Sommaire
Introduction
1) Un récit mensonger
1-a) Les événements racontés par Marco Pallis
1-b) Mentions de Pallis par Guénon
1-c) Cheminement public de Coomaraswamy, relayé au fur et à mesure par Guénon
1-c-i) Symboles du Bouddhisme
1-c-ii) Correction des travaux de Mrs. Rhys Davids
2) L’hostilité d’un groupuscule sectaire
2-a) Préciosité
2-b) L’influence de Schuon
2-c) Des demandes de modifications qui virent au harcèlement
2-d) Une nette hostilité envers Guénon
2-e) Une hostilité aussi dirigée contre Coomaraswamy
3) Des nuances nécessaires
3-a) Indifférence à la vérité
3-b) De quoi parle-t-on exactement ?
3-c) Nécessité de faire des distinctions
3-c-i) Le Vajrayâna
3-c-ii) Le Mahâyâna
3-c-iii) Le Hînayâna
3-d) Sujet réel de la rectification : le Bouddhisme originel
3-e) La position de Shankarâchârya
4) Dans les textes bouddhistes
4-a) À propos des deux chapitres supprimés de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta
4-b) Les Mâdhyamikas et sarva-shûnya
4-c) Les 5 éléments, le vide et l’atomisme
4-c-i) Âkâsha et l’espace
4-c-ii) Dans le canon pali
4-c-iii) Le Mahâyâna
4-c-iv) Le Hînayâna
Conclusion
Partie précédente :
https://oeuvre-de-rene-guenon.blogspot.com/2020/12/la-question-du-bouddhisme-3.html
4) Dans les textes bouddhistes
4) a) À propos des deux chapitres supprimés de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta
Guénon a demandé que les deux chapitres offensants soient supprimés, promettant aussi de les remplacer par d’autres composés sur des lignes différentes.
Marco Pallis,
A Fateful Meeting of Minds: A. K. Coomaraswamy and R. Guénon (dans
Studies in Comparative Religion, Vol. 12, No. 3 & 4. Summer-Autumn 1978).
http://www.worldwisdom.com/public/library/A_Fateful_Meeting_of_Minds-by_Marco_Pallis.aspx
D’après ce que raconte Pallis, les deux chapitres de
L’Homme et son devenir selon le Vêdânta ne devaient donc pas être définitivement supprimés, mais corrigés. Il est sûr que tout ce qu’il y a dans ces chapitres n’est pas à jeter, par exemple c’est le seul endroit dans l’œuvre où sont listées les 5 conditions de l’existence corporelle.
On peut se demander quelle est la part de ce qui y demeure exact. Examinons quelques éléments.
- Le lien entre les fondations respectives du Bouddhisme et du Jaïnisme était mentionné dans la première version de l’Introduction générale, ce passage en a ensuite été retiré.
- Pour les 5 skandhas, cela semble bien s’appliquer à tous les Bouddhistes.
De nombreuses choses attribuées à tous les Bouddhistes dans ces chapitres sont encore bien attribuables à « certaines écoles bouddhistes », notamment la négation de l’
âtmâ en tant que Soi, et tout ce qui en découle :
- la croyance que l’être est uniquement individuel,
- le fait d’assimiler jîvâtmâ à chitta,
- de soutenir la dissolubilité de toutes choses (pûrna-vainâshika ou sarva-vainâshika),
- de désigner avidyâ comme cause de l’existence individuelle (en l’absence de principe transcendant),
- de croire les êtres créés par deux principes, l’essence et la substance, mais non par un principe unique,
- et même de concevoir faussement la causalité comme temporelle.
Dans la suite nous allons considérer ce que contient ce passage :
((1))
les Bouddhistes n’admettent que quatre éléments (1), ne reconnaissant pas l’Éther (Âkâsha) comme un cinquième élément (ou plutôt comme le premier de tous), ni même comme une substance quelconque (2), car cet Éther, pour eux, serait « non-substantiel », comme appartenant à la catégorie informelle (nirûpa), qui ne peut être caractérisée que par des attributions purement négatives ; cela n’est pas soutenable non plus, puisque l’Éther, pour correspondre à un état primordial dans son ordre, n’en est pas moins le point de départ de la formation du monde corporel, et que celui-ci appartient tout entier au domaine de la manifestation formelle, dont il n’est même qu’une portion très restreinte et très déterminée. Quoi qu’il en soit, cette négation de la « substantialité » de l’Éther est le fondement de la théorie du « vide universel » (sarva-shûnya), qui a été développée surtout par l’école Mâdhyamika ; du reste, la conception du vide est toujours solidaire de l’atomisme, parce qu’elle lui est nécessaire pour rendre compte de la possibilité du mouvement (3).
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1 – Il est au moins curieux de noter qu’un bon nombre de philosophes grecs n’ont considéré aussi que quatre éléments, et qui sont précisément les mêmes que ceux des Bouddhistes.
2 – Nous prenons ici ce mot de « substance » dans le sens relatif qu’il a le plus ordinairement ; c’est alors l’équivalent du sanskrit dravya.
3 – Entendue dans son vrai sens, la conception du vide correspond à une possibilité de non-manifestation ; l’erreur consiste ici à la transporter dans l’ordre de la manifestation, où elle ne représente qu’une impossibilité.
L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, chapitre supprimé sur le Bouddhisme.
Intéressons-nous d’abord à ce qui concerne les
Mâdhyamikas.
4) b) Les Mâdhyamikas et sarva-shûnya
Les Védantins distinguent les Bouddhistes en
Mâdhyamikas (
shûnyavâdin),
Yogâchâras (
vijñânavâdin),
Vaibhâshikas (
sarvâstivâdin), et
Sautrântikas (
vijñânavâdin). Les deux premiers sont du
Mahâyâna, les deux derniers du
Hînayâna. Les
sarvâstivâdin étant réalistes, admettant la réalité des idées et du monde extérieur ; les
vijñânavâdin étant idéalistes, n’admettant que la réalité des idées ; les
shûnyavâdin étant nihilistes, considérant que rien n’est réel.
https://www.swami-krishnananda.org/bs_0/Brahma.Sutra.2.2.html
Les informations de cet extrait :
la théorie du « vide universel » (sarva-shûnya), qui a été développée surtout par l’école Mâdhyamika
correspondent au point de vue de l’école de Shankarâchârya, qui considère que pour les
Mâdhyamikas rien n’est réel (tout est vide/néant =
sarva shûnya), et qui les désigne comme nihilistes.
Or ceux-ci ont une doctrine des « deux vérités » (
satyadvaya), admettant non seulement une vérité relative (associée au domaine de l’impermanence), mais aussi une vérité absolue. Et cela va contre la croyance que rien ne serait réel, ou même que seules les idées seraient réelles.
Donc cela ne correspond pas aux écrits des
Mâdhyamikas. Il reste vrai que les
Mâdhyamikas ont développé la
shûnya vâda. Guénon dira plus tard à ce sujet :
Je pense tout à fait comme vous pour le « Shûnya » et, d’une façon plus générale, la doctrine mahâyâniste est réellement traditionnelle sur beaucoup de points où elle apparaît en somme comme beaucoup plus shivaïte que bouddhique au sens ordinaire de ce mot.
René Guénon au docteur Duby, 26 septembre 1936.
De manière générale, il est possible qu’il y ait des malentendus à propos des théories bouddhistes, de la part de membres d’autres traditions, ou même de certains Bouddhistes. Certaines de celles de Nagarjuna par exemple (le fondateur des
Mâdhyamikas), violent la logique, elles peuvent être prises pour des doctrines fausses, alors qu’elles sont probablement plutôt des méthodes pour aller au-delà du mental (dans le Bouddhisme, l’accent est plus mis sur la méthode que sur la doctrine).
D’autre part, il est tout à fait possible que les Bouddhistes contemporains de Shankarâchârya aient réellement eu les croyances qu’il leur prêtait et ne soient pas eux-mêmes cohérents avec les écrits de leurs écoles respectives.
Enfin, ce jugement sur les
Mâdhyamikas peut aussi avoir été motivé par ce que nous suggérions à la partie 3-e.
4) c) Les 5 éléments, le vide et l’atomisme
Revenons à l’extrait ((1)) plus haut. Si l’on met de côté l’assertion sur les
Mâdhyamikas, est-ce que ce qui y est évoqué, concernant notamment les 4 éléments, le vide, l’atomisme, est encore vrai en se restreignant à certaines écoles ?
Cela revient pratiquement à considérer le passage suivant, de la dernière édition de l’
Introduction générale :
((2)) :
Pour en revenir à l’Inde, l’atomisme ne se présenta tout d’abord que comme une théorie cosmologique spéciale, dont la portée, comme telle, était assez limitée ; mais, pour ceux qui admettaient cette théorie, l’hétérodoxie sur ce point particulier devait logiquement entraîner l’hétérodoxie sur beaucoup d’autres points, car tout se tient étroitement dans la doctrine traditionnelle. Ainsi, la conception des atomes comme éléments constitutifs des choses a pour corollaire celle du vide dans lequel ces atomes doivent se mouvoir ; de là devait sortir tôt ou tard une théorie du « vide universel », entendu non point dans un sens métaphysique se rapportant au « non-manifesté », mais au contraire dans un sens physique ou cosmologique, et c’est ce qui eut lieu en effet avec certaines écoles bouddhiques qui, identifiant ce vide avec l’âkâsha ou éther, furent naturellement amenées par là à nier l’existence de celui-ci comme élément corporel, et à n’admettre plus que quatre éléments au lieu de cinq.
Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, dernière édition (1952), 3
e partie, ch. III.
4) c) i) Âkâsha et l’espace
Un point de terminologie concernant
âkâsha.
Coomaraswamy a écrit en 1934
Kha and other words denoting « zero » (
Bulletin of the School of Oriental Studies, University of London, Vol. 7, No. 3 (1934), pp. 487-497) :
https://archive.org/details/in.ernet.dli.2015.70631/page/n511/mode/2up
On retrouve ce sujet dans les correspondances entre Coomaraswamy et Guénon :
Pour ce que vous dites concernant « kha » et « shûnya », je suis entièrement d’accord avec vous ; je me demande seulement s’il est possible de considérer l’espace en lui-même comme une « substance », car il ne représente en somme qu’un « contenant » (ce que montre d’ailleurs l’homogénéité même ou l’« indiscernabilité » de toutes ses parties) ; je pense qu’au fond, comme le temps, il est plutôt une condition d’existence. Naturellement, toutes ces questions seront à reprendre plus complètement si j’arrive à faire le travail que je projette depuis longtemps déjà sur les conditions de l’existence corporelle.
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 6 novembre 1935.
Ce que dit Guénon sur l’espace est sans doute lié à cela :
En l’absence du texte, nous ne pouvons naturellement vérifier l’exactitude de la traduction dans le détail ; nous pouvons tout au moins relever une erreur en ce qui concerne âkâsha qui est en réalité l’« éther », et non point l’« espace » (en sanscrit dish)
Voile d’Isis, mai 1935, comptes rendus de livres, Hari Prasad Shastri. –
The Avadhut Gita : translation and introduction.
Peut-être que éther peut être légitimement traduit par « espace », non comme condition d’existence mais pour désigner un lieu. Coomaraswamy cite d’ailleurs en note :
https://archive.org/details/in.ernet.dli.2015.70631/page/n517/mode/2up
« Transzendenter Raum der Ewigkeit ist der Akasa »
«
Âkâsha est un espace transcendant d’éternité. » (
raum veut dire espace à occuper, comme
room en anglais)
4) c) ii) Dans le canon pali
Coomaraswamy considère que le canon pali est orthodoxe, concernant les éléments :
Une autre illustration remarquable de l’« orthodoxie » bouddhiste se trouve en rapport avec la doctrine des « éléments » ou « substances ». On considère généralement que les Hindous reconnaissent cinq éléments, les Bouddhistes seulement quatre. Nous trouvons par exemple, que le corps est catummahâbhûtika, littéralement « constitué de quatre grands éléments » (S. II. 94). Mais dans un texte plus complet, S. II. 206-207, les quatre grands éléments, désignés comme tels, sont la terre, l’eau, le feu, l’air, listés dans le bon ordre, et on dit que chacun d’eux est réduit à son principe homonyme à la mort. Dans la même lancée le texte continue en disant que les « pouvoirs-des-sens » (indriyâni) ont tous recours à l’éther (âkâsha). C’est donc une question de terminologie ; l’éther est essentiel à l’être d’un homme, mais en tant qu’entité d’un ordre plus élevé que celui des quatre, on ne parle pas d’un cinquième « élément » bien qu’il se trouve à la cinquième place. Cet « éther », en effet, n’est pas un « espace », mais un « vide », et pour cette raison, dans les Upanishads, âkâsha est souvent représenté par kha ; c’est une première détermination de l’âtman, procédant à la manifestation en tant que prâna (« souffle »). Les indriyâni sont parfois décrites dans les Upanishads comme des souffles (prânâh), qui sont pour ainsi dire les antennes de l’esprit étendues depuis notre intérieur jusqu’aux objets de cognition, et qui sont donc bien sûr réduites (ramenées) à leur principe à la mort. La doctrine bouddhiste est donc si orthodoxe que, à part la restriction du nom d’élément aux quatre facteurs les plus manifestement physiques de notre constitution, le texte pourrait avoir été emprunté directement d’une Upanishad. Il se pourrait que ce soit juste de la même manière que la plupart des Grecs n’ont reconnu que quatre éléments, ne reconnaissant pas toujours aithêr comme cinquième.
New Indian Antiquary, décembre 1939,
The Reinterpretation of Buddhism, p. 579, note 1 :
https://archive.org/details/newindianantiquaryvol219391940_708_E/page/n605/mode/2up
Quant à la question du nombre des éléments, votre interprétation la ramènerait en somme, comme vous le dites, à une affaire de terminologie ; seulement, je me demande si elle serait valable pour toutes les écoles, car certaines d’entre elles semblent bien faire âkâsha = shûnya.
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 11 novembre 1938.
Je vous remercie aussi de vos explications au sujet d’« âkâsha » chez les Bouddhistes ; l’équivalence « âkâsha » = « chaos » est en effet correcte, puisqu’il est l’élément premier indifférencié ; ce « chaos », bien entendu, n’est d’ailleurs pas le « vide » au sens métaphysique ; on peut seulement le dire « vide » en un certain sens relatif comme l’expression hébraïque תהוּ ובהוּ de la Genèse est rendue dans la Vulgate par « inanis et vacua ».
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 17 décembre 1938.
Que peut-on lire dans le canon pali ?
On peut le consulter à divers endroits, par exemple ici :
https://suttacentral.net
Nombre d’éléments
Dans le
Majjhima Nikāya, 28, on lit que les quatre
mahābhūtas ou grands éléments sont la terre, l’eau, le feu et l’air (
pathavīdhātu,
āpodhātu,
tejodhātu,
vāyodhātu).
Cependant, on trouve aussi dans ce texte des passages où
ākāsa est le 5
e élément, pas en tant que
mahābhūta, mais en tant que
dhātu, que ce soit dans une liste de 5 éléments (
MN, 62) ou de 6 éléments, avec dans ce cas
viññāṇa (
vijñāna, connaissance distinctive) comme 6
e élément (MN,
112,
140).
Substantialité de l’éther
Dans le
Saṃyutta Nikāya, 12.2,
rūpa (ici
rūpa substance, en opposition à
nāma essence) est décrite comme constituée des 4 grands éléments (
mahābhūta) et des formes qui en sont dérivées (
upādā).
Dans le
Dhammasaṅgaṇī, 2.2.3,
ākāsadhātu est listé parmi les formes dérivées des quatre grands éléments.
Ākāsa est aussi mentionné pour décrire une réalité supérieure,
Ākāsānañcāyatana (sphère de l’éther illimité), qui est mise en œuvre dans la méthode de contemplation sur le vide (
suññatāvihārena) décrite ici (
Majjhima Nikāya, 121). C’est le premier des degrés de contemplation hors de la forme (
arūpa jhāna) (
Dhammasaṅgaṇī, 2.1.3).
Autres caractéristiques
Dans différents passages, par exemple
Dhammasaṅgaṇī, 2.2.3, l’élément éther est décrit comme
ākāsa,
agha et
vivara.
Ākāsa et
agha peuvent tous les deux avoir le sens de ciel, d’atmosphère, d’autre part ils peuvent aussi respectivement signifier lumière et obscurité.
Vivara signifie ouverture, interstice. L’éther est dit ne pas être en contact avec les quatre grands éléments (
asamphuṭṭhaṃ catūhi mahābhūtehi).
Dans le MN, 62 et 140, l’élément éther est décrit comme étant à la fois interne et externe. On en trouve une description similaire, un peu plus complète, dans le
Vibhaṅga, 3.
L’élément éther interne est décrit comme constituant les cavités à l’intérieur du corps, comme les canaux des oreilles, les narines, la bouche, le lieu par où la nourriture est avalée, où elle est conservée et par où elle est excrétée des régions basses.
Il est décrit comme n’étant pas en contact avec la chair ni le sang, mais c’est juste un cas particulier de ce qui en est dit pour les quatre grands éléments. En effet le corps (
kāya) est dit être constitué des quatre grands éléments (
cātumahābhūtika) (cf.
Saṃyutta Nikāya, 12.61, ou encore
Majjhima Nikāya, 23).
Pour résumer
Il y a bien 4 éléments principaux (les
mahābhūtas) dès les débuts du Bouddhisme, mais parfois également 5 ou même 6 (les
dhātus).
Tout ce qui est substantiel correspond aux quatre
mahābhūtas ou à ce qui en dérive. L’élément éther (
ākāsadhātu) est décrit comme une substance secondaire, qui en est dérivée. L’éther (
ākāsa) correspond également à une réalité au-delà de la forme (
ākāsānañcāyatana). Dans les deux cas il n’est pas la substance du monde corporel.
En tant que
dhātu, il n’est pas présent partout dans le domaine corporel, mais il n’est que dans les espaces libres, non occupés par les corps que constituent les quatre
mahābhūtas, et il n’est même pas en contact avec ces derniers.
Il n’y a pas explicitement de trace d’atomisme dans le canon pali, mais celui-ci ne semble pas pour autant totalement orthodoxe. Notamment il ne considère pas l’éther comme substance du monde corporel, ni comme étant répandu de façon homogène dans tout l’espace. Il semble déjà contenir en germe certaines déviances ultérieures.
4) c) iii) Le Mahâyâna
Une partie au moins des écoles du
Mahâyâna admet bien l’éther comme 5
e mahābhūta (corrigeant ainsi ce qui est dit dans le canon pali) :
Dans le
Dharma-Samgraha, ch. 39 (texte attribué à Nagarjuna) :
https://www.ancient-buddhist-texts.net/Texts-and-Translations/Dharma-Sangraha/Dharmas-021-040.htm
https://archive.org/details/in.ernet.dli.2015.405151/page/n19/mode/2up
Pañca mahā-bhūtāni, prithvy-āpas-tejo vāyur-ākāśa-ceti.
Il y a cinq grands éléments, terre, eau, feu, air et éther.
Le
Mahâyâna n’admet pas l’atomisme :
4) c) iv) Le Hînayâna
On peut trouver l’exposition de théories bouddhistes atomistes dans des textes plus tardifs que le canon pali, par exemple dans l’
Abhidharmakosha-bhâshya de Vasubandhu, décrivant des théories
vaibhâshikas et
sautrântikas. Ici une traduction française :
https://archive.org/details/labhidharmakosat01vasuuoft
Le texte est atomiste, il y a à ce sujet des discussions plutôt embrouillées :
https://archive.org/details/labhidharmakosat01vasuuoft/page/88/mode/2up
Ensuite, Vasubandhu rejettera d’ailleurs lui-même l’atomisme (comme dit plus haut).
Il resterait à savoir au juste ce qu’il en est de la conception de « shûnyatâ » dans les différentes écoles bouddhiques
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 17 décembre 1938.
Merci de vos explications au sujet de « shûnyavâda » ; il est bien certain que, avec cette interprétation, il n’y a rien là d’hétérodoxe ; mais est-ce celle de toutes les écoles ? N’y a-t-il pas aussi, dans certains cas, une autre application toute différente, et d’ordre « cosmologique », dans laquelle l’idée de « shûnya » apparaît comme liée à la conception atomiste ?
René Guénon à Ananda K. Coomaraswamy, 26 février 1939.
Dans le
Vishuddhimagga (V
e siècle) par Buddhaghosa, un traité sur l’
Abhidhamma (en dehors du canon pali mais considéré comme important dans le
Theravada), on trouve une description d’
ākāsadhātu :
http://www.palikanon.com/pali/anna/visuddhi/vis14.htm
http://www.dhammatalks.net/Books12/Bhadantacariya_Buddhaghosa-Path_of_Purification.pdf
(p. 450, p. 508 du pdf)
442. Rūpaparicchedalakkhaṇā ākāsadhātu, rūpapariyantappakāsanarasā, rūpamariyādāpaccupaṭṭhānā, asamphuṭṭhabhāvacchiddavivarabhāvapaccupaṭṭhānā vā, paricchinnarūpapadaṭṭhānā. Yāya paricchinnesu rūpesu idamito uddhamadho tiriyanti ca hoti.
63.16. L’élément espace a la caractéristique de délimiter la matière. Sa fonction est d’exposer les limites de la matière. Il est manifesté en tant que confins de la matière ; ou il est manifesté comme ce qui n’est pas touché, en tant qu’état des creux et ouvertures (cf. Dhs §638). Sa cause première est la matière délimitée. Et c’est à cause de cela que l’on peut dire des choses matérielles délimitées que « ceci est au dessus, en dessous, autour, de cela. »
Cette description est cohérente avec ce que nous avons vu précédemment dans le canon pali. Plus de précisions sont données dans le commentaire de
Narada Maha Thera sur l’
Abhidhammattha-sangaha :
http://www.tipitaka.de/roman/tika/abhidhammapitaka%20(tika)/abhidhammatthasangaho/6.%20rupaparicchedo.html
http://www.palikanon.com/english/sangaha/chapter_6.htm
(8) ākāsadhātu paricchedarūpam nāma.
(8) Qualité matérielle limitante, c’est-à-dire l’élément espace (28).
---
28. ākāsadhātu – Les Commentateurs de Ceylan dérivent ākāsa de ā + √ kas, labourer. Puisqu’on n’y laboure pas comme sur terre, l’espace est appelé ākāsa. Selon le Sanskrit, ākāsa est dérivé de ā + √ kās, voir, reconnaître. D’après l’opinion de Ledi Sayadaw, il est dérivé de ā + √ kās, briller, apparaître. ākāsa est l’espace qui en lui-même est le néant. En tant que tel il est éternel. ākāsa est un dhātu dans le sens d’une non-entité (nijjīva), pas comme un élément existant comme les quatre Essentiels. Par ākāsa, en tant qu’un des 28 rūpas, on n’entend pas tant l’espace extérieur que l’espace intra-atomique qui « délimite » ou sépare les groupes matériels (rūpakalāpas). Par conséquent, dans l’Abhidhamma il est considéré comme un ‘pariccheda-rūpa’. Bien que ākāsa ne soit pas une réalité objective, comme il est invariablement associé avec toutes les unités matérielles qui surviennent de quatre manières, l’Abhidhamma enseigne que lui aussi est produit par les même quatre causes, de même que Kamma, le mental, les changements saisonniers et la nourriture. Simultanément avec l’apparition et la mort des rūpas conditionnés, ākāsa rūpa apparaît et meurt également.
Ce que décrit Guénon existe donc bien, il y a bien des écoles bouddhistes pour lesquelles la théorie atomiste est associée à un vide cosmologique, qu’ils identifient avec l’élément
ākāsa. On peut trouver l’expression « théorie du “vide universel” » perfectible (peut-être que « théorie du vide » suffirait). Mais c’est juste une question de terminologie, pour ce qui est du fond, ce que dit Guénon dans ((2)) à ce sujet est bien correct.
Conclusion
La question de l’orthodoxie du Bouddhisme est complexe en soi. Elle mérite d’être traitée de façon désintéressée. Ce n’est pas ce qu’ont fait les ennemis de Guénon, qui se sont emparés de ce sujet de façon légère, comme prétexte pour tenter d’affaiblir son œuvre. Pallis n’avait aucune connaissance réelle du Bouddhisme, et se fichait bien de ce que peut être celui-ci : pour les schuoniens les formes traditionnelles sont juste des décorations. Ce qui lui importait était de faire « gagner » Schuon et sa secte contre Guénon. Alors que ce qui importait à Guénon était la vérité.
En réalité, Guénon avait depuis le début une vision du Bouddhisme assez exacte, dans ses formes actuelles. Ce qu’il y avait d’inexact dans ses informations provenait vraisemblablement de Shankarâchârya et de son école. Cette inexactitude portait sur un point d’histoire, certes important (notamment sur la nature de Bouddha), mais qui ne changeait rien concernant l’état des formes actuelles et les conceptions mentales des Bouddhistes d’aujourd’hui.
Il a vraiment été conciliant et consciencieux de prendre tant de soin à rectifier son œuvre, pour une correction qui n’était pas si importante que cela. D’autant que le Bouddhisme originel n’était même peut-être pas totalement orthodoxe, notamment sur la nature de l’éther et tout ce que cela entraîne. Cette orthodoxie du Bouddhisme originel reste de toute manière un sujet ouvert, les textes disponibles permettent de s’en faire une idée, mais ils ne permettront jamais d’établir avec certitude ce qui s’est réellement passé et dit à cette époque.
Les chapitres supprimés de
L’Homme et son devenir selon le Vêdânta ne sont pas pour autant entièrement à jeter, ils contiennent des éléments qui sont toujours valables, d’autres qui le sont encore en les restreignant à certaines écoles bouddhistes. À cet égard, nous avons tenté de donner quelques éclaircissements, sans prétendre épuiser le sujet.
Parmi les différentes choses abordées dans cet article, que ce soit les erreurs que Guénon a rectifiées sur le Bouddhisme, ou d’autres points sur lesquels il s’est peut-être aussi trompé, si c’est le cas cela peut porter sur ce qu’on pourrait appeler l’histoire des idées, mais jamais sur les idées elles-mêmes.