ragout. En ce qui concerne ce dernier, il ne faut tout de même pas en exagérer l’importance, quant à l’ordre en général ; jusqu’à présent tout s’est borné à des ennuis matériels, soit avec Schuon, soit avec moi. Quant à ses élucubrations doctrinales, le plus grand tort qu’il a pu faire, c’est encore à lui-même. Ses indiscrétions ? On peut en reprocher autant à Schuon, qui, lorsque Chabot est arrivé à Amiens pour la seconde fois, l’a emmené au café pour « causer un peu », mais de telle façon que les garçons intéressés par la nouveauté de la conversation, y ont pris grand intérêt. Chabot impressionné par cette première rencontre avec Schuon n’a pas osé lui en faire la remarque. Une autre fois avec Allar, alors qu’ils prenaient ensemble leur petit déjeuner sur le « zinc », il discutait des affaires de l’ordre ; Allar dès qu’il l’a pu, s’est empressé de faire dévier la conversation.
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1 – Il a dit à Pierre Georges que la zaouïa d’Amiens était un « nid de vipères » !!! et qu’il était tombé là comme dans un guet-apens.

Parmi les sanctions à prendre, Schuon envisageait la dissolution (?) de la zaouïa d’Amiens. Je ne vois pas pourquoi il veut se montrer aussi sévère à notre égard, car enfin, en dehors de ses déceptions matérielles, il n’a aucun acte d’indiscipline à nous reprocher. Bien entendu, il peut être contrarié à cause de moi, qui vous ai fait part de mes impressions, mais là dedans je suis seul responsable, les autres n’y sont pour rien. Les autres ? Ragout : Kshatriya indompté et sans parole ; Allar pour qui il a peu d’estime et Baudouin qu’il trouve maintenant superficiel (?) : je sais bien que dans de telles conditions, l’ensemble ne vaut pas cher. Il peut également nous reprocher de n’avoir eu pour lui que du respect et de la correction, alors qu’il s’attendait peut être de notre part à une vénération au moins égale à celle que les Suisses semblent lui témoigner. Ne croyez pas que j’ironise ; ce n’est pas le moment, la chose est trop sérieuse, mais vraiment on pourrait se le demander quand on songe à ses prétentions. Ne prétend-il pas – à l’instar du Prophète – à une sorte d’impeccabilité, qui situe maintenant sa conduite hors d’atteinte de toute critique (je pense que Pierre Georges pensera à vous en parler) ?
Louis Caudron à René Guénon, 14 avril 1936.

Quant à Schuon, il a finalement dit à Préau qu’il n’osait pas m’écrire, parce qu’il avait peur de dire sur les uns ou les autres des choses qui risqueraient d’être mal interprétées ; décidément, ce n’est donc pas de son côté que je peux attendre de grands éclaircissements sur la situation ! Je ne croyais tout de même pas que les choses avaient fini par se gâter au point qu’il en soit arrivé à parler de « dissolution » ; franchement, je ne comprends pas du tout comment cela pourrait se justifier… Tout ce que vous m’apprenez est d’ailleurs bien extraordinaire et, je dois le dire, inattendu ; je vous en remercie, car vous avez bien raison de penser qu’il est nécessaire que je sois informé de ce qu’il en est, si peu agréable que ce puisse être. Moi qui avais compté sur la fonction de Schuon pour me soulager un peu, voilà que c’est tout juste le contraire qui se produit et qu’il n’y a là pour moi qu’une source de nouvelles préoccupations ! – Le rôle d’Oesch est toujours loin d’être clair pour moi ; vous savez sans doute qu’il est à Paris en ce moment ; c’est d’autant plus singulier qu’il s’est marié dernièrement, ce que je viens seulement d’apprendre, et qu’il est venu seul pour un mois… Quant au mariage de Schuon, je ne m’explique pas comment le sort de l’Ordre peut y être lié d’une façon quelconque ; cette confusion entre les questions purement « personnelles » et les autres est toujours pour moi un sujet d’étonnement. Pour ce qui est de ses imprudences, elles s’expliquent sans doute par sa trop grande confiance en lui-même, qui m’a inquiété depuis longtemps déjà…
René Guénon à Louis Caudron, 27 avril 1936.

En ce qui concerne Albert Oesch, je pense que Pierre Georges vous racontera en détail la scène extraordinaire au cours de laquelle Albert Oesch s’est accusé d’avoir exercé une véritable tyrannie sur Schuon, et avoué que depuis son entrée dans la tariqah, il n’avait jamais accompli les rites ! Dans de telles conditions, comment s’étonner du désordre actuel ?

Quant à Schuon lui-même, la vérité est qu’il est absorbé tout entier par des choses d’ordre individuel : sa passion quelque peu exaltée pour Melle Oesch l’empêche de s’occuper sérieusement de quoi que ce soit. Depuis des mois, c’est cela qui passe avant tout ; dans bien des cas, l’intérêt de la tariqah n’a été qu’un prétexte pour aller à Lausanne voir Melle Oesch. – Pensez-vous que Caudron et les Balois n’aient pas d’autre emploi de leur argent ? – Ce qui peut excuser Schuon dans une certaine mesure, c’est que, s’il a 30 ans d’âge, il en a 18 sentimentalement et sensuellement. Un psychanalyste dirait qu’il fait du « refoulement ». – Et comment sortir de cette situation : Schuon n’a pas de situation pour fonder un foyer et la jeune personne ne l’aime pas ? C’est évidemment en lui-même que Schuon doit trouver la solution… J’avoue que je ne puis m’empêcher de plaindre le malheureux qui se trouve dans une telle situation, avec une si lourde responsabilité sur les épaules…
Marcel Clavelle à René Guénon, 25 avril 1936.

Par la suite, Schuon a visiblement arrangé les apparences :
J’ai reçu hier votre lettre du 6 mai, et je savais déjà depuis 2 jours, par un mot de Schuon, l’heureux dénouement des derniers incidents, dont je vous avoue que j’avais été fort inquiet. Enfin, comme vous le dites, il est bien à souhaiter que la leçon de prudence qu’il convient d’en tirer ne soit pas perdue pour les uns et les autres…

Il est certain que, comme vous le reconnaissez vous-même, c’est le « ton » de votre lettre qui était regrettable, plutôt que le fond même ; mais peut-être fallait-il en effet que les choses en arrivent à ce point pour mettre fin à cette situation anormale qui ne durait que depuis trop longtemps… – En ce qui concerne l’attitude de Schuon, Pierre Georges m’a donné des explications détaillées après avoir pris connaissance de la 1re lettre qu’il m’a adressée (celle dont il a été question chez Préau) ; je dois dire que, dans les 2 autres lettres qui ont suivi celle-là, j’ai remarqué un changement assez sensible. Cela a d’ailleurs coïncidé avec le départ d’Oesch, mais je ne sais pas quelle conclusion il convient d’en tirer au juste…

Schuon […] me dit aussi que ses difficultés avec Oesch (auxquelles il n’avait encore fait aucune allusion jusque là) sont maintenant résolues ; mais, comme il ne s’explique pas davantage là-dessus, je ne sais pas au juste comment il faut l’entendre.
[…]

Enfin, je souhaite pour nous tous que l’« atmosphère » soit maintenant moins troublée et que nous soyons bien réellement arrivés à la fin de tous ces tracas !
René Guénon à Louis Caudron, 17 mai 1936.

Quant à Schuon, je n’ai pas eu de nouvelles de lui depuis qu’il est à Mulhouse, ou du moins je n’en ai eu qu’indirectement par Bâle, où il semble qu’il recommence à aller de temps à autre.
[…]

En ce qui concerne le changement d’attitude dont vous parlez chez Pierre Georges, je dois vous avouer que je n’en ai rien remarqué, car, s’il a hésité un moment à m’envoyer ce qu’il avait préparé, il s’y est décidé après avoir pris connaissance de la lettre par trop incomplète de Schuon. Celui-ci ne soufflait pas mot d’Oesch ; Pierre Georges m’en a parlé au contraire longuement, et il n’y a que par lui que j’ai su exactement ce qu’il en était de cette histoire. Dans sa dernière lettre, où il m’annonçait son prochain départ de Paris, Schuon m’a dit seulement, sans aucune autre explication, que certaines difficultés qui existaient entre lui et Oesch étaient résolues ; j’en suis d’ailleurs encore à me demander en quoi consiste cette solution… – Sûrement, c’est la fonction de Schuon qui, comme vous le dites, donne de l’importance à tout cela, dont autrement il n’y aurait pas à se préoccuper. D’un autre côté, il est certainement regrettable qu’il n’ait pas pu acquérir tout d’abord plus d’expérience, ce qui aurait pu éviter bien des ennuis ; mais il faut bien tenir compte aussi de la difficulté des circonstances…
René Guénon à Louis Caudron, 27 juin 1936.

Ce n’est qu’un exemple d’usage détourné que Schuon faisait de sa fonction. Notamment, nous aborderons plus loin l’invraisemblable infaillibilité dont il se targuait en l’invoquant, ainsi que ses tendances à la propagande.


2-c) L’isolement de Guénon par Schuon


On a vu que Schuon ne tenait évidemment pas à ce que Guénon soit informé de ses frasques impliquant sa fonction. Cela ne se limite pas à la poursuite de Madeleine Oesch, la soi-disant « fiancée », Schuon organisait déjà cet isolement avant :
Il paraît que Schuon est en effet très occupé actuellement ; c’est sans doute pour cela que, depuis assez longtemps déjà, il ne m’a pas donné de ses nouvelles directement.
René Guénon à Louis Caudron, 7 juillet 1935.

Vous serez bien aimable de continuer à me tenir au courant ; je ne peux pas beaucoup compter pour cela sur Schuon, car il n’écrit que bien rarement et irrégulièrement… Il y a certainement des choses dont il aurait beaucoup mieux valu me parler tout de suite, comme l’affaire de Tahiti par exemple ; il paraît que, si on ne l’a pas fait, c’est qu’on craignait de m’ennuyer avec ces questions ; tout de même, la chose était assez importante pour qu’un tel scrupule soit peu justifié en pareil cas… D’autre part, depuis qu’A. Muller est venu ici, Burckhardt, après l’avoir vu, s’est décidé à m’écrire pour me demander des précisions sur différents points, et il promet aussi de me tenir désormais plus régulièrement au courant de ce qui se passe en Suisse. – Il est certain que mon éloignement peut être cause de quelques difficultés, mais, tout de même, on peut y remédier dans une certaine mesure par la correspondance.
René Guénon à Louis Caudron, 14 février 1936.

Et il l’a continué ensuite :
Je ne suis pas étonné de ce que vous me dites pour Schuon et sa correspondance, puisque je suis moi-même souvent bien des mois sans rien recevoir de lui.
René Guénon à Louis Caudron, 15 janvier 1937.

Les dernières lettres de Schuon que j’ai reçues moi-même sont très brèves et ne disent en somme pas grand’chose ; il se plaint toujours du manque de temps libre. D’autre part, il se déclare très mécontent que Chabot soit venu ici sans lui en avoir demandé l’autorisation, ce que je trouve vraiment excessif.
René Guénon à Louis Caudron, 26 juin 1937.

Schuon, depuis la guerre, habite toujours Lausanne ; on peut naturellement lui écrire ([…]), mais je dois vous dire qu’il ne répond que rarement aux lettres ; si cependant vous voulez essayer, dites-lui que c’est moi qui vous ai donné son adresse.
René Guénon à Guido de Giorgio, 17 janvier 1949.


2-d) Schuon et ses disciples : des hypocrites et des manipulateurs


Cela va plus loin qu’un isolement, Schuon fera toujours en sorte d’amadouer Guénon lors de ses contacts avec lui (il s’« adaptait » à ses interlocuteurs). Il ne lui avouait pas en face tout le mal qu’il disait de lui dans son dos, ce qui revenait à Guénon par les disciples fanatisés de Schuon, qui lui s’en défaussait et rejetait la faute sur ceux-ci. Comme toute personne saine et dénuée de paranoïa, Guénon mettra du temps à se rendre compte de leur duplicité.

Quoi qu’il en soit, ayant lu très attentivement le livre de Frithjof Schuon, y compris les dernières additions qu’il y a faites, je n’y ai pas trouvé la moindre trace d’une opposition quelconque avec ce que j’ai écrit, et je ne vois même pas que cela fasse une différence réelle au fond ; je dois ajouter aussi que les lettres que j’ai reçues de lui ne me permettent guère de croire à une divergence de vues.
René Guénon à Luc Benoist, 3 juillet 1946.

C’est bien dommage que vous n’ayez pas pu aller à Marseille avec Allar, comme vous en aviez eu l’intention, pour rencontrer Martin Lings ; mais je pense que du moins Allar aura dû vous mettre au courant de ce qu’il a appris de celui-ci. Fort heureusement, bien des malentendus se dissipent enfin ; les lettres que j’ai reçues de Suisse en ces derniers temps sont très rassurantes aussi, et il en résulte notamment que les prétendues « divergences » dont on avait tant parlé sont inexistantes en fait, car on ne peut vraiment appeler ainsi de simples différences dans la façon d’exprimer certaines choses. […] ce qu’il y a de certain, c’est que bien des choses ont été exagérées et déformées, soit simplement du fait de circonstances telles que l’éloignement entre Paris et Lausanne et l’absence de toute communication pendant plusieurs années, soit par des racontars comme ceux de Jannot.
René Guénon à Louis Caudron, 5 octobre 1946.

Je viens d’ailleurs de recevoir une lettre de Frithjof Schuon, écrite après la lecture de mon 1er article, à la suite duquel il envisage de modifier quelques passages de ses « Mystères christiques » ; il paraît bien n’avoir jamais eu à cet égard les prétentions que certains lui ont attribuées, et n’avoir jamais pensé que les conseils qu’il peut donner à des catholiques représentent l’équivalent ou le substitut d’une initiation quelconque. Je crois donc, d’après cela, que quelques-uns se sont tout simplement illusionnés et ont encore exagéré et déformé les choses comme on a déjà eu à le constater en plusieurs autres circonstances.
René Guénon à Louis Caudron, 5 novembre 1949.

Je vois par ce que vous me dites que Vâlsan a maintenant terminé ce travail dont il m’avait parlé, et j’espère donc le recevoir d’ici peu ; il est tout à fait d’accord avec moi sur le fond de la question, mais il a eu la possibilité, que je n’avais pas, de faire des recherches qui lui auront permis de mettre plus complètement les choses au point. Ce que Vâlsan vous a dit au téléphone ne me surprend guère, car, malgré la bonne volonté dont Frithjof Schuon a fait preuve pour apporter certaines modifications et suppressions, à la suite de mes articles, à ce qui s’y rapportait dans son livre, j’ai bien aussi l’impression que, en Suisse, on n’aime pas beaucoup à parler de ce sujet ; dans les lettres que j’ai reçues des uns et des autres à propos des récents incidents que vous connaissez, il n’y a pas été fait la moindre allusion ; et pourtant, comme vous le dites, c’est bien uniquement d’une question de vérité qu’il s’agit en tout cela…
René Guénon à Louis Caudron, 8 mars 1950.

J’ai été plutôt surpris, mais d’ailleurs agréablement, en lisant les extraits de la lettre de Sheikh Aïssa que vous me communiquez, puisqu’il semblait qu’il ait été décidé précédemment de mettre fin « d’autorité » à la controverse (c’est du moins ce que j’avais cru comprendre d’après la lettre de Vâlsan à Sheikh Aïssa, car, sa lettre que vous m’aviez annoncée n’étant toujours pas arrivée, je n’ai pas eu de précisions sur ce qui s’est passé lors de sa rencontre avec J.-A. Cuttat) ; qu’est-ce qui a bien pu amener ce changement ?
René Guénon à Louis Caudron, 4 juin 1950.

Voici le genre de bruits qui étaient lancés depuis la tarîqah, et que Cuttat avait niés lorsque Clavelle les lui avait présentés :
Depuis plusieurs années les foqara français revenant de Suisse ont, en grand nombre, rapporté que les Suisses considéraient Frithjof Schuon comme un jivan-mukta, voire un Avâtara (en ce qui concerne la première de ces qualités, c'est à M. Cuttat lui-même qu’un jeune faqir de France attribuait cette affirmation) et, comme tel, maître spirituel ayant une juridiction s’étendant à toutes les formes traditionnelles. Il n’était pas choquant en soi que des foqara attribuent à leur Sheikh de tels degrés, mais la fréquence des propos à ce sujet conduisait à penser qu’ils constituaient un thème courant de conversations dans l’entourage de Frithjof Schuon, qu’il était difficile, dans ces conditions, de croire que de tels bruits se propageaient ainsi sans l’approbation de l’intéressé. Et de telles revendications paraissaient inadmissibles.
[…]

De nombreux foqara revenant de Suisse ont déclaré que les membres touchant Frithjof Schuon de près ne se gênaient pas pour dire que l’œuvre de René Guénon avait été utile en son temps afin de permettre la constitution de la tariqah, mais que le rôle de René Guénon était maintenant terminé puisque Frithjof Schuon était là ; qu’il était regrettable que René Guénon continue à écrire alors qu’il ne faisait que se répéter, mais que c’était là une espèce de manie qu’il avait contractée et dont il ne pouvait se défaire ; qu’il ferait beaucoup mieux, au lieu d’écrire, de faire davantage d’invocation ; que ce n’était d’ailleurs rien de plus qu’un faqir comme les autres mais doué d’une faculté qui en faisait une sorte de remarquable machine à écrire. J’ai ajouté qu’on avait poussé l'inconvenance jusqu’à faire circuler le bruit qu’on envisageait de conférer à René Guénon comme une grâce exceptionnelle la fonction de moqaddem de Frithjof Schuon.
Marcel Clavelle à René Guénon, 10 octobre 1950.

Il est vrai que les Suisses ont pris maintenant le parti de tout nier ou à peu près, et de qualifier de « fausses informations » tout ce qui les gêne ; ils se contredisent d’ailleurs eux-mêmes à chaque instant, chacun dément ce qu’un autre a dit, et ainsi de suite ; et ce sont eux qui accusent les autres de mauvaise foi !
René Guénon à Louis Caudron, 17 octobre 1950.

Caudron a fini par avoir confirmation que l’hostilité des schuoniens envers Guénon était bien attisée par Schuon lui-même, qui ne lui a pas pardonné de l’avoir contredit au sujet de l’initiation chrétienne, et qui remontait ses disciples contre lui plutôt que de s’expliquer avec lui franchement :
Voici maintenant un compte rendu de ma rencontre avec le Sheikh : je l’ai d’abord vu en compagnie des amis chez Bletry ; je reviendrai tout à l’heure sur cette séance au cours de laquelle, sans avoir demandé à le voir, il m’a donné rendez-vous pour le lendemain midi. Après le déjeuner il m’a emmené à travers les rues du quartier latin. Au cours de cette promenade qui a duré deux heures, il a commencé par m’exposer les raisons pour lesquelles il avait écrit sur les « mystères christiques ». Celles-ci reposent sur le caractère purement ésotérique et initiatique du christianisme lors de sa fondation et dont l’évidence est impliquée par l’absence d’une sharyah propre ; tel est d’ailleurs l’enseignement qu’il a reçu en Afrique du Nord. Or, une silsilah monastique a toujours assuré depuis la continuité de la transmission de l’influence et des moyens de grâce christiques. À l’époque de la parution de son article vous ne lui avez rien objecté à cet égard et avez paru être d’accord avec lui dans votre correspondance avec lui. Un an après, à la suite des lettres écrites par les uns et les autres, vous avez seulement émis une opinion différente en publiant brutalement, pour ainsi dire, vos articles sur « Christianisme et initiation ». Il a été fort déçu de ces articles qui, loin d’apporter une solution décisive, se retranchent derrière une affirmation pure et simple et semblent résulter davantage de votre manque de sympathie et d’affinité bien connu (sic) pour le christianisme, que de l’évidence. Pour faire apparaître celle-ci il faudrait répondre au moins à ces questions : 1o Quel est le procédé de faire descendre une influence spirituelle d’un niveau à un autre ? 2o Qui a employé ce procédé ? 3o D’où le sait-on ? 4o En quoi consiste – en admettant que les sacrements n’ont pas de validité initiatique – l’initiation chrétienne ?

Comme je lui faisais observer qu’une mise au point de lui à vous, directement, aurait été de beaucoup préférable, à cette polémique que cette divergence a déclenchée, il m’a répondu qu’il était impossible de traiter avec vous une question sur laquelle vous sentiez une divergence d’opinion et que vous préfériez l’éluder. C’est ce qui se serait passé avec « un homme extrêmement intelligent et qui vous est dévoué » (Burckhardt) lequel, loin de recevoir les éclaircissements sollicités dans sa lettre, en aurait reçu un d’un ton plutôt sec. Il m’a demandé si, dans ces conditions, je le tenais pour « responsable » de la situation présente.
Louis Caudron à René Guénon, 22 septembre 1950 (lettre jointe à celle du 29 septembre 1950).

Quant à votre conversation avec Sheikh Aïssa, je n’en suis nullement surpris, mais elle confirme nettement que c’est bien de lui-même que venaient les appréciations formulées par les uns et les autres au sujet de mes articles sur le Christianisme, et, d’autre part, elle m’explique assez bien son mécontentement contre vous ; comment, en effet, peut-on se permettre de contredire quelqu’un qui est si persuadé de sa propre infaillibilité en toutes choses ?
René Guénon à Louis Caudron, 17 octobre 1950.

je pense que, si Sidi Mustafa [Vâlsan] n’a pas fait état des griefs les plus essentiels dans sa 1re lettre à Sheikh Aïssa, ce doit être parce qu’il ne voulait pas fermer la possibilité d’une séparation « à l’amiable », ce qui en effet était certainement préférable. D’un autre côté, je me demande si Schaya n’a pas fait à Lausanne des rapports très incomplets, à moins que ce ne soient les autres qui aient préféré passer sous silence les points les plus importants, parce qu’ils étaient aussi les plus gênants pour eux ; du reste, avec leurs contradictions et leurs démentis continuels, il est évidemment impossible de débrouiller exactement la vérité dans tout cela…
René Guénon à Louis Caudron, 26 octobre 1950.

On voit ici la duplicité des schuoniens (qui, avec les disciples de Krishna Menon, cernaient littéralement Guénon au Caire) :
Il est encore apparu, comme vous le verrez, certaines choses qui tendent à confirmer que l’adresse des Pyramides n’est pas sûre ; je vous demanderai donc, bien qu’il y ait encore au moins 3 semaines de tranquillité, de m’écrire à partir de maintenant à l’adresse suivante :
     Sheikh Abdel-Wâhed Yahya,
     10 Mercerie Ramâdan,
     5, Shara Saad Zaghlul,
     Gizah.
[…]

J’en viens maintenant aux affaires de Suisse : tout d’abord, peu après vous avoir écrit la dernière fois, j’ai reçu de nouvelles lettres de Frithjof Schuon et de Burckhardt ; Martin Lings les a encore apportées lui-même, et, comme toujours en pareil cas, il paraissait très pressé d’en voir le contenu, mais, en réalité, je crois bien qu’il en avait déjà pris connaissance avant moi ! En effet, comme je lui avais passé le commencement de la lettre de Burckhardt avant d’avoir fini de lire la dernière feuille, il vit qu’il n’avait que 3 feuilles entre les mains et dit d’une façon en quelque sorte machinale : « Je croyais qu’il y avait 4 feuilles… » ; puis il s’arrêta brusquement, s’apercevant probablement qu’il faisait une « gaffe », et il se mit à parler de tout autre chose. Cela avait naturellement éveillé nos soupçons ; aussi, après son départ, nous avons examiné les enveloppes de près, et nous avons constaté qu’elles avaient été décollées et recollées avec soin, mais pourtant pas assez habilement pour que cela ne se voie pas, et qu’il en était aussi de même de la précédente lettre de Burckhardt. Ainsi, l’adresse des Pyramides n’était donc réellement pas sûre, et il se peut très bien que des choses semblables se soient déjà produites bien des fois avant cela ; heureusement, il n’y vient plus maintenant que des choses assez peu importantes, sauf naturellement les lettres de Suisse.
[…]

Les voyageurs des Pyramides doivent décidément arriver demain ; qui sait quelles querelles Martin Lings va bien pouvoir me chercher encore et ce qui en résultera ? …
René Guénon à Marcel Clavelle, pas de date renseignée (extraits de lettres publiés dans les années 70 dans la Rivista di Studi Tradizionali).

À ce propos, certains ont dit que Guénon s’était trompé, que ce n’était pas Martin Lings mais la censure qui avait ouvert les lettres. Cette explication n’a pas de sens, elle ne change rien à ce qui compte ici, qui était que Lings connaissait à l’avance le nombre de pages. Mais il ne s’est pas limité à cela, il a été jusqu’à publier une traduction en anglais du recueil Symboles Fondamentaux de la Science Sacrée, en supprimant d’un article de Guénon un passage qui ne lui plaisait pas, comme il l’explique dans son avant-propos :
On the other hand we have omitted one of the later chapters (71 of the French edition) which in our opinion should not have been included. The same applies to the also omitted closing paragraphs of chapter 6 [Le Saint Graal], which have nothing to do with symbolism and which raise certain problems that call for more annotation than we would venture to give.
https://archive.org/stream/reneguenon/1962%20-%20Symbols%20of%20Sacred%20Science%20-%20Fundamental%20Symbols%20-%20The%20universal%20language%20of%20sacred%20science#page/n9/mode/2up

Tout cela car les thèses de Schuon étaient en désaccord avec la fin de l’article Le Saint Graal (datant de février-mars 1934, c’est-à-dire bien antérieurement aux Mystères christiques de Schuon, de juillet-août 1948). Changer la composition d’un recueil qui de toute façon n’avait pas été établi par Guénon, c’est un autre sujet, cela peut éventuellement se justifier, mais cette censure éhontée d’un morceau d’article montre le degré de fanatisme de Lings.

D’autre part, j’ai reçu une lettre de Burckhardt, qui, au sujet de mes réponses à Martin Lings, dit « que la violence de ces lettres l’a douloureusement frappé, et qu’il ne parvient pas à concilier cette impression avec les circonstances qui ont évoqué mes remarques si sévères » ; il me semble pourtant que ce n’est pas bien difficile à comprendre ! … J’admire qu’on puisse pousser la mauvaise foi aussi loin.
[…]

Cela ne m’étonne guère, car, au point de vue technique, l’ignorance de tous ces gens, à commencer par Frithjof Schuon lui-même, est véritablement effrayante…
[…]

En pensant à toutes ces histoires, je crois qu’il faudra faire très attention à tout ce que Frithjof Schuon et les Suisses voudront faire passer dans les « Études Traditionnelles », car il se pourrait qu’ils glissent dans quelque article quelque chose qui serait dirigé contre nous, peut-être sous une forme plus ou moins déguisée. C’est déjà bien assez de ce qui est arrivé avec la fameuse note des « Mystères christiques », et il ne faudrait pas risquer de s’exposer à quelque nouvelle histoire de ce genre, et qui serait peut-être pire encore cette fois.
René Guénon à Marcel Clavelle, 18 septembre 1950.


2-e) Un projet de tarîqah qui débouche sur une secte à prétentions universalistes


Au bout de 15 ans, les résultats de la tarîqah de Schuon n’étaient pas brillants :
Je ne comprends que trop bien les réflexions quelque peu « désabusées » que vous me citez et celles que vous y ajoutez vous-même ; évidemment, tout cela est bien différent de ce qu’on pouvait espérer et de ce que j’avais envisagé moi-même au début de la tarîqah, qui me paraissait devoir donner satisfaction aux demandes de beaucoup ; je dois dire d’ailleurs que ce que j’ai toujours considéré comme l’essentiel, et qui subsiste en tout cas, c’est le rattachement initiatique régulier ; mais, à part cela, il faut convenir que, avec toutes ces dissensions et ces « départs », les résultats sont loin de ce qu’on aurait dû en attendre. Pour ma part, vous savez que je me suis toujours efforcé, autant que possible, de ne pas intervenir dans tout cela, préférant, même quand il me revenait des choses plus ou moins déplaisantes, faire comme si je ne m’en apercevais pas.
René Guénon à Louis Caudron, 22 avril 1950.

Mais même la validité de la tarîqah est devenue douteuse. Des membres ont commencé à se plaindre de son altération :
Les réflexions que vous avez échangées avec Clavelle concordent bien avec ce que je pense moi-même ; il semble vraiment qu’on oublie un peu trop, en Suisse, que rien ne se serait fait si je n’y avais pas été pour quelque chose, et je me demande même si Frithjof Schuon se souvient encore de ce qu’il m’a raconté autrefois lui-même sur la façon dont il a été reçu la 1re fois qu’il est allé à Mostaganem… Malgré tout, je ferai toujours tout le possible pour éviter une scission quelconque, qui n’est certes pas souhaitable, comme je l’écrivais encore dernièrement à Clavelle ; mais il est bien certain qu’on ne peut jamais être sûr qu’il ne surviendra pas encore de nouveaux incidents qu’on ne pourra pas toujours faire semblant d’ignorer. – Je viens de recevoir une lettre de Meyer, qui raconte des choses assez bizarres sur ce qu’il appelle « les changements survenus dans la tarîqah » ; il y en a qui sont probablement peu justifiées, mais il y en a aussi d’autres qui s’accordent assez bien avec tout ce que j’ai su par ailleurs.
René Guénon à Louis Caudron, 14 mai 1950.

Ce qui a été confirmé par la suite :
[…] quand on rapproche toutes ces choses, on s’étonne beaucoup moins que la situation en soit arrivée peu à peu au point où elle en est actuellement ; en tout cas, on ne pourra pas me reprocher d’avoir manqué de patience en ne disant rien et en cherchant même constamment à tout arranger pendant si longtemps !
[…]

à Lausanne, les observances rituéliques ont été réduites au strict minimum, et que la plupart ne jeûnent même plus pendant le Ramadân ; je ne croyais pas que c’était à ce point, et je vois que je n’avais que trop raison quand je disais que bientôt ce ne serait plus du tout une tarîqah, mais une vague organisation « universaliste », plus ou moins à la manière de celle des disciples de Vivêkânanda !

car on se sera rendu compte que je n’envisageais pas du tout comme eux les conditions dans lesquelles une branche d’une tarîqah pouvait être constituée régulièrement…
René Guénon à Marcel Clavelle, 9 octobre 1950.

Concluons avec cette mise au point de Guénon (dont des extraits ont déjà été cités plus haut) :
Voilà déjà une dizaine de jours que j’ai reçu votre lettre et je n’ai pas encore pu arriver jusqu’ici à y répondre ; comme vous pouvez le penser, les affaires suisses augmentent considérablement ma correspondance tous ces temps-ci, et je crains bien que ce ne soit pas encore fini… – Les événements sont allés très vite, beaucoup plus qu’on ne pouvait le prévoir, mais, malgré cela, vous avez bien fait de m’envoyer votre lettre « rétrospective », si l’on peut dire, car, en voyant réunies ainsi toutes ces choses dont certaines remontent déjà à tant d’années, on se rend mieux compte que, en réalité, cela n’a jamais marché d’une façon bien satisfaisante, et il va de soi, comme vous le dites, que Sidi Mustafa n’y est pour rien. Je dois dire que, dans tout cela, il y a bien des détails que j’avais plus ou moins oubliés, et aussi d’autres dont je crois même n’avoir jamais eu connaissance ; ainsi, par exemple, j’ignorais que Sheikh Aïssa avait eu, à un certain moment, l’intention de faire des conférences à la salle Adyar ! Je ne peux pas tout reprendre point par point, car je n’en finirais pas, mais le rapprochement de tout cela est vraiment édifiant, et on ne voit que trop bien à qui appartient en définitive la responsabilité de tout ce qui est arrivé. Il est vrai que les Suisses ont pris maintenant le parti de tout nier ou à peu près, et de qualifier de « fausses informations » tout ce qui les gêne ; ils se contredisent d’ailleurs eux-mêmes à chaque instant, chacun dément ce qu’un autre a dit, et ainsi de suite ; et ce sont eux qui accusent les autres de mauvaise foi ! – Ce qu’il y a certainement de pire dans toute cette affaire, c’est la « désislamisation » progressive de la tarîqah, qu’on nie aussi comme tout le reste, mais qui pourtant n’est malheureusement que trop évidente ; ce que vous appelez (et moi aussi, naturellement) « une tarîqah digne de ce nom », ils l’appellent dédaigneusement « une tarîqah ordinaire » ou « une tarîqah comme toutes les autres » ; comme je l’ai répondu à Abu Bakr [Martin Lings], je souhaiterais fort qu’on ait affaire à une tarîqah ordinaire, et non pas à une vague organisation à prétentions « universalistes » qui bientôt, si cela continue, ne sera plus du tout une tarîqah. Pour ce qui est de la réduction des rites au minimum, je m’en doutais bien, mais, d’après ce que vous m’en dites, je vois que cela va encore beaucoup plus loin que je n’aurais pu le supposer ; il va de soi que, depuis ce que j’écrivais à ce sujet il y a 15 ans, je n’ai aucunement changé d’avis. Au fond, là comme pour tout le reste, il y a un défaut de connaissances techniques véritablement incroyable ; ce n’est certes pas avec des fantaisies soi-disant « inspirées » qu’on peut y suppléer ! Sûrement, Sidi Mustafa a bien vu toutes ces anomalies, et c’est ce qu’on ne lui pardonnera jamais ; on appelle cela « esprit de contradiction »… – Je n’insisterai pas sur les récents incidents, puisque Sidi Mustafa vous a tenu constamment au courant, de sorte que je ne pourrais que redire que ce que vous savez déjà. Quant à votre conversation avec Sheikh Aïssa, je n’en suis nullement surpris, mais elle confirme nettement que c’est bien de lui-même que venaient les appréciations formulées par les uns et les autres au sujet de mes articles sur le Christianisme, et, d’autre part, elle m’explique assez bien son mécontentement contre vous ; comment, en effet, peut-on se permettre de contredire quelqu’un qui est si persuadé de sa propre infaillibilité en toutes choses ? […]

Pour les précautions à prendre en vue de diverses éventualités, Clavelle m’en a parlé en effet, et j’en ai envisagé moi-même quelques autres encore au sujet de la revue ; il pourra vous faire part de ce que je lui ai dit sur tout cela. En somme, le seul point qui reste obscur pour vous est la question de savoir si, pour les affaires d’éditions et de traductions, un pouvoir comme celui qu’a Sidi Mustafa peut demeurer valable après moi ou s’il y a d’autres dispositions à prendre ; Clavelle doit demander à Madero de consulter quelqu’un de compétent à ce sujet. Bien entendu, il ne faudrait pas que ce soit Clavelle qui soit chargé de questions d’argent ; je ne peux pas le lui dire, naturellement, mais ses occupations déjà trop nombreuses me paraissent être une raison toute trouvée pour ne pas lui demander de choses de ce genre. – À propos des autres précautions, personne n’a et n’aura jamais aucun document de moi l’autorisant d’une façon quelconque à se considérer comme mon successeur, ce qui me paraîtrait d’ailleurs tout à fait dépourvu de sens. Si j’ai dit autrefois que la tarîqah était « le seul aboutissement de mon œuvre » (ce qui du reste était vrai à cette époque), il doit être bien entendu qu’il s’agissait en cela de la tarîqah elle-même, ce qui n’a absolument rien à voir avec « l’œuvre de Sheikh Aïssa » ; je pensais encore qu’il devait s’agir d’une tarîqah « normale », dans laquelle il n’aurait dû avoir rien d’autre à faire que de remplir la fonction de « transmetteur » et de se conformer strictement à l’enseignement traditionnel, sans introduire aucune innovation ayant un caractère « personnel ».
René Guénon à Louis Caudron, 17 octobre 1950.


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16 commentaires:

  1. Bonjour,
    Pourriez-vous développer un peu sur les disciples de Krishna Menon qui "cernaient littéralement Guénon au Caire"?
    Merci
    Abdallah

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  2. Bonjour,

    Par exemple son associé Moyine al-Arab ou son médecin Salomon Katz. En fait parmi les gens qui l'entouraient je ne sais pas s'il y a quelqu'un qui n'était pas disciple soit de Schuon, soit de Krishna Menon (plusieurs sont passés de l'un à l'autre).

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    1. Je suis étonné d'apprendre cela. Si René Guénon a donné ses enfants en tutelle à un disciple de Krishna Menon, c'est qu'il ne devait pas en avoir une opinion trop défavorable... Je n'ai jamais vu la moindre mention de son nom dans sa correspondance ou ses compte-rendus... Avez-vous des documents où Guénon en parle?

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    2. Je ne sais pas à quelle époque le tuteur en question s'est ouvertement déclaré disciple de Krishna Menon, il a pu le faire après le décès de Guénon. Je n'ai pas lu de documents de Guénon le mentionnant, on en trouve par exemple mention chez Sedgwick (je ne le cite pas pour ses analyses mais pour les faits qu'il relate) :
      https://books.google.fr/books?id=s-_QCwAAQBAJ&pg=PT186

      Mais ce n'est pas lui en particulier l'important, c'est l'ensemble du milieu, et sa constitution générale était tout de même remarquable.

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    3. Merci pour la référence.
      Bien cordialement
      Abdallah

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    4. Pas de quoi.
      Bien cordialement.

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  3. Merci de votre article, fort éclairant!

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  4. Bonjour monsieur, je vous félicite pour votre article car en mettant au grand jour les ignominies de ce singulier personnage, vous avez décrédibilisé tout leur mouvement d'un seul coup; comme le dirait Guénon "Cela ne m’étonne guère, car, au point de vue technique, l’ignorance de tous ces gens, à commencer par Frithjof Schuon lui-même, est véritablement effrayante…" cela incluait bien entendu titus burckhardt et martin lings.

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  5. Bonjour monsieur, merci bien, il y a certaines choses qui étaient déjà connues, mais de manière générale cela ne fait pas de mal de récapituler les choses.

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  6. Bonsoir, je voulais savoir si c'était ce Krishna Menon qui lançait des sorts a R.Guénon depuis l'inde, ou était-ce un autre personnage ?

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  7. Bonjour, je ne sais pas, je n'ai pas connaissance de quelqu'un lançant des sorts à Guénon depuis l'Inde.

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  8. C'est ce que Leila Guenon avait dit il y a quelque années de cela : "Oui, celà était avant notre naissance, une sorte de magie noire en Inde, un ami Abdel Hadi, a voyagé exprès pour arrêter l'effet et retourné avec une photo de mon père pleine d'épingles partout, c'est drôle je ne peux pas l'expliquer, mais ma maman nous l'avait raconté un jour."

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  9. Je ne connaissais pas cette histoire. Si elle est vraie je suppose qu'elle se rapporte à quelque chose du domaine psychique. Sinon, en la prenant au sens littéral, je ne comprends pas comment l'ami a pu trouver la localisation exacte du sorcier en Inde et faire en sorte qu'il accepte de lui donner la photo, et je ne comprends pas en quoi cela pouvait faire cesser les attaques du sorcier, qui n'avait alors qu'à prendre une autre photo.

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  10. Je ne sais comment cette histoire s'est exactement passée car c'est l'épouse de Guénon qui avait connaissance de cette histoire et qui en parla à ses enfants; c'est donc pour cette raison que je vous ai posé la question en pensant que vous auriez peut-être des informations complémentaires sur tout cela.

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