Sommaire
Introduction
1) Un récit mensonger
1-a) Les événements racontés par Marco Pallis
1-b) Mentions de Pallis par Guénon
1-c) Cheminement public de Coomaraswamy, relayé au fur et à mesure par Guénon
1-c-i) Symboles du Bouddhisme
1-c-ii) Correction des travaux de Mrs. Rhys Davids
2) L’hostilité d’un groupuscule sectaire
2-a) Préciosité
2-b) L’influence de Schuon
2-c) Des demandes de modifications qui virent au harcèlement
2-d) Une nette hostilité envers Guénon
2-e) Une hostilité aussi dirigée contre Coomaraswamy
3) Des nuances nécessaires
3-a) Indifférence à la vérité
3-b) De quoi parle-t-on exactement ?
3-c) Nécessité de faire des distinctions
3-c-i) Le Vajrayâna
3-c-ii) Le Mahâyâna
3-c-iii) Le Hînayâna
3-d) Sujet réel de la rectification : le Bouddhisme originel
3-e) La position de Shankarâchârya
4) Dans les textes bouddhistes
4-a) À propos des deux chapitres supprimés de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta
4-b) Les Mâdhyamikas et sarva-shûnya
4-c) Les 5 éléments, le vide et l’atomisme
4-c-i) Âkâsha et l’espace
4-c-ii) Dans le canon pali
4-c-iii) Le Mahâyâna
4-c-iv) Le Hînayâna
Conclusion
Partie précédente :
https://oeuvre-de-rene-guenon.blogspot.com/2020/12/la-question-du-bouddhisme-2.html
3) Des nuances nécessaires
3) a) Indifférence à la vérité
D’après Pallis, absolument toutes les écoles bouddhistes sont orthodoxes :
Il appartient au génie du Bouddhisme d’avoir donné naissance à une grande diversité d’école (j’essaie d’éviter le mot « sectes », bien qu’il soit utilisé communément) à propos d’aucune desquelles on ne peut être dire qu’elle soit non orthodoxe dans le sens le plus large ; chacune de ces écoles a développé un « style psychique » qui est totalement le sien, déterminant ainsi également la nature de ses dialectes de l’esprit l’accompagnant : la diversité des interprètes, comme a dit le Prophète de l’Islam, est aussi un don divin. Cette diversité montre incidemment comment chaque doctrine appartenant au Dharma est capable d’être vue de plusieurs angles sans rien perdre de sa netteté intrinsèque
Marco Pallis, Buddhist Spectrum.Ailleurs il se défend d’un « relativisme militant ». Militant ou pas, peu importe, décréter que tout se vaut, juste « parce que la diversité c’est bien », c’est bien du relativisme.
On retrouve ce même relativisme (ainsi qu’un certain obscurantisme) dans l’injonction à ne pas chercher à comprendre le Soi, ni à le distinguer du moi :
C’est seulement au Bouddha de savoir ce que « soi » et « sans-soi » impliquent vraiment ; pour les êtres demeurant toujours de ce côté-ci de l’Éveil, une certaine inconsistance de vue ne peut que prévaloir. C’est évidemment notre position ; nous pouvons seulement savoir certaines choses de seconde main, en observant comme d’autres se comportent dont le savoir a mûri plus loin que le nôtre.
Marco Pallis, Buddhist Spectrum.Il prétend aller au-delà des dualités, mais pour aller au-delà il faut bien commencer par les constater, et ne pas confondre dualités et dualisme, ainsi que Guénon le remarque dans l’extrait suivant :
Dans le numéro de décembre [du Symbolisme], un article de G. Persigout, intitulé L’Enfer dantesque et le Mystère de la Chute, étudie surtout, en fait, la question de la dualité qui, sous des formes diverses, conditionne nécessairement toute manifestation ; nous devons faire remarquer que la reconnaissance de cette dualité n’implique en aucune façon le « dualisme »
Études Traditionnelles, janvier 1939, comptes rendus de revues.3) b) De quoi parle-t-on exactement ?
Ce passage a déjà été cité plus haut :
Les vues de Coomaraswamy sur le sujet se sont développées de façon à minimiser l’originalité intrinsèque du dharma du Bouddha dans l’intérêt d’une sorte d’universalisme hindou artificiel.
Insister sur l’originalité du Bouddhisme est-il très pertinent pour quelqu’un qui s’en prétend le défenseur ?
M. Roussel a sans doute exagéré en sens contraire en insistant sur le manque absolu d’originalité de cette doctrine, mais cette opinion est du moins plus plausible que celle de Max Müller et n’implique en tout cas aucune contradiction, et nous ajouterons qu’elle exprimerait plutôt un éloge qu’une critique pour ceux qui, comme nous, s’en tiennent au point de vue traditionnel, puisque les différences entre les doctrines, pour être légitimes, ne peuvent être qu’une simple affaire d’adaptation, ne portant toujours que sur des formes d’expression plus ou moins extérieures et n’affectant aucunement les principes mêmes ; l’introduction de la forme sentimentale elle-même est dans ce cas, du moins tant qu’elle laisse subsister la métaphysique intacte au centre de la doctrine.
Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, partie 3, ch. IV.Prétendre que tout se vaut dans le Bouddhisme, et que ses membres doivent se contenter d’une connaissance superficielle des choses, ce n’est pas non plus lui faire grand honneur, c’est le réduire à une fantaisie pittoresque pour occidentaux en quête de rêveries exotiques, c’est lui dénier le statut même de tradition avec tout ce que cela implique.
Nous pouvons maintenant en venir à ce qui nous paraît être le point le plus important, celui qui touche de plus près au fond même de la question ; sous ce rapport, l’objection qui se présente pourrait être formulée ainsi : rien ne peut être séparé du Principe, car ce qui le serait n’aurait véritablement aucune existence ni aucune réalité, fût-elle du degré le plus inférieur ; comment peut-on donc parler d’un rattachement qui, quels que soient les intermédiaires par lesquels il s’effectue, ne peut être conçu finalement que comme un rattachement au Principe même, ce qui, à prendre le mot dans sa signification littérale, semble impliquer le rétablissement d’un lien qui aurait été rompu ? On peut remarquer qu’une question de ce genre est assez semblable à celle-ci, que certains se sont posée également : pourquoi faut-il faire des efforts pour parvenir à la Délivrance, puisque le « Soi » (Âtmâ) est immuable et demeure toujours le même, et qu’il ne saurait aucunement être modifié ou affecté par quoi que ce soit ? Ceux qui soulèvent de telles questions montrent par là qu’ils s’arrêtent à une vue beaucoup trop exclusivement théorique des choses, ce qui fait qu’ils n’en aperçoivent qu’un seul côté, ou encore qu’ils confondent deux points de vue qui sont cependant nettement distincts, bien que complémentaires l’un de l’autre en un certain sens, le point de vue principiel et celui des êtres manifestés. Assurément, au point de vue purement métaphysique, on pourrait à la rigueur s’en tenir au seul aspect principiel et négliger en quelque sorte tout le reste ; mais le point de vue proprement initiatique doit au contraire partir des conditions qui sont actuellement celles des êtres manifestés, et plus précisément des individus humains comme tels, conditions dont le but même qu’il se propose est de les amener à s’affranchir ; il doit donc forcément, et c’est même là ce qui le caractérise essentiellement par rapport au point de vue métaphysique pur, prendre en considération ce qu’on peut appeler un état de fait, et relier en quelque façon celui-ci à l’ordre principiel. Pour écarter toute équivoque sur ce point nous dirons ceci : dans le Principe, il est évident que rien ne saurait jamais être sujet au changement ; ce n’est donc point le « Soi » qui doit être délivré, puisqu’il n’est jamais conditionné ni soumis à aucune limitation, mais c’est le « moi », et celui-ci ne peut l’être qu’en dissipant l’illusion qui le fait paraître séparé du « Soi » ; de même, ce n’est pas le lien avec le Principe qu’il s’agit en réalité de rétablir, puisqu’il existe toujours et ne peut pas cesser d’exister (1), mais c’est, pour l’être manifesté, la conscience effective de ce lien qui doit être réalisée ; et, dans les conditions présentes de notre humanité, il n’y a pour cela aucun autre moyen possible que celui qui est fourni par l’initiation.
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1 – Ce lien, au fond, n’est pas autre chose que le sûtrâtmâ de la tradition hindoue, dont nous avons eu à parler récemment dans d’autres études.
À propos du rattachement initiatique, Études Traditionnelles, janvier-février, mars 1947.---
1 – Ce lien, au fond, n’est pas autre chose que le sûtrâtmâ de la tradition hindoue, dont nous avons eu à parler récemment dans d’autres études.
De manière générale, il faut savoir ce que l’on entend précisément avec le mot « Bouddhisme » :
Cela dit, il faudrait maintenant se demander jusqu’à quel point on peut parler du Bouddhisme en général, comme on a l’habitude de le faire, sans s’exposer à commettre de multiples confusions ; pour éviter celles-ci, il faudrait au contraire avoir soin de préciser toujours de quel Bouddhisme il s’agit, car, en fait, le Bouddhisme a compris et comprend encore un grand nombre de branches ou d’écoles différentes, et l’on ne saurait attribuer à toutes indistinctement ce qui n’appartient en propre qu’à l’une ou à l’autre d’entre elles.
Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, partie 3, ch. IV.3) c) Nécessité de faire des distinctions
Revenons aux affirmations de Pallis citées au début. Non seulement il dit que toutes les écoles bouddhistes se valent, mais il affirme également qu’avant son intervention (fin 1939, début 1940), Guénon les rejetait toutes en bloc :
L’enthousiasme nouvellement trouvé du jeune Guénon pour la sagesse védantique exposée par le grand Shankaracharya l’a mené à rejeter anattâ, et tout le Bouddhisme avec elle, comme étant à peine plus qu’une vague hérétique sur l’océan de l’intellectualité hindoue
Marco Pallis, Buddhist Spectrum.Or rien n’est plus faux. Tous les extraits de l’œuvre qui suivent sont antérieurs à cette date. Ils montrent qu’au contraire le point de vue de Guénon était assez nuancé, et ce même avant de connaître Coomaraswamy.
3) c) i) Le Vajrayâna
D’un autre côté, c’est avec intention que nous avons omis, dans ce qui précède, de parler de la civilisation thibétaine, qui est pourtant fort loin d’être négligeable, surtout au point de vue qui nous occupe plus particulièrement. Cette civilisation, à certains égards, participe à la fois de celle de l’Inde et de celle de la Chine, tout en présentant des caractères qui lui sont absolument spéciaux ; mais, comme elle est encore plus complètement ignorée des Européens que toute autre civilisation orientale, on ne pourrait en parler utilement sans entrer dans des développements qui seraient ici tout à fait hors de propos.
Extrait de la première édition (1921) de l’Introduction générale, gardé tel quel.
Le poète tibétain Milarépa, ses crimes, ses épreuves, son nirvana.
Traduit du Tibétain avec une introduction par Jacques Bacot, quarante bois de Jean Buhot, d’après une iconographie tibétaine de la vie de Milarépa (Bossard).
Voici un ouvrage qui nous change singulièrement des travaux de simple érudition dans lesquels se confinent d’ordinaire les orientalistes. Cela, d’ailleurs, ne devra pas étonner ceux des lecteurs des Cahiers du Mois qui connaissent la réponse de M. Bacot, l’une des meilleures certainement, à l’enquête des Appels de l’Orient, et qui ont déjà pu voir par là combien il est loin de partager les préjugés ordinaires de l’Occident et d’accepter les idées toutes faites qui ont cours dans certains milieux. Le texte qu’a traduit M. Bacot est une biographie de Milarépa, magicien d’abord, puis poète et ermite, qui vécut au XIe siècle de l’ère chrétienne, et qui a encore aujourd’hui des continuateurs, héritiers authentiques de sa parole transmise oralement par filiation spirituelle ininterrompue. Cette biographie a la forme d’un récit fait par Milarépa lui-même à ses disciples, alors qu’il était parvenu à la sainteté et à la fin de sa vie d’épreuves. Tous les événements qui y sont rapportés, même les moins importants en apparence, ont un sens mystique qui en fait la véritable valeur ; et d’ailleurs, comme le remarque très justement le traducteur, « l’interprétation mystique donnée à un fait n’en infirme pas l’authenticité ». Les détails mêmes qui paraîtront les plus invraisemblables au lecteur ordinaire n’en peuvent pas moins être vrais ; il est certain, par exemple, que « les macérations auxquelles peut se livrer un ascète tibétain dépassent de beaucoup ce que conçoit comme possible l’imagination européenne ». D’une façon générale, « il est regrettable que l’esprit de formation occidentale soit si prompt à déclarer absurde ce qu’il ne comprend pas, et à rejeter comme fable tout ce qui ne s’accorde pas avec sa propre crédulité ». On ne devrait pas oublier la distance considérable qui sépare un homme tel que Milarépa et un Occidental, surtout un Occidental moderne, soit sous le rapport intellectuel, soit en ce qui concerne des faits exigeant des conditions irréalisables dans le milieu européen actuel.
Nous venons d’emprunter quelques phrases à l’introduction tout à fait remarquable dont M. Bacot a fait précéder sa traduction, et dans laquelle il fait preuve d’une compréhension vraiment exceptionnelle. Nous ne saurions mieux dire, en effet, et ce qu’il exprime coïncide parfaitement avec ce que nous avons toujours exposé nous-même ; nous sommes particulièrement heureux de constater cet accord. C’est ainsi que M. Bacot insiste sur « l’écart qui existe entre le sens oriental et le sens occidental de chaque mot », et qu’il note que « rien n’est fallacieux comme cette transposition de termes d’une religion à une autre, d’une pensée à une autre : un même vocabulaire pour des notions différentes ». Ainsi, le mot de « mysticisme », si l’on tient à le conserver, ne peut avoir ici le même sens qu’en Occident : le mysticisme oriental, ou ce qu’on appelle de ce nom, est actif et volontaire, tandis que le mysticisme occidental est plutôt passif et émotif ; et, « quant au principe même de la méditation où s’absorbe Milarépa durant la plus grande partie d’une longue vie, il ne s’ajuste encore à aucune de nos méthodes et de nos philosophies ».
Nous ne pouvons résister au plaisir de reproduire encore quelques extraits, portant sur des points essentiels et d’ordre très général : « Ce qui étonne, c’est que, sans se réclamer d’une révélation, sans appel au sentiment, l’idée pure ait séduit des peuples innombrables et qu’elle ait maintenu sa séduction au cours des siècles… La pitié bouddhique n’a aucune relation avec la sensibilité. Elle est tout objective, froide et liée à une conception métaphysique. Elle n’est pas spontanée, mais consécutive à de longues méditations. » Des enseignements comme ceux de Milarépa « n’ont pas la valeur sociale ni l’opportunité de notre “saine philosophie”, qui sont une force à nos yeux d’Européens pratiques, et une faiblesse à des yeux orientaux, une preuve de relativité, parce qu’ils voient dans les nécessités sociales une très pauvre contingence ». D’ailleurs, bien que cela puisse sembler paradoxal à ceux qui ne vont pas au fond des choses, « l’idéalisme oriental est plus avantageux moralement, plus pratique socialement, que notre réalisme. Il suffit de comparer la spiritualité, la douceur des peuples héritiers de l’idéal indien (car les enseignements dont il s’agit ici, malgré ce qu’ils ont de proprement tibétain, sont inspirés de l’Inde), avec le matérialisme et l’incroyable brutalité de la civilisation occidentale. Les siècles ont éprouvé la charité théorique de l’Asie. Participant de l’absolu, elle ne risque pas cette rapide faillite où se perd la loi de l’amour du prochain, loi ignorée entre nations, abolie entre classes d’individus dans une même nation, voire entre les individus eux-mêmes. » Mais tout serait à citer, et il faut bien nous borner…
Quant au texte même, on ne peut songer à le résumer, ce qui n’en donnerait qu’une idée par trop incomplète, sinon inexacte. Il faut le lire, et le lire en ne perdant jamais de vue que ce n’est point là un simple récit d’aventures plus ou moins romanesques, mais avant tout un enseignement destiné, comme l’indique expressément le titre original, à « montrer le chemin de la Délivrance et de l’Omniscience ».
Les Cahiers du mois, juin 1926, comptes-rendus de livres.Traduit du Tibétain avec une introduction par Jacques Bacot, quarante bois de Jean Buhot, d’après une iconographie tibétaine de la vie de Milarépa (Bossard).
Voici un ouvrage qui nous change singulièrement des travaux de simple érudition dans lesquels se confinent d’ordinaire les orientalistes. Cela, d’ailleurs, ne devra pas étonner ceux des lecteurs des Cahiers du Mois qui connaissent la réponse de M. Bacot, l’une des meilleures certainement, à l’enquête des Appels de l’Orient, et qui ont déjà pu voir par là combien il est loin de partager les préjugés ordinaires de l’Occident et d’accepter les idées toutes faites qui ont cours dans certains milieux. Le texte qu’a traduit M. Bacot est une biographie de Milarépa, magicien d’abord, puis poète et ermite, qui vécut au XIe siècle de l’ère chrétienne, et qui a encore aujourd’hui des continuateurs, héritiers authentiques de sa parole transmise oralement par filiation spirituelle ininterrompue. Cette biographie a la forme d’un récit fait par Milarépa lui-même à ses disciples, alors qu’il était parvenu à la sainteté et à la fin de sa vie d’épreuves. Tous les événements qui y sont rapportés, même les moins importants en apparence, ont un sens mystique qui en fait la véritable valeur ; et d’ailleurs, comme le remarque très justement le traducteur, « l’interprétation mystique donnée à un fait n’en infirme pas l’authenticité ». Les détails mêmes qui paraîtront les plus invraisemblables au lecteur ordinaire n’en peuvent pas moins être vrais ; il est certain, par exemple, que « les macérations auxquelles peut se livrer un ascète tibétain dépassent de beaucoup ce que conçoit comme possible l’imagination européenne ». D’une façon générale, « il est regrettable que l’esprit de formation occidentale soit si prompt à déclarer absurde ce qu’il ne comprend pas, et à rejeter comme fable tout ce qui ne s’accorde pas avec sa propre crédulité ». On ne devrait pas oublier la distance considérable qui sépare un homme tel que Milarépa et un Occidental, surtout un Occidental moderne, soit sous le rapport intellectuel, soit en ce qui concerne des faits exigeant des conditions irréalisables dans le milieu européen actuel.
Nous venons d’emprunter quelques phrases à l’introduction tout à fait remarquable dont M. Bacot a fait précéder sa traduction, et dans laquelle il fait preuve d’une compréhension vraiment exceptionnelle. Nous ne saurions mieux dire, en effet, et ce qu’il exprime coïncide parfaitement avec ce que nous avons toujours exposé nous-même ; nous sommes particulièrement heureux de constater cet accord. C’est ainsi que M. Bacot insiste sur « l’écart qui existe entre le sens oriental et le sens occidental de chaque mot », et qu’il note que « rien n’est fallacieux comme cette transposition de termes d’une religion à une autre, d’une pensée à une autre : un même vocabulaire pour des notions différentes ». Ainsi, le mot de « mysticisme », si l’on tient à le conserver, ne peut avoir ici le même sens qu’en Occident : le mysticisme oriental, ou ce qu’on appelle de ce nom, est actif et volontaire, tandis que le mysticisme occidental est plutôt passif et émotif ; et, « quant au principe même de la méditation où s’absorbe Milarépa durant la plus grande partie d’une longue vie, il ne s’ajuste encore à aucune de nos méthodes et de nos philosophies ».
Nous ne pouvons résister au plaisir de reproduire encore quelques extraits, portant sur des points essentiels et d’ordre très général : « Ce qui étonne, c’est que, sans se réclamer d’une révélation, sans appel au sentiment, l’idée pure ait séduit des peuples innombrables et qu’elle ait maintenu sa séduction au cours des siècles… La pitié bouddhique n’a aucune relation avec la sensibilité. Elle est tout objective, froide et liée à une conception métaphysique. Elle n’est pas spontanée, mais consécutive à de longues méditations. » Des enseignements comme ceux de Milarépa « n’ont pas la valeur sociale ni l’opportunité de notre “saine philosophie”, qui sont une force à nos yeux d’Européens pratiques, et une faiblesse à des yeux orientaux, une preuve de relativité, parce qu’ils voient dans les nécessités sociales une très pauvre contingence ». D’ailleurs, bien que cela puisse sembler paradoxal à ceux qui ne vont pas au fond des choses, « l’idéalisme oriental est plus avantageux moralement, plus pratique socialement, que notre réalisme. Il suffit de comparer la spiritualité, la douceur des peuples héritiers de l’idéal indien (car les enseignements dont il s’agit ici, malgré ce qu’ils ont de proprement tibétain, sont inspirés de l’Inde), avec le matérialisme et l’incroyable brutalité de la civilisation occidentale. Les siècles ont éprouvé la charité théorique de l’Asie. Participant de l’absolu, elle ne risque pas cette rapide faillite où se perd la loi de l’amour du prochain, loi ignorée entre nations, abolie entre classes d’individus dans une même nation, voire entre les individus eux-mêmes. » Mais tout serait à citer, et il faut bien nous borner…
Quant au texte même, on ne peut songer à le résumer, ce qui n’en donnerait qu’une idée par trop incomplète, sinon inexacte. Il faut le lire, et le lire en ne perdant jamais de vue que ce n’est point là un simple récit d’aventures plus ou moins romanesques, mais avant tout un enseignement destiné, comme l’indique expressément le titre original, à « montrer le chemin de la Délivrance et de l’Omniscience ».
3) c) ii) Le Mahâyâna
Nous avons été stupéfait de voir affirmer que nous considérions comme « hétérodoxes » le Tantra, le Mahâyâna… et le Taoïsme ! […] Quant au Mahâyâna, c’est une transformation du Bouddhisme par réincorporation d’éléments empruntés aux doctrines orthodoxes ; et ce que nous avons écrit contre le Bouddhisme ne concerne que le Bouddhisme proprement dit, hétérodoxe et antimétaphysique au premier chef. Enfin, pour ce qui est du Tantra, il faudrait distinguer : il y a une multitude d’écoles tantriques, dont certaines sont en effet hétérodoxes, partiellement du moins, tandis que d’autres sont strictement orthodoxes. Nous n’avons jamais eu jusqu’ici l’occasion de nous expliquer sur cette question du Tantra ; mais M. Evola, qui, pour le dire en passant, ne saisit que bien imparfaitement la signification de la « Shakti », n’a sans doute pas remarqué que nous affirmions assez souvent, d’une façon générale, la supériorité du point de vue shivaïte sur le point de vue vishnuïte ; cela aurait pu lui ouvrir d’autres horizons.
Mise au point nécessaire, L’Idealismo Realistico, mai 1926.Note concernant un passage où le Bouddhisme était déclaré hétérodoxe :
Nous parlons ici du Bouddhisme proprement dit, et non des transformations qu’il a subies, hors de l’Inde, sous l’action de certaines influences procédant de doctrines traditionnelles orthodoxes, et qui permirent de rétablir, dans plus d’un cas, les liens qui avaient été rompus par la révolte de Shâkya-Muni.
Le Roi du Monde, première édition (1927), ch. II : p. 17, note 1.
Dans Ultra (nos de mai-juin et juillet-août), nous relevons un article sur le Bouddhisme Mahâyâna, dans lequel nous avons vu, non sans quelque étonnement, celui-ci présenté comme le produit d’une pensée « laïque » et « populaire » ; quand on sait qu’il s’agit au contraire d’une reprise, si l’on peut dire, et d’une transformation du Bouddhisme par l’influence de l’esprit traditionnel, lui infusant les éléments d’ordre profond qui manquaient totalement au Bouddhisme originel, on ne peut que sourire de pareilles assertions et les enregistrer comme une nouvelle preuve de l’incompréhension occidentale.
Voile d’Isis, novembre 1929, comptes rendus de revues.
À ces quelques observations, nous ajouterons encore une autre d’un caractère un peu différent : on sait quelle est l’importance des éléments tantriques qui ont pénétré certaines formes du Bouddhisme, celles qui sont comprises dans la désignation générale de Mahâyâna ; mais, bien loin de n’être qu’un Bouddhisme « corrompu », ainsi qu’il est de mode de le dire en Occident, ces formes représentent au contraire le résultat d’un véritable « redressement » du Bouddhisme dans un sens traditionnel et orthodoxe. Qu’on ne puisse plus guère, dans certains cas, parler là de Bouddhisme que d’une façon en quelque sorte « nominale », cela importe peu ; ou plutôt, si l’on envisage le Bouddhisme proprement dit comme doctrine spécifiquement hétérodoxe, cela même ne fait que témoigner de toute l’étendue du « redressement » qui a été ainsi opéré.
Tantrisme et Magie, août-septembre 1936.(Comme nous l’indiquions dans l’errata du recueil Études sur l’Hindouisme, un compilateur zélé avait cru bon d’altérer ce dernier passage, c’est le texte ci-dessus qui a été réellement publié.)
3) c) iii) Le Hînayâna
Même sur le Hînayâna, Guénon n’écrivait pas que des choses négatives, en témoigne le premier extrait de ce compte-rendu :
Louis Finot – Les questions de Milinda (Milinda-pañha).
Traduit du pâli avec introduction et notes (un vol. in-8o de 166 pp. Collection des Classiques de l’Orient ; Bossard, Paris, 1923).
Ce livre, déjà traduit en anglais par Rhys Davids, se compose d’une série de dialogues entre le roi Milinda et le moine bouddhiste Nâgasena ; Milinda est le roi grec Ménandre, qui régnait à Sâgalâ, dans le Panjab, vers le IIe siècle avant l’ère chrétienne ; et il montre bien, dans ses questions, toute la subtilité du caractère grec. La discussion porte sur les points les plus divers de la doctrine bouddhique, parmi lesquels il en est d’importance fort inégale ; mais, dans son ensemble, ce texte est assurément, en son genre, un des plus intéressants qui existent.
[…]
Dans la même collection, fort bien éditée, nous mentionnerons encore, pour ceux qui s’intéressent au Bouddhisme, deux autres ouvrages : Trois Mystères tibétains, traduits avec introduction, notes et index par Jacques Bacot (1 vol. in-8o de 300 pp., 1921), et Contes et Légendes du Bouddhisme chinois, traduits par Édouard Chavannes, avec préface et vocabulaire par Sylvain Lévi (1 vol. in-8o de 220 pp., 1921). Bien que ces récits aient été présentés avec des intentions purement littéraires, ils ont en réalité, comme d’ailleurs tous ceux du même genre que l’on peut trouver en Orient, une autre portée pour qui sait en pénétrer le symbolisme au lieu de s’arrêter aux formes extérieures, si séduisantes qu’elles puissent être.
Revue de Philosophie, novembre-décembre 1923.Traduit du pâli avec introduction et notes (un vol. in-8o de 166 pp. Collection des Classiques de l’Orient ; Bossard, Paris, 1923).
Ce livre, déjà traduit en anglais par Rhys Davids, se compose d’une série de dialogues entre le roi Milinda et le moine bouddhiste Nâgasena ; Milinda est le roi grec Ménandre, qui régnait à Sâgalâ, dans le Panjab, vers le IIe siècle avant l’ère chrétienne ; et il montre bien, dans ses questions, toute la subtilité du caractère grec. La discussion porte sur les points les plus divers de la doctrine bouddhique, parmi lesquels il en est d’importance fort inégale ; mais, dans son ensemble, ce texte est assurément, en son genre, un des plus intéressants qui existent.
[…]
Dans la même collection, fort bien éditée, nous mentionnerons encore, pour ceux qui s’intéressent au Bouddhisme, deux autres ouvrages : Trois Mystères tibétains, traduits avec introduction, notes et index par Jacques Bacot (1 vol. in-8o de 300 pp., 1921), et Contes et Légendes du Bouddhisme chinois, traduits par Édouard Chavannes, avec préface et vocabulaire par Sylvain Lévi (1 vol. in-8o de 220 pp., 1921). Bien que ces récits aient été présentés avec des intentions purement littéraires, ils ont en réalité, comme d’ailleurs tous ceux du même genre que l’on peut trouver en Orient, une autre portée pour qui sait en pénétrer le symbolisme au lieu de s’arrêter aux formes extérieures, si séduisantes qu’elles puissent être.
3) d) Sujet réel de la rectification : le Bouddhisme originel
Il y a également des distinctions temporelles à faire.
Voici comment Guénon présente lui-même la rectification, en note, dans la partie 3, ch. IV, de l’édition 1952 de l’Introduction générale :
À l’intention des lecteurs qui auraient eu connaissance de la première édition de ce livre, nous estimons opportun d’indiquer brièvement les raisons qui nous ont amené à modifier le présent chapitre : lorsqu’a paru cette première édition, nous n’avions aucun motif de mettre en doute que, comme on le prétend habituellement, les formes les plus restreintes et les plus nettement antimétaphysiques du Hînayâna représentaient l’enseignement même de Shâkya-Muni ; nous n’avions pas le temps d’entreprendre les longues recherches qui auraient été nécessaires pour approfondir davantage cette question, et d’ailleurs, ce que nous connaissions alors du Bouddhisme n’était nullement de nature à nous y engager. Mais, depuis lors, les choses ont pris un tout autre aspect par suite des travaux d’A. K. Coomaraswamy (qui lui-même n’était pas bouddhiste, mais hindou, ce qui garantit suffisamment son impartialité) et de sa réinterprétation du Bouddhisme originel, dont il est si difficile de dégager le véritable sens de toutes les hérésies qui sont venues s’y greffer ultérieurement et que nous avions naturellement eues surtout en vue lors de notre première rédaction ; il va de soi que, en ce qui concerne ces formes déviées, ce que nous avions écrit d’abord reste entièrement valable. Ajoutons à cette occasion que nous sommes toujours disposé à reconnaître la valeur traditionnelle de toute doctrine, où qu’elle se trouve, dès que nous en avons des preuves suffisantes ; mais malheureusement, si les nouvelles informations que nous avons eues ont été entièrement à l’avantage de la doctrine de Shâkya-Muni (ce qui ne veut pas dire de toutes les écoles bouddhiques indistinctement), il en est tout autrement pour toutes les autres choses dont nous avons dénoncé le caractère antitraditionnel.
Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, partie 3, ch. IV – À propos du Bouddhisme.Le changement de position de Guénon concerne donc bien le caractère originel du Bouddhisme, et pas ses formes actuelles, sur lesquelles il avait une vision plutôt exacte.
3) e) La position de Shankarâchârya
Sur cette question du Bouddhisme originel et Shankarâchârya il nous faut faire une précision :
Ce qui est très remarquable d’autre part, c’est que, à mesure que cette diffusion se produisait, le Bouddhisme déclinait dans l’Inde même et finissait par s’y éteindre entièrement, après y avoir produit en dernier lieu des écoles dégénérées et nettement hétérodoxes, qui sont celles que visent les ouvrages hindous contemporains de cette dernière phase du Bouddhisme indien, notamment ceux de Shankarâchârya, qui ne s’en occupent jamais que pour réfuter les théories de ces écoles au nom de la doctrine traditionnelle, sans d’ailleurs les imputer aucunement au fondateur même du Bouddhisme, ce qui indique bien qu’il ne s’agissait là que d’une dégénérescence ; et le plus curieux est que ce sont précisément ces formes amoindries et déviées qui, aux yeux de la plupart des orientalistes, passent pour représenter avec la plus grande approximation possible le véritable Bouddhisme originel.
Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, partie 3, ch. IV.Pourtant, dans les commentaires sur les Brahma-Sûtras de Shankarâchârya, II, 2, 32 (traduction de Thibaut) :
De plus, Bouddha, en proposant les trois systèmes mutuellement contradictoires, enseignant respectivement la réalité du monde externe, la réalité des idées seules, et la vacuité générale, a lui-même établi soit qu’il était un homme propre à faire des assertions incohérentes, soit que la haine pour tous les êtres l’a conduit à proposer des doctrines absurdes par l’acceptation desquelles ils deviendraient complètement confus.
https://archive.org/details/BrahmaSutraBhashyaByAdiShankaracharyasanskrit.pdf/page/n109/mode/2upDonc cette différence est surprenante, dans le texte Shankarâchârya attribue bien à Bouddha les doctrines fausses. C’est peut-être simplement un oubli de Guénon. Cela ne change cependant pas la véracité de ce qu’il dit sur le fond, les écoles bouddhistes qui subsistaient en Inde à l’époque de Shankara étaient bien dégénérées et en déclin. Et c’est peut-être ce qui explique que Shankara ait condamné le Bouddhisme dans son ensemble, cela permettait de rejeter les diverses erreurs sous cette étiquette de Bouddhisme, et de sauver ce qui en restait de valable au sein de l’adaptation de l’Hindouisme qu’il a opérée. C’est peut-être aussi pourquoi Shankara a pu être accusé d’être un crypto-Bouddhiste. Alors qu’il était plutôt au-delà des formes.
Ce que j’ai voulu dire pour le Tantrisme, c’est qu’il est en quelque sorte diffus dans toute la doctrine hindoue, du moins sous sa forme présente (je veux dire depuis le début du Kali-Yuga), et qu’il est réellement impossible de lui assigner des limites nettement définies. Pour ce qui est de Shankarâchârya, il existe de lui des hymnes qui sont nettement tantriques, même dans un sens plus ordinaire et plus restreint, puisqu’ils sont adressés à la « Shakti ».
René Guénon à Vasile Lovinescu, 30 décembre 1936.
Je suis assez de votre avis en ce qui concerne Râmânuja ; mais, pour ce qui est de Shankarâchârya, il y a chez lui bien autre chose encore que ce que vous y voyez, et, à vrai dire, il dépasse tous les cadres où on voudrait prétendre l’enfermer.
René Guénon à Julius Evola, 21 octobre 1933.Il est important de comprendre ce que l’on entend par Bouddhisme : pour Guénon ce mot désignait une déviation originelle, déviation qui correspond bien à certains courants bouddhistes, particulièrement mis en avant par les Occidentaux modernes qui affectionnent les déviations. Suite aux informations apportées par Coomaraswamy, il l’a plus tard considéré comme une forme orthodoxe dès ses origines. Mais on exagère l’ampleur de cette rectification : d’une part, le Bouddhisme originel a disparu depuis longtemps, et d’autre part, initialement, Guénon distinguait déjà de façon assez précise et exacte les différentes formes du Bouddhisme qui existent actuellement. Il ne nommait juste pas les formes orthodoxes comme étant du « Bouddhisme », mais il les avait correctement distinguées en tant que telles.
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