Le Bouddhisme originel
Paru dans les Études Traditionnelles, no 233 (mai 1939).
Dans un volume récent (1), Mme Rhys Davids résume sous une forme commode les conclusions auxquelles elle est arrivée touchant la nature de l’enseignement bouddhique « originel ». Les spécialistes du Bouddhisme envisagent aujourd’hui ce dernier dans son milieu originel propre, et non plus comme s’il avait été quelque chose d’entièrement nouveau et étranger à la mentalité hindoue ; si l’on estime à présent que le Bouddhisme a été beaucoup moins hétérodoxe qu’on ne l’avait cru à un moment, ce résultat est dû pour une bonne part à l’œuvre de Mme Rhys Davids. Et c’est là un grand service qu’elle nous a rendu. Mais ce résultat suggère en même temps une réflexion curieuse, à savoir que la vogue suspecte d’un certain « Bouddhisme » en Europe reposait sur une conception tout à fait erronée de la vraie nature du Bouddhisme. Les doctrines essentielles de ce dernier, comme celles de toutes les traditions orthodoxes, sont en opposition radicale avec notre individualisme moderne.
Mme Rhys Davids soutient maintenant que le Bouddha n’a jamais nié l’attâ (âtmâ) et que l’attâ est avant tout l’« esprit ». C’est un point sur lequel je suis entièrement d’accord avec elle, bien que je ne partage pas beaucoup d’autres de ses vues. L’esprit est l’être (esse) véritable d’un chacun, en tant que cet être est distingué de ses accidents (nâma-rûpa, saviññâna-kâya, activité psycho-physique). C’est pourquoi l’âtmâ, employé comme pronom réfléchi, acquiert le sens secondaire de « soi-même » et c’est pourquoi il a été traduit par le « Soi », avec une majuscule, lorsqu’il désigne le « soi suprême ». Ce terme de « Soi » nous semble néanmoins prêter à deux objections : la première est qu’il laisse de côté l’idée fondamentale de souffle, de respiration ; et la seconde est que notre conception d’un « soi », sans autre précision, n’exclut pas cet ego psycho-physique que le puthujana (l’homme naturel) identifie avec « lui-même » : identification simplement instinctive chez le puthujana, mais qui devient délibérée et consciente chez le natthika (le matérialiste). La meilleure façon d’éviter ces difficultés est peut-être de rendre âtmâ par « soi-même », là où il est pris comme pronom réfléchi, et de le traduire ailleurs par « essence spirituelle », on simplement par « esprit », en supposant comme une chose entendue que l’esprit est notre être véritable. Il est à peine nécessaire, bien que ce puisse être parfois utile, de distinguer mon esprit de l’Esprit, puisque jîvâtmâ est en définitive identique à paramâtmâ, de même qu’il est dit : « Celui qui est uni au Seigneur est un seul Esprit » (I Cor., VI, 17). Enfin, quel que soit le contexte, il serait toujours erroné de rendre âtmâ par « âme ».
Mme Rhys Davids, en conséquence, traduit les dernières paroles du Bouddha comme suit (et comme je l’avais fait) : « Soyez de ceux qui font de l’esprit leur lampe et leur refuge » (attadîpâ, atta-saranâ), cf. Dhammapada, 236 : « Fais-toi une lampe de l’esprit » (So karohi dîpam attano) et Sutta Nipâta, 501 : « Ayant l’esprit pour lumière, ils vont par le monde et ne sont plus rien » (yê attadîpâ vicharantê lokê akimchanâ). C’est lorsque l’« Œil dans le monde » est éteint que l’injonction : « Faites de l’esprit votre lampe et vivez ainsi ! » (attadîpâ viharatha) devient valable ; cette doctrine ne diffère pas de celle de Brihadâranyaka Upanishad, IV, 3, 6, où il est dit que, lorsque le soleil et la lune sont couchés et que le feu est éteint (shântê), lorsque la parole elle-même est éteinte, c’est l’esprit (âtmâ) qui est la lumière de l’homme. L’équivalence de dîpa et d’attâ apparaît encore, si nous rapprochons Mahâvagga, I, 23 : « Cherchez votre Soi ! » (attânam gavêyyêsâtha) de Dhammapada, 146 : « Vous qui êtes dans les liens de l’obscurité, pourquoi ne cherchez-vous pas la lumière ? » (andhakdrêna onaddhâ (2) padipamna gavêssatha ?). Soit dit en passant, il faut louer l’expression that you have hunted for (« ce que vous avez chassé » comme un gibier, c’est-à-dire cherché et poursuivi pour le prendre), par laquelle Mme Rhys Davids rend gavêyyêsâtha ; mais la « chasse du bétail perdu », qui, dit-elle, « est un trait des suttas bouddhiques », est aussi un « trait » de la tradition védique tout entière (cf. par exemple Rig-Vêda, X, 46, 2 ; ce trait est représenté dans le Christianisme par le vestigium pedis ; Eckhart parle de l’âme comme « suivant la trace de sa proie, le Christ ») ; et ici il aurait été utile d’indiquer que le terme pâli ou sanscrit qui correspond vraiment à « Voie » (magga, mârga ; le Dhâtupâtha, 298, a gavêsati = maggana) est dérivé de mrig, « chasser », et plus spécialement « suivre à la trace ». C’est seulement par ces considérations qu’il est possible de comprendre le culte des empreintes des pieds du Bouddha.
La négation bouddhiste de l’attâ est toujours une exclusion et jamais une négation absolue ; l’erreur du puthujana (l’homme naturel) consiste dans cette illusion que « l’essence spirituelle pourrait être trouvée dans ce qui n’est pas l’esprit » (anattani… attâ, Anguttara Nikâya, II, 52). C’est toujours à la fin de passages analysant le soi psycho-physique que reviennent les affirmations : na mê so attâ, « cela n’est pas mon essence spirituelle » (3) ou : n’êso ‘ham asmi n’êtam mê, « cela n’est pas moi, cela n’est pas à moi ». La méthode suivie est celle de la via remotionis ou negativa, bien connue par les textes chrétiens, d’après lesquels, également, « il y a certaines choses que notre intellect ne peut saisir… nous ne pouvons comprendre ce qu’elles sont, si ce n’est en niant qu’elles soient telles et telles choses » (Dante) ; « ce qu’Il n’est pas, dit saint Thomas, est plus clair pour nous que ce qu’Il est » ; « Il ne peut être atteint si ce n’est par des négations » (Nicolas de Cuse). Il nous serait impossible de comprendre la nature de notre être propre : « Tu ne peux penser le penseur de la pensée, tu ne peux connaître le connaisseur de la connaissance » (Brihadâranyaka Upanishad, III, 4, 2) ; cela peut seulement être erlebt dans une connaissance par identification (jnâna, qui étymologiquement comme sémantiquement, est l’équivalent de gnôsis), on ne peut en avoir (indirectement) aucune connaissance (vijnâna), si ce n’est la connaissance du « comme si » (yathâ). « Dieu lui-même ne sait pas ce qu’Il est, parce qu’il n’est aucun ce » (Jean Scot Erigène).
L’homme a deux « soi », qui peuvent être en guerre l’un avec l’autre (Samyutta Nikâya, I, 91-92 = Bhagavad-Gîta, VI. 5-7) ; c’est à eux que nous faisons allusion quand nous disons : « « J »’ai agi malgré « moi » » ou « contre ma meilleure nature ». Ces deux « soi » sont l’anima qu’il faut perdre et l’anima qu’il faut sauver d’après saint Luc (XVII, 33 et autres passages), la première anima (Ψυχή, « âme ») étant celle que l’homme doit haïr « s’il veut être Mon disciple » (Luc, XIV. 26). C’est en ce sens que « toute Écriture demande bien haut que l’on se libère de soi-même » (Eckhart) ; notre désintéressement ou, comme disent les Anglais, notre « non-attachement au soi » (unselfishness) étant, bien entendu, seulement un signe de cette libération, et non la libération elle-même. Les Brâhmanas et les Upanishads sont remplis d’allusions aux deux « soi ». Mme Rhys Davids écrit (p. 40) : « Une fois seulement j’ai trouvé expressément établie cette distinction (des deux « soi ») ; c’est dans l’Anguttara Nikâya, I, 249, où, dans le même sutta, nous trouvons opposés le « Grand Soi » (mahattâ = mahâtmâ) et le « petit soi » (app’-âtumo) ». Nous lisons cependant dans Sutta Nipâta, 508 : « Par quel soi (kên’attanâ) l’homme atteint-il le monde de Brahma (4) ? », passage qui est visiblement un écho de la question fondamentale des Upanishads : « Lequel est, le plus, le Soi ? » (katama âtmâ, Brihadâranyaka Upanishad, IV, 3, 7), « Lequel est-il ? » (katama, Maitri Upanishad, II, 1). L’Anguttara Nikâya (I, 149) oppose le « beau Soi » (kalyânam attânam) au « vilain soi » (pâpam attânam, le « moi haïssable » de Pascal). Les deux « soi » sont aussi distingués clairement dans le Dhammapada (160), où le Soi (l’Esprit) est le « Maître du soi » (de l’ego) (attâ hi attano nâtho) (5). Ils le sont également dans Samyutta Nikâya, I, 71-72, et, d’une manière semblable, dans le même recueil, I, 57, où il est parlé de cet être puéril dont « le soi est l’ennemi du soi » (amittên-êva-attanâ), enfin dans Dhammapada, 103, où l’homme qui vainc le soi (jêyya attânam) n’est certainement pas lui-même le soi qui est vaincu. Considérés ensemble, les trois derniers textes mentionnés sont virtuellement identiques à Bhagavad-Gîtâ, VI, 5-6, où l’essence spirituelle (âtmâ) est l’amie de celui dont la volonté propre (âtmâ) a été vaincue (jitah), mais l’ennemie de « ce qui n’est pas l’esprit » (anâtmanah = pâli anattano). De la même manière, le passage du Samyutta Nikâya (I, 169) : ajjhatam (= adhyâtmikam) êva jalayâmi jotim… hadayam jotitthânam, joti attâ sudanto, « j’allume en moi une flamme, le cœur en est l’autel et la flamme est le soi bien dompté », ce passage, disons-nous, n’exprime rien d’autre que l’« agnihotra (6) intérieur » de Shatapatha Brâhmana, X, 5, 3, 3 et de Shânkhâyana Aranyaka, X.
Réinterpréter la doctrine bouddhique de l’attâ, c’est toucher aux questions de la « réincarnation » et du karma. Par « réincarnation » (pauvre traduction des termes hindous qui signifient « nouvelle naissance », « devenir continué »), par « réincarnation », donc, en tant que distingué de la métempsychose, de la transmigration, de la régénération et de la résurrection, nous entendons toujours la croyance à une nouvelle naissance sur cette terre, soit dans un corps humain, soit dans une forme inférieure. Les deux doctrines de la « réincarnation » et du karma ne sont nullement inséparables. La doctrine du karma consiste essentiellement en ceci, que tout acte accompli a un effet immédiat ou différé, et que rien n’arrive sans une cause. Elle peut être identifiée à la doctrine chrétienne des « causes médiates », sans lesquelles, comme le dit saint Thomas d’Aquin, « le monde eût été privé de la perfection de la causalité » ; et elle s’accorde avec la remarque de saint Augustin, que « le corps humain a préexisté dans les vertus causales des œuvres précédentes » (7), remarque identique à celle de Samyutta Nikâya, II, 65 : « Ce corps… doit être regardé comme le produit d’œuvres passées ». Nier l’essence des choses composées, lesquelles ne sont pas des êtres, mais des opérations, oblige à soutenir qu’il n’y a pas de chose qui puisse passer d’une « habitation » (nivâsa) à une autre. La comparaison répétée de la lampe allumée à une autre lampe ne nous autorise pas davantage à trouver dans l’enseignement bouddhique l’assertion qu’une essence serait transmise d’une vie à une autre. C’est exactement comme lorsqu’une boule de billard vient frapper une autre boule : aucune chose n’est transmise, mais seulement une impulsion dirigée ; le mouvement de la seconde boule est sa « vie » et cette « vie » lui a été transmise, mais la boule ne peut pas dire : « J’étais la boule précédente » (dont l’arrêt correspond au thânam de la doctrine bouddhique touchant l’enchaînement des naissances, thânam (« arrêt ») au delà duquel il est si difficile d’aller quand on cherche à remonter la série des précédentes « habitations »). À ma connaissance, un seul savant a observé que « les Bouddhistes niaient la transmigration (il faut entendre la « réincarnation ») de l’âme » : ce savant est B. C. Law (voir le compte rendu de ses Concepts of Buddhism, par Keith, dans l’Indian Historical Quarterly, vol. XIV, 182). Law écrit en effet (p. 45) : « Le Bouddhiste a liberté d’accepter la croyance populaire à une nouvelle naissance… (Mais) il va sans dire que le penseur bouddhiste rejette l’idée que l’ego passerait d’une incarnation à une autre incarnation » (8). En fait, c’est une hérésie de soutenir que « cette conscience que nous possédons dure et transmigre (samsarati) sans perdre son identité » ; au contraire, le Bouddha enseigne expressément que « la conscience est un résultat de la production causale (patichchasamuppâda) et qu’il n’y a pas d’autre cause de la constitution d’une conscience » (Majjhima Nikâya, I, 256). À propos de ce passage, T. W. Rhys Davids a observé (Dialogues of the Buddha, II, p. 43) qu’il constituait « un rejet de la croyance à un principe permanent, transmigrant et intelligent (viññânam) qui serait dans l’homme, et l’affirmation du principe contraire – à savoir que le viññânam est un phénomène contingent ».
En d’autres termes, « nous » sommes et « nous » récoltons à la fois les conséquences de « ce qui a été fait », mais non comme une conséquence de ce que « nous » avons fait. Mme Rhys Davids cite (p. 89) la question posée dans Samyutta Nikâya, II, 75 et suiv. : « Si les actes sont accomplis sans un agent, c’est-à-dire sans un soi, qui est-ce qui en éprouve les conséquences ? » (cf. Jean, IX, 2 :1 « Qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » (9)) et elle juge que cette question est très raisonnable. Et sans doute l’est-elle pour le bon sens. Mais la doctrine de la production causale (patichchasamuppâda) est « profonde » (gambhîro, Samyutta Nikâya, II, 92) : elle va plus loin que le « bon sens » ne peut atteindre. La doctrine brâhmanique du « devenir renouvelé » (punarbhava) est cohérente et n’a pas varié depuis le Rig-Vêda jusqu’à Shankarâchârya (quoi qu’en ait pu penser le puthujana d’alors et qu’en puisse penser celui d’aujourd’hui). Du point de vue de la tradition hindoue ou, d’une façon plus générale, du point de vue traditionnel, l’« individualité » n’est pas une personne, mais c’est un « rôle » transmis, une « fonction » temporairement remplie par la personne qui s’« y » trouve, comme un voyageur qui se trouve dans une voiture (ratha), mais n’en fait pas partie. La transmission de l’individualité s’opère par la naissance et par l’assignation, la seconde confirmant la vocation déterminée par la filiation naturelle. L’individualité ainsi transmise et héritée n’a pas d’autre fonction ni d’autre valeur que de remplir les tâches (swadharma) auxquelles son idiosyncrasie la rend propre : à la mort, nous la laissons derrière nous continuer « notre » œuvre ; la « mort procréatrice » (Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 9,1) représentant la transmission naturelle, et la bénédiction donnée au fils par le père à son lit de mort (sampratti, sampradâna, Brihadâranyaka Upanishad, I, 5, 17, et Kaushitaki Upanishad, II, 15) représentant sa confirmation rituelle et sa délégation. Le fils hérite des responsabilités et de tout le status du père décédé ; et tout ceci s’applique également à la succession terrestre et à la genealogia regni Dei.
La vraie « personne » de l’homme est un « rayon » ou une « parcelle » de la Personne transcendantale (cette parcelle de la Possibilité infinie qui est une possibilité de manifestation), parcelle qui « est ici devenue à nouveau » (iha punar abhavat, Rig-Vêda, X, 90, 4) : « personne d’autre que le Seigneur n’est emporté par la giration universelle » (nêshvarâd anyah samsârî, commentaire de Shankara sur les Brahma-sûtras, I, 1, 5) (10). La réincarnation du soi psycho-physique, de « moi-même » au sens ordinaire du terme, a lieu par la procréation des descendants (cf. Rig-Vêda, VI, 70, 3 : pra prajâbhir jâyatê, « il est reprocréé dans ses enfants » ; Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 27, 17 : prajâ mê punas sambhûtir mê, « mes enfants constituent ma nouvelle naissance » ; Chhândogya Upanishad, III, 17, 5 : asoshtêti, punar utpâdanam êvâsya, « il a procréé : c’est cela sa nouvelle naissance » (11). Udâna, 70, rejette les deux opinions que « c’est moi l’agent » (ahamkâra) et que « c’est un autre qui est l’agent » (paramkâra) (12). C’est aussi une doctrine brâhmanique que ce n’est pas l’homme lui-même qui fait quoi que ce soit (Jaiminîya Upanishad Brâhmana, I, 5, 2 ; Bhagavad-Gîtâ, V, 8) et que son existence dans un mode donné (en pâli itthatâ) n’est pas sa véritable essence (Shatapatha Brâhmana, I, 9, 3, 23, où le retour à « soi-même », lorsque le rite a pris fin, est le retour « de la vérité au mensonge », de satyam à anritam), C’est l’Esprit seul, l’Homme Intérieur, qui voit, entend et agit en nous et par nous (âtmâ… ato hi sarvâni karmâni uttishthanti, « l’Esprit… car c’est de lui que naissent tous les actes », Brihadâranyaka Upanishad, I, 6, 3) ; et cet Esprit ne supporte pas les conséquences de ses actes, mais il les observe yathâbhûtam, « comme ils sont réellement », c’est-à-dire comme extrinsèques et adventices, comme le produit de causes médiates (karma) : l’Esprit lui-même est impassible. L’arhat, étant « dans l’esprit », voit en conséquence les événements, non comme des affections de sa sensibilité, mais comme des effets. Et si cela était impossible, si l’on ne pouvait obéir au commandement : « Soyez parfaits comme votre Père dans le Ciel est parfait », alors il n’y aurait aucun moyen d’échapper à la souffrance et à la mort (je rendrais ainsi punar mrityu) (13). Pour Mme Rhys Davids, cela n’est même pas, « sur cette terre, une possibilité éloignée » (Udâna : Verses of Uplift, p. XIII) (14) ; mais ce jugement revient à nier le but que la doctrine bouddhique, comme toute autre doctrine traditionnelle, désigne d’une façon constante et assurée ; et il prive les textes de toute valeur autre que « littéraire ». Si le Bouddha n’a pas en fait « vaincu la mort » (mârâbhibhû), comment aurait-il pu ouvrir les « Portes de l’Immortalité » (amatassa dvârâ) ?
Et si toutes ces doctrines (excepté, bien entendu, la dernière dans son application spécifique à « Gotama ») n’appartiennent pas seulement à l’ancienne tradition brahmanique, si elles ont même été universellement enseignées (comme on pourrait facilement le montrer), comment pourrions-nous attribuer leur présence dans le canon pâli à une altération « tardive » et « monastique » de l’« Évangile originel » ? Elles sont les corollaires inévitables de la doctrine même de l’âtmâ, dont nous trouvons toutes les ramifications implicitement contenues dans Rig-Vêda, I, 115, 1. En fait, le Bouddha ne s’abstient pas seulement de nier l’âtmâ, mais il est lui-même l’âtmâ, ainsi qu’il est affirmé expressément dans le commentaire d’Udâyana, 67 (tathâgata = attâ), sûrement un texte « tardif » et « monastique » ! Soit dit en passant, n’est-il pas grand temps d’abandonner le préjugé antimonastique, qui a tant nui à notre compréhension de l’histoire religieuse ? Dans tous les cas, il nous faut admettre que les écritures bouddhiques, comme les chrétiennes, pénètrent « jusqu’à la séparation de l’âme et de l’esprit » (Hébr., IV, 12).
Une meilleure compréhension de la doctrine bouddhique de l’Esprit aura cette conséquence de nous faire reconnaître que la correspondance entre le Bouddhisme et le Christianisme est beaucoup plus stricte qu’on ne l’avait pensé. Il faut, cependant, ne pas oublier deux choses. La première est que presque tout ce que le Bouddhisme possède en commun avec le Christianisme est d’origine prébouddhique, et que c’est donc plutôt avec la tradition védique qu’avec la bouddhique que le Christianisme devrait être comparé par ceux qu’intéressent ces questions historiques. Le second point à ne pas oublier est que les correspondances observables entre les doctrines de l’Inde et celles du Christianisme, si strictes soient-elles, ne fournissent encore aucune preuve d’un emprunt ou d’une influence d’aucun côté ; comme Sir Arthur Evans l’a fait remarquer à une autre occasion, « les coïncidences des traditions sont au delà du domaine des accidents ». Il apparaîtra aussi que les personnes intéressées à la cause de la religion ou de la philosophia perennis nuisent à cette même cause, lorsqu’elles identifient « la religion » avec telle ou telle religion, ou la philosophia perennis (15) avec une philosophie particulière. Il est parfaitement exact qu’il ne peut y avoir plus d’une vraie philosophie religieuse, ou plus d’une philosophie religieuse catholique, au sens propre du mot. Mais il ne s’ensuit pas qu’une philosophie religieuse puisse être notée d’hérésie du point de vue d’une autre ; l’hérésie, à proprement parler, est une opinion privée (ditthi) (16) contraire à la Vérité fondamentale sur laquelle toutes ces philosophies sont fondées (comme exemple de telles hérésies, on peut citer le panthéisme, le monophysisme, le patripassianisme, et la « doctrine des Asuras » mentionnée dans Chhândogya Upanishad, VIII, 8 ; voir le corps, c’est voir le Soi véritable). En même temps, il doit y avoir des différences de style d’une religion à une autre, pour la simple raison que rien ne peut être connu, si ce n’est d’une façon conforme à la nature du connaisseur, c’est-à-dire dans un mode donné. Et si toutes les voies conduisent au même but, il est vrai aussi que nous pouvons difficilement suivre celles qui ne partent pas de quelque point voisin de nous. En d’autres termes, une connaissance approfondie du Védântâ, de l’Islam ou du Bouddhisme peut permettre de mieux comprendre le dogme chrétien, mais, sauf de très rares exceptions, elle ne doit nullement conduire celui qui est déjà Chrétien à devenir de quelque manière Hindou, Musulman ou Bouddhiste, ou vice versa. La tolérance ne doit pas être confondue avec l’indifférentisme. La première devrait être une simple conséquence de notre conviction qu’il existe des vérités universelles exprimées de divers points de vue, alors que l’indifférentisme ou le latitudinarianisme présuppose l’indifférence à l’égard de l’erreur et place la philosophia perennis au même niveau que les « opinions » d’un homme quelconque.
Ananda K. Coomaraswamy
Notes :
(1)
What was the Original Gospel in Buddhism ? (« Quel fut l’Évangile originel du Bouddhisme ? ») Londres, « Epworth Press », 1938, 143 pp.
(2)
Andhakârêna onaddhâ, « vous qui êtes dans les liens de l’obscurité », nous assure que padîpam est bien « lampe », « lumière ». Dîpa au sens d’« île » (Dhammapada, 25 et Sutta Nipâta, 1145) n’est pas identifié à attâ.
(3)
Attâ est certainement ici l’« Esprit », l’« essence spirituelle », le « Grand Soi ». Au contraire, dans Dhammapada, 62 : attâ hi attano n’atthi, « le (petit) soi ne nous appartient pas », le premier attâ est le « je » empirique, psycho-physique. Notons qu’anattâ, le « non-esprit », ce qui n’est pas mon vrai Soi, est la même chose qu’attâ pris en ce sens intérieur.
(4)
Le Bouddhisme ne dédaigne pas de désigner le summum bonum comme « monde de Brahma », ni même de faire de la « Brahméité » un synonyme de « Bouddhéité ». Cf. Samyutta Nikâya, III, 83-84 : brahma-bhûtâ… buddhâ, « ceux qui sont devenus Brahma…, qui sont des Bouddhas » ; et Itivuttaka, 57 : bhâvitattaññataram brahmabhûtam tathâgatam buddham, « le connaisseur dont le Soi a été purifié par la méditation, qui est devenu Brahma, qui est arrivé à cet état (suprême), qui est un Bouddha ». Le Samyutta Nikâya (V, 5-6) identifie brahma-yâna et dhamma-yâna, la « voiture de Brahma » et la « voiture de la vérité ».
(5)
Cette même relation est impliquée partout où nous rencontrons les expressions attânam damêti ou attânam jayati (« dompter » ou « vaincre le soi »), sous quelque forme qu’elles se présentent ; il est impossible, en effet, qu’une seule et même substance, agissant dans une seule et même opération, soit à la fois celui qui régit et celui qui est régi. Ceci est généralement oublié lorsqu’on se sert des expressions anglaises self-control et self-rule.
(6)
Sacrifice à Agni.
(7)
Gen. ad lit., VII, 24, interprété par saint Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, 91, 2 ad 4.
(8)
Law se trompe, néanmoins, lorsqu’il admet implicitement que l’image de la chenille, dans Brihadâranyaka Upanishad, IV, 4, 3, se réfère au passage d’une âme d’un corps à un autre. La « chenille » est l’Esprit immortel, incorporel, qui « se pose » dans un corps après s’être posé dans un autre (Chhândogya Upanishad, VIII, 12, 1). De même, le dêhin (l’« incorporé ») de Bhagavad-Gîtâ, II, 22, n’est aucunement une substance psychique, mais l’Esprit non-né « qui n’est venu de nulle part et n’est devenu personne », suivant le texte parallèle de la Katha Upanishad (II, 18) ; c’est l’âtmâ de Brihadâranyaka Upanishad, IV, 4, 13 : asmin samdêhyê gahanê pravishtah, « celui qui est entré dans cette caverne complexe ». C’est ce qui est exprimé clairement dans le Paramârtha-sâra d’Abhinava-gupta (stance 5): « Là le jouisseur est le dêhin : c’est Shiva lui-même, qui a pris la nature d’un pashu » (bhoktâ cha tatra dêhî shiva êva grihîtapashubhavah). Comme le dit Shankara « il n’y a personne qui transmigre, sauf le Seigneur ».
(9)
La réponse remarquable attribuée au Christ : « Ni lui, ni ses parents n’ont péché, mais c’est afin que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui », cette réponse, disons-nous, est en complet accord avec Jaiminîya Upanishad Brâhmana, I, 5, 2 et avec tout l’enseignement traditionnel. C’est la réponse du Bouddha (Samyutta Nikâya, II, 18-23, 75 et III, 103, etc.), suivant laquelle il n’est pas vrai que le même homme sème et récolte et il n’est pas vrai non plus que l’un sème et qu’un autre récolte. Dans Udâna, 70, on lit de même que ce n’est ni « moi » ni « un autre » qui agit.
(10)
On pourrait encore citer, parmi d’autres textes, Atharva-Vêda, X, 8, 13 : prajâpatish charati garbhê antar adrishyamâno bahudhâ vijâyatê « invisible, Prajâpati se meut dans le sein et il naît sous diverses formes » et Mundaka Upanishad, II, 2, 5-6 : êkam âtmânam… sa êsho ‘ntash charatê bahudhâ jâyamânah, « un esprit unique se meut à l’intérieur, naissant sous diverses formes ».
(11)
Parmi les autres textes sur ce sujet, nous citerons Aitarêya Aranyaka, II, 5, suivant lequel c’est « lui-même » (âtmânam êva) que le père « fait devenir » (adhibhâvayati) dans la mère, et cela est appelé sa « seconde naissance » (tad asya dvitîyam janma). D’autre part, « son autre soi » (so’syâyam itara âtmâ), ayant rempli sa tâche (kritakrityah = pâli katakichcho, katam karanîyam), entre dans le Vent et part, lorsque son temps est arrivé, pour naître à nouveau (punar jâyatê) ce qui constitue sa « troisième naissance ». Nous citerons aussi la Loi de Manou, IX, 8 où le mari, étant entré dans sa femme, devient un embryon et « y naît » (iha jâyatê), la femme (jâyâ) étant ainsi appelée « parce qu’il naît d’elle à nouveau » (yad asyâm jâyatê punah). Ce qu’il faut noter ici est que cette nouvelle naissance » (punar janma), en laquelle il y a une reconstitution du caractère psycho-physique, n’a pas lieu après la mort, mais pendant que l’homme vit encore. La « troisième naissance », au contraire, n’a pas lieu dans ce monde, ni même, si l’homme est réellement kritakrityah (comme le texte l’admet), dans aucun monde ; elle implique, non qu’un « personnage », au sens théâtral du mot, revient à l’existence, mais que l’être est délivré de l’individualité.
Bien entendu, la doctrine de la « renaissance » du père dans le fils n’est aucunement spéciale à l’Inde. L’Aitarêya Brâhmana, VII, 13, parle du mari comme entrant dans sa femme et devenant en elle un embryon et c’est « parce qu’il naît ainsi d’elle (asyâm jâyatê) que jâyâ signifie « femme »… Les dêvas dirent aux hommes : « Voyez, c’est ainsi que vous naissez à nouveau » (jananî punah) ». Or c’est d’une manière toute semblable que, dans le Parzival de Wolfram von Eschenbach (II, 807), Herzeleide enceinte dit en parlant de son époux Gamuret : « À présent, me voici à la fois sa mère et sa femme… car en moi je porte sa chair et sa vie. »
Tout à fait distincte de cette nouvelle naissance du père dans le fils est la mort et la résurrection quotidiennes de l’homme lui-même, qui meurt chaque nuit comme étant un certain homme et renaît un autre chaque matin (Samyutta Nikâra, II, 95). L’équivalent brâhmanique de cette doctrine se rencontre sous une forme explicite dans le Shatapatha Brâhmana, II 3, 3, 9 : ici l’homme qui « naît » au matin est dit « pleinement libéré de la mort » (mrityor atimuktih), ce qu’il a obtenu en allumant le feu sacrificiel avant le lever du soleil. L’équivalent platonicien peut être trouvé dans le Banquet (207, D, E) et l’équivalent néo-platonicien dans Plutarque, Moralia, 392, D : « L’homme d’hier est mort, car il est devenu l’homme d’aujourd’hui… Aucun homme ne demeure une personne, aucun n’est une personne… Nos sens, dans leur ignorance de la réalité, nous assurent faussement que ce qui paraît est ». Cette mutabilité est le vrai punar mrityu (« la mort répétée »), l’« infection de la mort », dont le mumukshu désire être libéré : la délivrance finale est préfigurée, dans le Brâhmanisme, par la « nouvelle naissance » de l’initié et, dans le Bouddhisme, par la « nouvelle naissance » comme « fils du Bouddha », qui a lieu lorsque l’homme devient moine.
(12) Ahamkâra, ici comme dans les textes brâhmaniques, n’est pas seulement l’attachement à l’ego, mais c’est plus exactement la notion que « c’est moi qui suis l’agent ». Les remarques du texte ne doivent pas être confondues avec l’akiriyavâda, hérésie qui (comme celle dont les Amauriens ont été accusés) passe de la vérité métaphysique à l’erreur morale et soutient l’indifférence de tout ce que, en bien comme en mal, « je » puis faire. La responsabilité des actes ne peut être rejetée sur Dieu ou sur la Nature comme agent ultime que si nous avons vérifié (sachchhikatvâ = satyam kritvâ, littéralement « rendu vrai ») la nullité (akimchaññâ) de l’homme naturel ; c’est seulement celui qui est effectivement « né de Dieu » qui « ne peut pas pécher » (I Jean, III, 9).
(13) « S’il n’y avait pas Cela qui n’est pas né, qui n’est pas devenu, qui n’a pas été fait, qui n’est pas composé (asamkhatam) il n’y aurait aucun moyen de sortir de ce monde, caractérisé par la naissance, l’arrivée à l’existence, l’effectuation et la composition » (Udâna, 80). À propos de « Cela qui n’est pas né, qui n’est pas devenu » (ajâtam abhûtam), cf. Katha Upanishad, II, 18 : na babhûva kashchit, ajah, « il n’est jamais devenu personne, il n’est pas né ». À propos de « qui n’a pas été fait » (akatam) cf. Mundaka Upanishad, I, 2, 12 : nâsty akritah kritêna, « ce qui n’a pas été fait ne provient pas d’une action » et cf. aussi le « monde de Brahma qui n’a pas été fait » (akritam brahmalokam) de la Chhândogya Upanishad, VIII, 13.
(14) Mme Rhys Davids écrit : « Admettre, comme le fait la théorie de l’arahan, que la perfection puisse être obtenue pendant que l’on est encore associé à un corps terrestre et à des façons terrestres de penser témoigne d’une conception très diminuée de la perfection humaine » (Journal of the American Oriental Society, 59, 1939, p. 111). Mais que la perfection puisse être rencontrée sur cette terre aussi bien que dans des états ultérieurs ne signifie pas qu’elle puisse être atteinte avec « des façons terrestres de penser » : cela signifie seulement qu’on peut ici-bas se libérer de celles-ci. « Tu es Cela » n’a jamais été affirmé de « cet homme » tel qu’il est en lui-même, mais de l’homme qui n’est plus lui-même, de celui qui peut dire avec saint Paul : vivo, autem jam non ego (« je vis, mais ce n’est plus moi qui vis ») (Gal., II, 20).
(15) Perennis ne peut être conçu à part d’universalis, c’est-à-dire de « catholique ».
(16) Ditthi (drishti), au sens de « vue privée », doit être distingué de darshana, « point de vue », angle ou niveau d’observation. Ainsi la chimie et la physique ne seraient pas deux ditthis, mais deux darshanas, tous deux également « scientifiques » (au sens courant du mot). Des ditthis peuvent se contredire mutuellement, alors que les darshanas se complètent les uns des autres.
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