Sommaire
Introduction
1) Un récit mensonger
1-a) Les événements racontés par Marco Pallis
1-b) Mentions de Pallis par Guénon
1-c) Cheminement public de Coomaraswamy, relayé au fur et à mesure par Guénon
1-c-i) Symboles du Bouddhisme
1-c-ii) Correction des travaux de Mrs. Rhys Davids
2) L’hostilité d’un groupuscule sectaire
2-a) Préciosité
2-b) L’influence de Schuon
2-c) Des demandes de modifications qui virent au harcèlement
2-d) Une nette hostilité envers Guénon
2-e) Une hostilité aussi dirigée contre Coomaraswamy
3) Des nuances nécessaires
3-a) Indifférence à la vérité
3-b) De quoi parle-t-on exactement ?
3-c) Nécessité de faire des distinctions
3-c-i) Le Vajrayâna
3-c-ii) Le Mahâyâna
3-c-iii) Le Hînayâna
3-d) Sujet réel de la rectification : le Bouddhisme originel
3-e) La position de Shankarâchârya
4) Dans les textes bouddhistes
4-a) À propos des deux chapitres supprimés de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta
4-b) Les Mâdhyamikas et sarva-shûnya
4-c) Les 5 éléments, le vide et l’atomisme
4-c-i) Âkâsha et l’espace
4-c-ii) Dans le canon pali
4-c-iii) Le Mahâyâna
4-c-iv) Le Hînayâna
Conclusion
Introduction
Il est régulièrement fait état de « l’erreur de Guénon sur le Bouddhisme », en sous-entendant par là les formes actuelles du Bouddhisme.
Cette accusation est simplement mensongère, elle empêche de comprendre la rectification réellement faite par Guénon, soit par un militantisme quelconque, par nature malhonnête, soit par fainéantise de vérifier les informations propagées par d’autres.
1) Un récit mensonger
1-a) Les événements racontés par Marco Pallis
On peut lire le récit que Pallis en fait dans son dernier livre :
L’enthousiasme nouvellement trouvé du jeune Guénon pour la sagesse védantique exposée par le grand Shankaracharya l’a mené à rejeter anattâ, et tout le Bouddhisme avec elle, comme étant à peine plus qu’une vague hérétique sur l’océan de l’intellectualité hindoue ; son propre échec à consulter les textes bouddhistes parallèles a été responsable d’une conclusion hâtive à laquelle, pendant un certain temps, il s’est accroché obstinément. À une date plus tardive, cependant, une approche de Guénon a été faite par moi-même, soutenue par A. K. Coomaraswamy, dont Guénon respectait beaucoup l’érudition lucide avec son souci scrupuleux pour l’autorité traditionnelle, de sorte qu’il a accepté d’éliminer de ses travaux publiés les passages anti-bouddhistes offensants
Marco Pallis, Buddhist Spectrum, 1980.Dans le texte suivant, il donne plus de détails sur le contexte :
à l’automne 1939, […] Moi et mon ami Richard Nicholoson […] avons décidé d’utiliser notre temps libre pour traduire deux des plus importants traités de Guénon, l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues et son chef-d’œuvre suprême, L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta […]
Chacun de ces livres présentait un problème qui nous a touché personnellement sous la forme d’un chapitre concernant le Bouddhisme, que Guénon rejetait sommairement comme à peine plus qu’un développement hérétique au sein du monde hindou lui-même ; il n’y avait pas de preuve montrant que Guénon, avant d’arriver à cette conclusion négative, avait consulté des textes bouddhistes d’autorité comme vérification après des critiques hostiles qu’il aurait pu citer à partir de sources déjà biaisées, une omission dont Coomaraswamy aurait été incapable. Que devions-nous, traducteurs, faire alors ? Devions-nous simplement rendre le texte juste comme il était ou devions-nous, avant de le faire, risquer un appel à l’auteur dans l’espoir qu’il reconsidère quelques une des choses qu’il avait dites à ce sujet ? Pour penser qu’il le fasse, cependant, des preuves nouvelles et convaincantes étaient indispensables : comment l’expérience personnelle de deux jeunes hommes pourrait avoir le moindre poids devant un homme de l’éminence de René Guénon ? Seulement une personne semblait qualifiée pour le faire réfléchir à nouveau : c’était Coomaraswamy, à la fois à cause du haut respect en lequel Guénon le portait, et aussi en tant que savant capable de produire des preuves concrètes d’un caractère irréfutable. Une lettre a été envoyée en hâte à Boston, demandant assistance sous la forme de citations d’autorité doublées de la permission d’utiliser son nom.
Coomaraswamy a bien voulu accéder à notre demande, une lettre de lui a suivi, contenant la preuve irréfutable prouvant que Guénon avait fait un certain nombre de déclarations inexactes de fait concernant ce que le Bouddhisme enseigne en réalité ; il nous restait, cependant, à rassembler les arguments en succession logique sur la base du nouveau matériau ainsi fourni à nous, auquel nous pouvions maintenant ajouter quelques observations à nous, se basant sur ce que nous avions vu et entendu lors de nos rapports avec des autorités bouddhistes au Sikkim, au Ladakh et à d’autres endroits. Cette lettre a ensuite été envoyée au Caire où Guénon habitait : en fait il a passé tout le reste de sa vie dans cette ville.
Nous n’avons pas eu à attendre longtemps pour une réponse, qui était au-delà de nos espoirs les plus chers dans leur totalité. Guénon a demandé que les deux chapitres offensants soient supprimés, promettant aussi de les remplacer par d’autres composés sur des lignes différentes. En effet, il est allé plus loin, puisqu’il nous a demandé, par anticipation, de faire des corrections similaires dans d’autres textes de lui si et quand nous viendrions à les traduire ; dans ce but il a fourni un certain nombre de passage réécrits, la plupart pas de grande longueur, mais suffisants pour répondre à nos diverses objections. Pour ce résultat réconfortant nous devons remercier Coomaraswamy dans une large mesure, bien que l’initiative soit venue de nous ; l’intégrité intellectuelle de Guénon à s’incliner devant les preuves mérite aussi des remerciements.
Marco Pallis, A Fateful Meeting of Minds: A. K. Coomaraswamy and R. Guénon (dans Studies in Comparative Religion, Vol. 12, No. 3 & 4. Summer-Autumn 1978).Chacun de ces livres présentait un problème qui nous a touché personnellement sous la forme d’un chapitre concernant le Bouddhisme, que Guénon rejetait sommairement comme à peine plus qu’un développement hérétique au sein du monde hindou lui-même ; il n’y avait pas de preuve montrant que Guénon, avant d’arriver à cette conclusion négative, avait consulté des textes bouddhistes d’autorité comme vérification après des critiques hostiles qu’il aurait pu citer à partir de sources déjà biaisées, une omission dont Coomaraswamy aurait été incapable. Que devions-nous, traducteurs, faire alors ? Devions-nous simplement rendre le texte juste comme il était ou devions-nous, avant de le faire, risquer un appel à l’auteur dans l’espoir qu’il reconsidère quelques une des choses qu’il avait dites à ce sujet ? Pour penser qu’il le fasse, cependant, des preuves nouvelles et convaincantes étaient indispensables : comment l’expérience personnelle de deux jeunes hommes pourrait avoir le moindre poids devant un homme de l’éminence de René Guénon ? Seulement une personne semblait qualifiée pour le faire réfléchir à nouveau : c’était Coomaraswamy, à la fois à cause du haut respect en lequel Guénon le portait, et aussi en tant que savant capable de produire des preuves concrètes d’un caractère irréfutable. Une lettre a été envoyée en hâte à Boston, demandant assistance sous la forme de citations d’autorité doublées de la permission d’utiliser son nom.
Coomaraswamy a bien voulu accéder à notre demande, une lettre de lui a suivi, contenant la preuve irréfutable prouvant que Guénon avait fait un certain nombre de déclarations inexactes de fait concernant ce que le Bouddhisme enseigne en réalité ; il nous restait, cependant, à rassembler les arguments en succession logique sur la base du nouveau matériau ainsi fourni à nous, auquel nous pouvions maintenant ajouter quelques observations à nous, se basant sur ce que nous avions vu et entendu lors de nos rapports avec des autorités bouddhistes au Sikkim, au Ladakh et à d’autres endroits. Cette lettre a ensuite été envoyée au Caire où Guénon habitait : en fait il a passé tout le reste de sa vie dans cette ville.
Nous n’avons pas eu à attendre longtemps pour une réponse, qui était au-delà de nos espoirs les plus chers dans leur totalité. Guénon a demandé que les deux chapitres offensants soient supprimés, promettant aussi de les remplacer par d’autres composés sur des lignes différentes. En effet, il est allé plus loin, puisqu’il nous a demandé, par anticipation, de faire des corrections similaires dans d’autres textes de lui si et quand nous viendrions à les traduire ; dans ce but il a fourni un certain nombre de passage réécrits, la plupart pas de grande longueur, mais suffisants pour répondre à nos diverses objections. Pour ce résultat réconfortant nous devons remercier Coomaraswamy dans une large mesure, bien que l’initiative soit venue de nous ; l’intégrité intellectuelle de Guénon à s’incliner devant les preuves mérite aussi des remerciements.
http://www.worldwisdom.com/public/library/A_Fateful_Meeting_of_Minds-by_Marco_Pallis.aspx
Pallis est donc « offensé » par ce qu’il appelle lui-même un « chef-d’œuvre » de Guénon au point qu’il lui demande de le traduire. Comme il ne connaît pas les textes bouddhistes, il utilise Coomaraswamy pour en obtenir des extraits, afin de faire plier Guénon.
1) b) Mentions de Pallis par Guénon
En lisant Pallis, on a l’impression que la nature du Bouddhisme était à l’époque tout à fait connue, sauf par Guénon qui tenait depuis des années une position fausse, caricaturale et figée, et que grâce à son intervention (fin 1939, début 1940), celui-ci a fait un revirement soudain.
On peut chercher si le revirement subit est évoqué dans les correspondances à Coomaraswamy.
Marco Pallis m’a naturellement envoyé son livre ; il s’y trouve en effet des parties qui sont très bien ; je regrette seulement qu’elles soient un peu perdues au milieu des détails d’un récit de voyages ; mais il est vrai que cela pourra ainsi atteindre des gens qui n’auraient pas lu un ouvrage entièrement doctrinal, et, d’après ce qu’il m’a écrit, il semble bien que cela ait été son intention en mélangeant ainsi ces deux ordres de choses si différents.
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 9 février 1940.
À propos de Pallis, il m’a écrit dernièrement que, dans votre correspondance avec lui, vous aviez parlé de la question des traductions anglaises de mes livres et de la possibilité de les faire éditer par Luzac. On avait ajourné la chose en raison des circonstances peu favorables, mais justement on a pensé ces temps-ci à essayer de la reprendre sans attendre davantage ; je vous tiendrai au courant de ce qui en résultera. Je ne sais pas au juste ce qu’il en est en Angleterre, mais, en France, les affaires de librairie semblent avoir repris plus rapidement qu’on ne l’aurait pensé.
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 20 février 1940.
Il paraît que le livre de M. Pallis a déjà une 2e édition ; j’en suis tout étonné, car la 1re a paru à un moment qui semblait bien peu favorable. – À propos de M. Pallis, il m’a dit vous avoir parlé de la question de la traduction anglaise de mes livres ; comme il paraissait d’ailleurs assez peu au courant du point où en sont les choses, je lui ai donné quelques explications à ce sujet. Au début de la guerre, on avait ajourné toute idée d’édition, mais maintenant on pense à reprendre la chose sans plus attendre. Nous revoyons donc une dernière fois, en ce moment même, la traduction d’« Orient et Occident » et celle de la « Crise du Monde moderne », afin que ce soit complètement prêt.
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 10 mars 1940.Pas de trace de cette soi-disant révolution apportée par Pallis.
Au contraire, comme nous allons le voir, à la lecture de leur correspondance, on constate que Guénon et Coomaraswamy discutaient déjà de la nature du Bouddhisme depuis des années. Et ces discussions n’avaient rien de confidentiel dans leur contenu, elles portaient sur les travaux publics de Coomaraswamy, que Guénon avait relayés et validés au fur et à mesure dans les Études Traditionnelles.
1) c) Cheminement public de Coomaraswamy, relayé au fur et à mesure par Guénon
Les dates qui sont en puces dans la suite sont les dates de publication des travaux de Coomaraswamy.
1) c) i) Symboles du Bouddhisme
- Décembre 1935 : Journal of the Indian Society of Oriental Art, p. 127, Ananda K. Coomaraswamy – The « conqueror’s life » in Jaina painting : explicitur reductio haec artis ad theologiam.
Le Jaïnisme, comme le Bouddhisme, reflètent une révolte du pouvoir temporel (kshatra, regnum) contre le pouvoir spirituel (brahma, sacerdotum). Cette révolte est préfigurée comme une possibilité dans la figure d’Indra, le Lucifer Védique et fils prodigue qui prend possession des trésors paternels et extravertit la puissance et la gloire du royaume intérieur. Mais alors que dans le RV, Indra agit surtout comme vassal d’Agni, exerçant un pouvoir délégué (RV, X, 52, 5, imité dans le Râjasûrya, SB, V, 3, 5, 27, f. et V, 4, 3, 3, f.), et ainsi en relation légitime avec, et protecteur de l’opération spirituelle (vratapâ, « fidei defensor »). En même temps, il se présente une autre possibilité. Cette possibilité, latente in principio, est réalisée sous la forme d’Indra Vaikuntha : « Rendu fou par l’orgueil dans sa propre énergie-héroïque et dupé par la magie des Titans » (svena virena darpitah... mohito’suramâyayâ, BD. VII, 54, f.) il attaque les Anges, et doit être « éveillé » (bhuddyâ) avant qu’il retourne à son allégeance. Étant rendu fou, dupé et engourdi, son statut est ainsi satanique, Lucifer a été obscurci, et est donc Satan. Cette possibilité satanique est nécessairement réalisée en temps voulu dans l’histoire, où elle est représentée par une révolte effective du pouvoir temporel, tel que cela est reflété dans le Jaïnisme et le Bouddhisme, et peut être reconnu dans tout cycle historique.
Le Journal of the Indian Society of Oriental Art (no de décembre 1935) a publié une importante étude de M. Ananda K. Coomaraswamy sur la peinture jaïna, qui, conçue dans le même esprit que ses Elements of Buddhist Iconography dont nous parlons d’autre part, complète d’heureuse façon les vues exposées dans ceux-ci ; et le sous-titre : « Explicitur reductio hoec artis ad theologiam », inspiré d’un opuscule de saint Bonaventure, en précise nettement les intentions. Comme le Bouddhisme, le Jaïnisme, bien qu’hétérodoxe et rejetant même formellement la tradition vêdique, n’a pourtant, en fait, rien changé d’essentiel à la conception primordiale d’un Avatâra éternel, si bien qu’on peut faire, au sujet des représentations de la « vie du Conquérant » (Jina-charitra), des observations parallèles à celles auxquelles donne lieu la vie du Bouddha. L’auteur fait aussi remarquer que la révolte du pouvoir temporel (kshatra) contre l’autorité spirituelle (brahma), que reflète le Jaïnisme aussi bien que le Bouddhisme, est en quelque sorte préfigurée, comme possibilité, par un certain aspect « luciférien » de l’Indra vêdique ; les doctrines hétérodoxes qui présentent un tel caractère pourraient donc être considérées comme la réalisation même de cette possibilité au cours d’un cycle historique.
Études Traditionnelles, juillet 1936, comptes rendus de revues.- 1935 : Ananda K. Coomaraswamy – Elements of Buddhist Iconography.
Cet important ouvrage contient l’interprétation des principaux symboles employés par le Bouddhisme, mais qui, en fait, lui sont bien antérieurs et sont en réalité d’origine vêdique, car, comme le dit très justement l’auteur, « le Bouddhisme dans l’Inde représente un développement hétérodoxe, tout ce qui est métaphysiquement correct dans son ontologie et son symbolisme étant dérivé de la tradition primordiale ». Les symboles qui ont été appliqués au Bouddha sont principalement ceux de l’Agni vêdique, et cela non pas plus ou moins tardivement, mais, au contraire, dès l’époque où on ne le représentait pas encore sous la forme humaine.
[…] ces considérations sont de nature à modifier singulièrement l’idée « rationaliste » que les Occidentaux se font du « Bouddhisme primitif », qui peut-être était au contraire moins complètement hétérodoxe que certains de ses dérivés ultérieurs ; s’il y a eu « dégénérescence » quelque part, ne serait-ce pas précisément dans le sens inverse de celui que supposent les préjugés des orientalistes et leur naturelle sympathie de « modernes » pour tout ce qui s’affirme comme antitraditionnel ?
[…] ces considérations sont de nature à modifier singulièrement l’idée « rationaliste » que les Occidentaux se font du « Bouddhisme primitif », qui peut-être était au contraire moins complètement hétérodoxe que certains de ses dérivés ultérieurs ; s’il y a eu « dégénérescence » quelque part, ne serait-ce pas précisément dans le sens inverse de celui que supposent les préjugés des orientalistes et leur naturelle sympathie de « modernes » pour tout ce qui s’affirme comme antitraditionnel ?
- 1938 : Ananda K. Coomaraswamy – The Nature of Buddhist Art.
C’est l’introduction, éditée séparément, d’un important ouvrage sur The Wall Paintings of India, Central Asia and Ceylon, en collaboration avec M. Benjamin Rowland. L’auteur montre que, pour comprendre vraiment l’art bouddhique, et en particulier les représentations du Bouddha, il faut se référer à des conceptions fort antérieures au Bouddhisme lui-même, puisqu’elles se rattachent en définitive aux sources vêdiques et, par là, au symbolisme universel, commun à toutes les traditions. L’application plus ou moins hétérodoxe qui en a été faite n’empêche pas que, en principe, la naissance historique du Bouddha représente la manifestation cosmique d’Agni, et que sa vie peut, dans le même sens, être dite « mythique », ce qui n’est pas en nier la réalité, mais au contraire en faire ressortir la signification essentielle.
Études Traditionnelles, mars 1938, comptes rendus de livres.1) c) ii) Correction des travaux de Mrs. Rhys Davids
Je lis en ce moment un livre de Mrs. Rhys Davids : « The Birth of Indian psychology and its development in Buddhism », et j’y vois notamment ce dont vous me parliez dernièrement : cette confusion de « soul », « spirit », « self », etc., est véritablement effrayante ! Et que dire de son point de vue prétendu « historique » ? Son « Sakya » me fait l’effet d’être, pour une bonne part, une imagination due tout simplement à son préjugé « antimonastique »…
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 11 février 1936.Dans la suite, les conceptions réincarnationistes de Mrs Rhys Davids sont abordées :
- Juillet 1936 : Indian Culture, p. 19, Ananda K. Coomaraswamy – Rebirth and Omniscience in Pâli Buddhism.
Coomaraswamy exhibe déjà des citations montrant plusieurs compréhensions du soi, et la présence d’un principe transcendant dans les textes du Bouddhisme originel.
Votre réponse à Mrs. Rhys Davids est tout à fait bien, et concorde en somme entièrement avec les critiques que j’ai formulées à son sujet il y a quelque temps. – Puisque vous avez abordé à cette occasion la question de « rebirth », en attendant l’autre travail dont nous avons parlé, je dois dire que la façon dont vous l’envisagez me paraît très exacte ; « transmigration » et non « réincarnation », ce sont bien les termes mêmes que j’employais dans ma dernière lettre.
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 21 septembre 1936.
Dans Indian Culture (vol. III, no I), un article de M. Ananda K. Coomaraswamy, intitulé Rebirth and Omniscience in Pâli Buddhism, contient une critique des conceptions de Mrs Rhys Davids qui s’accorde entièrement avec celle que nous avons formulée ici même*, il y a peu de temps, en rendant compte d’un de ses ouvrages. L’auteur proteste très justement contre une certaine façon de dénaturer les textes en écartant leurs parties métaphysiques, d’où ne peut résulter qu’une déformation complète de leur signification. D’autre part, il signale que, ayant étudié la doctrine de la mort et de la renaissance dans le Rig-Vêda, les Brâhmanas, les Upanishads, la Bhagavad-Gîtâ et le Bouddhisme pâli, il n’a trouvé aucun « développement » de cette doctrine à travers toute cette série, ni aucun enseignement du retour de l’être au même monde qu’il a quitté à la mort ; il est partout question de « transmigration », mais non point de « réincarnation ».
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* Comptes rendus de livres, avril 1936 : Mrs Rhys Davids – The Birth of Indian Psychology and its development in Buddhism.
Études traditionnelles, novembre 1936, comptes rendus de revues.----
* Comptes rendus de livres, avril 1936 : Mrs Rhys Davids – The Birth of Indian Psychology and its development in Buddhism.
Pour la « régénération », les textes dont vous parlez paraissent vraiment très explicites en effet. – J’ai bien toujours pensé aussi que même les textes bouddhiques soi-disant « réincarnationnistes » avaient été mal interprétés et devaient avoir en réalité un autre sens que celui qu’on veut y voir.
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 26 décembre 1936.
Ce que vous m’expliquez au sujet d’anattâ apparaît comme beaucoup plus « normal » que l’interprétation ordinaire, qui soulève des difficultés et même des contradictions à n’en plus finir. – Faut-il conclure que le Bouddhisme, tout au moins sous la forme du Hînayâna, est devenu par la suite beaucoup plus hétérodoxe qu’il ne l’était à l’origine ? Et, s’il en est ainsi, quand et comment cette déviation ultérieure a-t-elle pu s’introduire ?
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 27 janvier 1937.
Je vois que votre travail sur la « réincarnation » sera beaucoup plus long que je ne le pensais, car je croyais qu’il ne s’agissait en somme que d’un simple article ; je souhaite que vous puissiez terminer sans trop tarder le volume entier que vous envisagez, car il sera certainement fort utile pour rectifier beaucoup d’idées fausses… – Ceci me fait penser à Mrs. Rhys Davids : j’ai appris dernièrement qu’elle s’occupe beaucoup de « psychisme », pour ne pas dire de spiritisme ; il y a sûrement là l’explication de bien des choses bizarres que j’avais remarquées depuis longtemps dans ses écrits !
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 21 septembre 1937.
Merci aussi d’avance pour le prochain article que vous m’annoncez sur le dernier livre de Mrs. Rhys Davids ; nous n’avons toujours pas reçu celui-ci, mais, s’il nous est envoyé, je saurai dès maintenant qu’il n’y aura pas lieu que j’en parle dans les comptes rendus, afin de ne pas faire double emploi avec votre article.
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 17 décembre 1938.
Vos trois lettres des 30 décembre, 3 et 4 janvier, me sont arrivées en même temps. – Merci bien vivement pour l’article joint à la dernière, très intéressant comme toujours, et qui me paraît mettre très bien les choses au point.
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 22 janvier 1939.
Merci pour l’indication de l’adjonction à faire à votre article sur le livre de Mrs. Rhys Davids.
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 16 février 1939.
Pour l’addition que vous m’indiquez cette fois pour votre article sur le livre de Mrs. Rhys Davids, la dernière phrase (« it is the same in the geneologia regni Dei, » etc.) étant en caractères très pâles, je me demande si cela est dû simplement à un accident de « typing », ou si votre intention n’a pas été de l’effacer après coup ; voudrez-vous avoir l’obligeance de me dire ce qu’il en est ?
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 10 mars 1939.
M. Préau me dit vous avoir envoyé sa traduction de votre article sur le « Bouddhisme originel ». – Je lui ai fait parvenir la note à ajouter à l’autre article.
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 2 avril 1939.- Mai 1939 : Études Traditionnelles, Ananda K. Coomaraswamy – Le Bouddhisme originel.
https://oeuvre-de-rene-guenon.blogspot.com/2020/12/le-bouddhisme-originel-ananda-k.html
- Décembre 1939 : New Indian Antiquary, Ananda K. Coomaraswamy – The Reinterpretation of Buddhism.
https://archive.org/details/newindianantiquaryvol219391940_708_E/page/n601/mode/2up
Celle-ci sera commentée par Guénon dans les Études Traditionnelles en septembre 1946 :
Dans le New Indian Antiquary (no de décembre 1939), sous le titre The Reinterpretation of Buddhism, M. A. K. Coomaraswamy examine certains des points principaux sur lesquels doit être rectifiée la conception qu’on s’était faite jusqu’ici du Bouddhisme, qui en réalité ne fut d’ailleurs tant admiré en Europe que parce qu’il avait été fort mal compris. Mrs Rhys Davids a contribué par ses récents livres à cette rectification, particulièrement en ce qui concerne l’interprétation d’anattâ, qui n’implique aucunement une négation de l’Âtmâ comme on l’a si souvent prétendu, mais qui ne peut se comprendre véritablement que par la distinction du « Grand Âtmâ » et du « petit Âtmâ », c’est-à-dire en somme du « Soi » et du « moi » (quels que soient les termes qu’on préférera adopter pour les désigner dans les langues occidentales, et parmi lesquels celui d’« âme » est surtout à éviter comme donnant lieu à d’innombrables confusions) ; et c’est du second seulement qu’il est nié qu’il possède une réalité essentielle et permanente. Quand il est dit de l’individualité, envisagée dans sa partie psychique aussi bien que dans sa partie corporelle, que « ce n’est pas le Soi », cela même suppose qu’il y a un « Soi », qui est l’être véritable et spirituel, entièrement distinct et indépendant de ce composé qui lui sert seulement de véhicule temporaire, et dont il n’est point un des éléments composants ; et en cela, au fond, le Bouddhisme ne diffère nullement du Brâhmanisme. Aussi, l’état de l’arhat, qui est libéré du « moi » ou du « petit âtmâ », ne saurait-il en aucune façon être regardé comme une « annihilation » (chose qui est d’ailleurs proprement inconcevable) ; il a cessé d’être « quelqu’un », mais, par cela même, il « est » purement et simplement ; il est vrai qu’il n’est « nulle part » (et ici Mrs Rhys Davids paraît s’être méprise sur le sens où il faut l’entendre), mais parce que le « Soi » ne saurait évidemment être soumis à l’espace, non plus qu’à la quantité ou à toute autre condition spéciale d’existence. Une autre conséquence importante est que, dans le Bouddhisme pas plus que dans le Brâhmanisme, il ne peut y avoir place pour une « prétendue réincarnation » : le « moi », étant transitoire et impermanent, cesse d’exister par la dissolution du composé qui le constituait, et alors il n’y a rien qui puisse réellement se « réincarner » ; l’« Esprit » seul peut être conçu comme « transmigrant », ou comme passant d’une « habitation » à une autre, mais précisément parce qu’il est, en lui-même, essentiellement indépendant de toute individualité et de tout état contingent. – Cette étude se termine par un examen du sens du mot bhû, pour lequel Mrs Rhys Davids a insisté trop exclusivement sur l’idée de « devenir », bien que celle-ci y soit d’ailleurs souvent contenue en effet, et sur celui du mot jhânâ (en sanscrit dhyânâ), qui n’est pas « méditation », mais « contemplation », et qui, étant un état essentiellement actif, n’a rien de commun avec une « expérience mystique » quelconque.
Ces travaux, le dernier compte-rendu mis à part, sont antérieurs à la demande de Pallis. Si on resitue correctement celle-ci, elle a bien été une occasion saisie par Guénon pour corriger ses livres, mais à la lecture de ses prises de positions, aussi bien privées que publiques, il est évident qu’il comptait faire ces corrections tôt ou tard.
La publication par Coomaraswamy de Hinduism and Buddhism, en 1943, n’a pas été une surprise, ce n’était que la récapitulation et l’enrichissement de nombreux travaux déjà publiés, dont l’article publié en mai 1939, dans les Études Traditionnelles, sur Le Bouddhisme originel.
Donc pas de conclusion hâtive à laquelle Guénon se serait accroché obstinément. Toutes ces considérations sur la nature du Bouddhisme originel étaient publiquement traitées de front par Coomaraswamy et Guénon.
Partie suivante :
https://oeuvre-de-rene-guenon.blogspot.com/2020/12/la-question-du-bouddhisme-2.html
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